Excellence, Monsieur de la République, votre prédécesseur disait de nous que « nous avions de la peine à nous souvenir de notre dîner de la veille et ne
croyions qu’à l’argent et aux honneurs ». En langue nationale walaf, ce mépris
s’exprime ainsi : « Senegale, boo ko laajee lu mu reere biig du la ko wax, te
gëmul lu dul nguur ak xaalis. » Nous ne sommes quand même pas aussi
amnésiques que le pense votre prédécesseur, votre clone Me Abdoulaye
Wade. Il nous arrive quand même de nous souvenir de quelques événements
et nous nous rappelons en particulier que, présidant une université d’hivernage
organisée à Mbodiène par les jeunes de votre parti, vous mettiez tout le monde
en garde. Vous veniez alors de réactiver la Cour de Répression de
l’Enrichissement illicite (CRÉI) et de mettre en place l’Office national de lutte
contre la Fraude et la Corruption (OFNAC). Ces deux décisions avaient soulevé,
à l’époque, beaucoup d’espoir de la part de nos compatriotes, dont une bonne
partie ne vous connaissait pas encore bien. Vous lanciez ainsi, avec une
apparente conviction : « La CREI, c’est pour les autres ; mais l’OFNAC, c’est
pour nous. » Poursuivant votre comédie, vous déclariez, avec la même fermeté
feinte, ce qui suit : « Je ne protègerai personne. Je dis bien personne. »
La CRÉI et l’OFNAC, comme avant eux la Loi portant Code de transparence et
plus tard celle soumettant tous les assujettis à la déclaration de patrimoine,
s’inscrivaient dans le cadre de cette politique « transparente, sobre et
vertueuse » que vous vous engagiez fermement à mettre en œuvre, une fois
élu. Vous le fûtes confortablement, avec 65 % des suffrages exprimés, le 25
mars 2012. Dans un peu moins de deux mois, vous serez resté cinq ans à la tête
du pays. Vous vous êtes lancé, depuis lors, dans la réalisation de grands
travaux, comme ceux que vous avez concentrés dans la seule zone de
Diamniadio. Parmi ces grands travaux, l’autoroute « Ila Touba » et le fameux
Train Express régional (TER) qui coûtent, à eux seuls, près de mille milliards de
francs CFA. Bien plus si on en croit certains observateurs avertis. On n’oubliera
pas la restauration – c’est désormais le terme consacré – du Building
administratif dont le coût déclaré de dix neuf (19) milliards serait de loin
inférieur au coût réel. Bien plus de mille milliards investis dans des
infrastructures plus de prestige que de développement ! Avec autant demilliards, renforcés des soixante (60) qui ont servi à construire le Centre
international de conférences Abdou Diouf et des dizaines, voire des centaines
d’autres que l’on pourrait sauver des gaspillages impunis de votre
gouvernance, la Casamance serait totalement désenclavée (par train ou par
une bonne route contournant la Gambie) et les chemins de fer Dakar-Thiès,
Thiès-Saint- Louis et Thiès-Kaolack réhabilités. Sans oublier l’embranchement
Kaolack-Guinguinéo et – pourquoi pas – Louga-Linguère dont les rails ont été
enlevés et vendus.
Donc, des infrastructures, vous en réalisez, Monsieur le président de la
République. Mais le tout n’est pas d’en construire. Il faut aussi tenir compte de
leur pertinence et de leur coût. De ce double point de vue, vos infrastructures
soulèvent beaucoup de questions.
Il y a aussi que, Monsieur le Président, une gouvernance ne se réduit pas
seulement à des réalisations d’infrastructures. Elle comporte aussi des aspects
moraux importants. De ce point de vue, la vôtre est loin d’être un modèle. Elle
porte surtout la marque indélébile du non respect de vos engagements que
vous avez, pour l’essentiel, jetés par-dessus bord. Point n’est besoin d’insister
sur votre promesse d’un gouvernement de vingt-cinq ministres. Vous en êtes
aujourd’hui à une quarantaine, sans compter le nombre indéterminé de
ministres conseillers ou de ministres conseillers spéciaux, de conseillers et de
conseillers spéciaux, d’ambassadeurs dits itinérants et qui ne sortent pas du
Sénégal, etc. Excellence, Monsieur le Président de la République, avec vos
nominations faciles (et calculées), les plus hautes fonctions ont perdu de leur
lustre d’antan. En particulier, celle de secrétaire général de ministère pourrait
être plus affectée encore, avec le Projet de décret adopté par le Conseil des
Ministres du 8 février 2017, instituant un secrétariat général dans les
ministères. Dans ses commentaires, la presse comprend, par l’adoption de ce
Projet de décret, la nomination de secrétaires généraux au niveau de tous les
ministères. Si c’est vraiment le cas, vous ne vous êtes sûrement pas concerté,
avant la prise de cette décision, avec vos alliés Moustapha Niasse et Ousmane
Tanor Dieng.
Monsieur le Président, vous avez aussi gravement renié votre engagement
solennellement pris, aussi bien au Sénégal qu’ailleurs, à réduire votre mandat
de sept à cinq ans, si vous étiez élu. Cet engagement a été pour beaucoup dans le choix de nombreux compatriotes de vous accorder leurs suffrages le 25 mars
2012. Vous avez alors attendu plus de quatre ans après, pour nous assommer
par votre terrible wax waxeet, sous le prétexte du respect d’un avis-décision
du Conseil constitutionnel, que vous auriez dû demander trois mois au plus
après votre installation officielle. On se rappelle alors votre gêne de nous
regarder les yeux dans les yeux pour nous annoncer votre reniement. Ce jour-là
restera à jamais gravé dans nos mémoires.
Votre homologue français s’était engagé à ne pas briguer un second mandat,
s’il n’arrivait pas à inverser la courbe du chômage dans son pays. Il n’y est pas
arrivé et en a tiré lourdement les conséquences. En renonçant à briguer un
second mandat, il était au plus bas des sondages. Les Français ne lui ont pas
pardonné d’avoir mené une politique différente de celle qui avait fait l’essentiel
de son fameux discours du Bourget. M. Hollande a entraîné dans sa chute son
ancien Premier Ministre Manuel Valls.
Heureusement pour vous, Monsieur le Président de la République, nous ne
sommes pas comme les Français. Nous n’avons ni leur niveau d’instruction, ni
leur niveau de conscience citoyenne. Ils ont aussi sur nous l’avantage
substantiel, que leur langue de travail coïncide avec leur langue maternelle. S’y
ajoutent des médias très professionnels dotés de moyens importants et une
justice bien plus indépendante que la nôtre. Le Parquet national financier de
Paris empêche aujourd’hui le candidat Fillon de dormir. Monsieur le Président
de la République, si nous étions dotés de tous ces atouts, vous seriez confronté
à de graves problèmes aujourd’hui. Vous auriez probablement perdu les
prochaines élections, législatives comme présidentielle. Peut-être, même, ne
tiendriez-vous pas le coup jusqu’en 2019.
Heureusement pour vous, Monsieur le Président de la République, nous
sommes ce que nous sommes. Si nous nous comportions comme de vrais
citoyens, vigilants, exigeants et conscients de leurs responsabilités, nous nous
dresserions contre la politique que vous menez depuis bientôt cinq ans et qui
n’a rien de transparent, rien de sobre, rien de vertueux. Le gré à gré se porte
comme un charme et tend à devenir la règle, avec sont lot de graves
surfacturations. Il en est de même des détournements de deniers publics. Les
rapports de la Cour des Comptes, de l’Inspection générale d’Etat (IGE) et de
l’Agence de Régulation des Marchés publics (ARMP) mettent toujours en
évidence de graves fautes de gestion qui restent impunies. La SAPCO, dont les
responsables sont épinglés par le dernier rapport de l’ARMP, est un cas flagrant
de mal gouvernance. Le quotidien ‘’Enquête’’ du 7 février 2017 a fouillé « en
profondeur » dans sa gestion. « Un gouffre à milliards », lit-on à sa ‘’Une’’. Ce
qui est remarquable surtout dans cette enquête, se trouve dans l’interview du
Directeur général qui s’enfonce en tentant de se justifier (page 5). A la question
de savoir pourquoi l’augmentation du salaire du Directeur général à 3 millions
et celui du Président du Conseil d’administration (PCA) à 2 millions alors que la
société est sous perfusion, il répond maladroitement : « Il n’y a pas eu
d’augmentation. Mon prédécesseur avait augmenté son salaire, il gagnait 5
millions. Moi, quand je suis arrivé, je l’ai ramené à 3 millions. Le salaire du
PCA, je l’ai remis à son niveau, c’est-à- dire 2 millions. » Aussi simple que ça :
ce sont les directeurs qui augmentent ou diminuent à leur guise les salaires. On
imagine les dérives qui caractérisent la gestion des sociétés nationales !
A une autre question portant sur les jetons de présences des administrateurs
portés de 25000 à 150000 en 2013, puis à 200000 francs par séance en 2015,
notre DG répond : « En 2013, je n’étais pas là ; donc l’augmentation de 25000
à 150000 francs, ce n’est pas moi. En 2015, quand je suis arrivé, j’ai trouvé les
jetons ainsi. Et j’ai continué à payer ce que j’ai trouvé. Je n’ai ni augmenté, ni
diminué et je sais que dans les autres conseils d’administration (CA), les gens
gagnent plus. Nous faisons partie de ceux qui paient le moins leur conseil. »
A une dernière question concernant des jetons de présences accordés à
quelqu’un qui n’était pas administrateur, notre DG essaie toujours de justifier :
« ça, c’est réglé. C’est quelqu’un qui participe activement au conseil, qui joue
pleinement son rôle. Je pense qu’il méritait ça en tant qu’acteur. Maintenant,
si les textes disent qu’il ne doit pas être payé, alors on applique les textes.
Depuis qu’on a soulevé la question en CA, on ne le paie plus. Après tout, on l’a
fait une ou deux fois, après tout est rentré dans l’ordre. »
C’est terrible tout cela ! Payer jusqu’à 200000 francs des jetons de présences à
des gens qui n’ont aucun mérite, aucune compétence et ne se prévalant que de
leur seule couleur marron-beige ! Et ils sont parmi les conseils d’administration
les moins bien payés, argumente notre DG ! Il a tristement raison : il y a
effectivement des conseils d’administration et des conseils de surveillance où
les jetons de présences vont jusqu’à 300000 francs/séance. On imagine
l’énorme gabegie dans ces structures et dans de nombreuses autres. On
imagine avec amertume les dizaines, voire les centaines de milliards ainsi
dilapidés, si on y ajoute d’autres formes de soustractions frauduleuses de
l’argent public que l’on constate partout ailleurs. Rien que pour les réponses
qu’il a données aux questions qui lui ont été posées, ce directeur général devait
être immédiatement relevé de ses fonctions. Il n’en sera rien
malheureusement, puisque de nombreux autres, épinglés pour des fautes au
moins aussi graves, sont encore en poste. C’est notamment le cas du DG du
Centre des Œuvres universitaires de Dakar (COUD) et de bien d’autres encore.
Indolents, indifférents à tout, nous le sommes sûrement. Comme pour marquer
leur accord avec le Président de la République, la justice, la classe politique, la
société civile, le citoyen lambda restent sourds face au pillage systématique de
nos maigres ressources. Le Président de la République du Sénégal est vraiment
à la fête. Il promet publiquement qu’il ne protège personne et fait tout le
contraire, en mettant systématiquement le coude sur les rapports les plus
compromettants de nos différentes structures de contrôles et en laissant en
poste des responsables de son parti gravement mis en cause. Il rend inoffensif
l’OFNAC et lâche la bride à la corruption, à la fraude, au blanchiment d’argent.
Plus de cent dossiers de la CENTIF dormiraient sur la table du Procureur de la
République. Après Karim Wade qui a été condamné puis gracié et Me Ousmane
Ngom qui s’en est tiré on ne sait comment, les vingt-trois autres de la liste très
tôt dressée par la CRÉI vaquent tranquillement à leurs occupations.
Excellence Monsieur le Président de la République, votre gouvernance
contredit formellement vos engagements. L’impunité est sa marque de
fabrique, contrairement à la promesse formelle que vous aviez faite à
Mbodiène de ne protéger personne. Aujourd’hui, les membres de votre clan
peuvent se permettre toutes les dérives : ils savent que vous ne vous
préoccupez que de vos balades politiciennes, de vos bains de foules lors des
« mobilisations exceptionnelles » et de la « massification » de votre parti, en
vue de votre réélection en 2019 et avant, de votre victoire lors des prochaines
élections législatives. Monsieur le Président, votre voie est toute tracée et
votre stratégie bien en place. Foncez ! Foncez ! Les risques d’embuches sont
faibles, pour le moment tout au moins.
Enfin, Excellence, Monsieur le Président de la République, on dit que les
peuples ont les dirigeants qu’ils méritent. Qu’en est-il du peuple sénégalais ? Le
soin est laissé à chacun et à chacune d’entre nous de répondre à cette
question.
Dakar, le 9 février 2017
Mody Niang