Dimanche 14 juin 2015, la lecture de mes journaux m’oblige à m’attarder sur un article titré : « Coton : où se trouvent les principaux producteurs africains ? »
La synthèse de l’article : « Après des années de déclin, la filière coton dans la plupart des pays producteurs du continent semble reprendre de la vigueur. Au Burkina Faso, au Mali, en Côte d’Ivoire ou encore au Bénin, la production de coton est en forte hausse. Dans ce dernier pays, elle est, par exemple, passée de 147.000 tonnes de coton graine en 20112012 à 393.000 tonnes en 2014-2015 ; tandis qu’en Côte d’Ivoire on a atteint 450.000 tonnes ».
Dans cette édition, la revue explique dans une enquête les recettes qui ont permis à ces pays de redresser la barre, de renouer avec (voire dépasser) les records du passé. Ceci, alors même que sur le marché mondial, le cours de la livre de la fibre, autour de 0,70 dollar, restait relativement bas comparé au pic des 2 dollars la livre qu’il avait atteint en 2011.
Dans le même article, une cartographie présente les principaux pays africains producteurs de coton. De cette illustration spatiale, grande fut ma surprise de voir que mon cher pays, avec une production actuelle qui oscille au tour de 20.000 tonnes de coton graine, est rayé de la carte. Et pourtant, il y avait seulement une dizaine d’années (campagne 2006 2007), avec sa production annuelle de plus de 51.000 tonnes de coton graine, le Sénégal commençait, d’une part, à « tutoyer » certains producteurs moyens du continent comme le Togo et, d’autre part, à s’ériger en « donneurs de leçons » au pays débutants comme la Gambie et les deux Guinées. Cela, nous pouvons l’appeler le paradoxe sénégalais.
De juin 2015 à nos jours, j’ai écouté et discuté avec plusieurs acteurs de la filière sénégalaise, particulièrement avec les producteurs de coton graine, puis j’ai lu plusieurs articles de presse pour comprendre ce paradoxe sénégalais. J’ai également écrit pour essayer d’immortaliser certains points de vue et des positions qui me semblent pertinentes pour la compréhension et la résolution du problème lié à ce paradoxe. Certains acteurs rencontrés m’ont donné la liberté de diffusion de leurs propos, d’autres ont souhaité garder l’anonymat. Dans le respect de tous, nous tentons de présenter quelques livrables sous forme d’article de presse.
I – La campagne agricole 2015-2016 ; le coton a encore fait mal
Début avril 2016, c’est l’heure des bilans agricoles. Chaque niveau a sa manière de procéder. Au niveau des producteurs, ce bilan se fait généralement « sous l’arbre à palabre ». On discute, on manifeste sa joie ou son mécontentement pour telle ou telle autre culture. Pour cette campagne, le coton est encore au banc des accusés. Cette culture nous a abandonnés, elle nous a appauvris. Les producteurs rencontrés n’ont dit aucun mot en faveur de cette culture.
A Bonconto, le 7 avril 2016, sous une forte canicule, la famille et le réseau d’amis de feu El Hadj Samba Baldé sont réunis pour célébrer le huitième anniversaire de son décès. Sur le mur d’une des cases qui abritait les invités étaient accrochées deux attestations en guise de reconnaissance : l’une signée par l’ancien directeur général de la Société cotonnière, Monsieur Amadou Bator Diop, et l’autre par le président Abdou Diouf. Ces attestations confirment que Samba a contribué au développement agricole et pastoral de son pays. A titre d’illustration : à la disparition de son père, Samba n’avait comme héritage que deux brebis. A l’intervalle d’une génération, Samba, en quittant ce monde, a laissé à ses héritiers, entres autres biens, plus de 200 têtes de vaches. Ce capital a été, en partie, obtenu grâce à la production et la commercialisation du coton. Avec les recettes du coton, Samba a dignement effectué le pèlerinage à la Mecque et a su assurer l’éducation de ses enfants.
Pour la cérémonie, le récital du saint Coran a débuté à 9 heures 30 mn et en deux heures de temps, la lecture était terminée. Ceux qui avaient récité le Coran avaient été chaleureusement remerciés par l’aîné de la famille. Certains se libèrent pour d’autres occupations. Les autres doivent attendre le repas, car de son vivant à nos jours, la famille de Samba a toujours su faire montre d’une certaine hospitalité. Dans cette attente, la commercialisation du coton s’invite à la cérémonie. Parmi les nombreux intervenants il y avait :
Maligué Kandé, le gestionnaire du Groupement des producteurs de coton (Gpc), qui dit : « Le coton m’a beaucoup donné dans ma vie. J’ai constitué un cheptel et assuré l’éducation de mes enfants. Le coton a même fortement contribué à renforcer mes capacités, car n’ayant pas eu la chance de faire l’école française, j’ai été alphabétisé en langue pulaar. Ce qui m’a ouvert les portes de la vie pour être, d’une part, gestionnaire de notre groupement et, d’autre part, auxiliaire en élevage. Je peux dire que les recettes de mes prestations comme auxiliaire complétées par les récoltes annuelles m’ont toujours permis de vivre honorablement et d’assurer l’éducation de mes enfants. Cependant, les mauvaises récoltes liées à la faible productivité du cotonnier ont presque tout repris. En trois campagnes, mes biens ont fondus comme de la glace en ce mois d’avril.
Un autre intervenant lors de cette rencontre : Mohamadou. Ce dernier a hérité de son père, Samba, les bonnes pratiques et la chance de réussir dans l’agriculture. Il sait quand et comment semer pour limiter les effets des changements climatiques et avoir les meilleures récoltes. Il disait que lorsqu’il a commencé à faire ses propres champs de coton, son fils, actuellement cadre à la Sonatel, n’était pas encore né. Il a, à plusieurs reprises, rempli, à lui seul, des caisses de camion. Le coton lui a permis de constituer et d’agrandir son troupeau de vaches et d’assurer l’éducation de ses enfants. Avec la vente de son coton, en 1984, il est parvenu à aller faire quelques jours à Dakar avant de se payer un billet d’avion et un visa pour se rendre en Italie où un séjour de trois semaines lui a suffi pour se rendre compte que son avenir n’était pas dans l’émigration mais dans l’exploitation de ses terres et de son cheptel. Cependant, poursuivait-il, depuis trois à cinq ans, le cotonnier ne produit que très peu. « L’espoir de retrouver le bon vieux temps ne m’a pas permis d’abandonner cette culture depuis lors et voilà, pour la première fois de ma carrière d’agriculteur, cette année, on ne m’a rien remboursé lors de la commercialisation du coton graine alors que j’avais les meilleures parcelles du village ». « Pour le reste de ma vie, conclut-il, en attendant que le cotonnier retrouve la productivité idéale, je vais orienter mes efforts vers le maïs et l’arachide, même si nos terres sont très peu propices à la production de cette dernière culture ».
Une autre rencontre à une trentaine de kilomètres de Bonconto, Barkatou, un village habité essentiellement par les Peuls Gabou, reconnus pour leur habilité dans toutes les activités de développement rural, particulièrement l’agriculture. A Barkatou donc, quand le coton donnait de bons rendements, l’équipe de commercialisation y séjournait pendant plusieurs semaines. Le village remplissait des dizaines de camions qui contribuaient à faire tourner les usines d’égrenage de Vélingara ou Tambacounda. Les recettes ont permis aux villageois, entre autres réalisations, de construire des « maisons en dur » et d’envoyer plusieurs jeunes en Europe. Aujourd’hui, le village entier peine à remplir un seul camion de coton. Quand on demande à la population pourquoi elle abandonne la culture du coton, la réponse est sans ambages. « C’est le coton qui nous a abandonnés et non le contraire, laissant avec nous du crédit de plus en plus insupportable ».
En début juin 2016, la faible productivité du cotonnier a été également relatée par le marabout « agronome » Cissé de Médina Mounawara dans le département de Bounkiling. Même s’il continue à louer les bienfaits de la culture du coton qui lui a permis d’avoir une exploitation modèle avec du matériel et des intrants de qualité jadis irréprochables, depuis une dizaine d’année, il a toutefois constaté les faibles productions de cette culture. Il illustre ce fait par des observations pratiques. Car, dira-il, « quand le coton donnait bien, je comptais entre 60 et 100 capsules par cotonnier dans mes parcelles, alors que ces dernières années, avant que je n’abandonne cette culture, je comptais à peine 5 à 8 capsules par pied ». Pour ces mauvais résultats, il accuse la semence et la mauvaise qualité des insecticides fournis par la Société cotonnière dont l’encadrement de proximité a pratiquement disparu.
Une autre rencontre a eu lieu le 11 juin 2016 à Kaoné, dans le Pathiana, l’un des bastions du coton sénégalais, jadis considéré comme la zone d’encrage de cette culture. Lors de l’enterrement de l’ancien député, ancien ministre, ce village avait accueilli une foule considérable. Dans l’attente de l’arrivée du corps qui a quitté Dakar, au tour du délégué des producteurs pour la Société cotonnière et délégué de la Sodefitex pour les producteurs, le débat sur la commercialisation du coton graine est à nouveau ressorti. Les participants au débat ont tous reconnu l’importance du coton dans la vie des populations. Cependant, ils ont également tous soutenu que le cotonnier de ces dernières années est à un niveau de productivité qu’ils n’ont jamais connu.
La dernière rencontre, cette fois ci s’est tenue avec des agents saisonniers à l’usine d’égrenage de Kolda, au mois de février 2017, quand je suis allé payer « l’or gris », c’est-à-dire la graine de coton, qui constitue un aliment de bétail difficilement remplaçable. Cinq jeunes, le cœur meurtri, m’accueillent en ces termes. Cette année, la campagne d’égrenage ne durera pas plus de deux mois alors qu’il y a quelques années, elle durait facilement six mois. Après ces deux mois, nous allons retrouver le chômage et seul le bon Dieu sait ce qui attend nos familles qui comptent sur nous pour vivre.
II – Leçons tirees de ces rencontres
1) Que ce soit le marabout, le producteur, l’agronome ou le saisonnier de l’usine, ils sont tous d’accord sur l’importance de la filière coton dans la vie socioéconomique des populations de la zone. Tous s’accordent également sur la faible productivité du cotonnier ces dernières années au Sénégal. Qu’est-ce qui peut être à l’origine de cette faible productivité ? Seule les responsables de la Société cotonnière en charge d’appuyer la filière pourront répondre à cette question sans, bien sûr, incriminer, d’une part, les changements climatiques qui sont aussi vécus par les autres pays africains et, d’autre part, la filière arachide qui était encore là lorsque le coton sénégalais se comportait très bien.
2) Le coton est une filière de savane pour les pays africains. Elle permet de créer ou d’améliorer les revenus des populations éloignées des côtes tout en les fixant dans leurs terroirs avec des activités légales et valorisantes leur permettant d’exister économiquement, évitant ainsi des solutions alternatives suicidaires comme les phénomènes de motos « Jakarta », les départs vers les villes ou l’émigration.
3) Dans des régions comme Kolda et Tambacounda, il y a toujours eu des promesses d’industrialisation pour la création d’emplois et de richesses. Cependant, de l’indépendance du pays à nos jours, les seules industries qui ont vu le jour et qui se maintiennent restent encore les usines d’égrenage de coton. Laisser disparaître une telle filière sera lourde de conséquences, car cela sera synonyme d’envoyer plusieurs centaines de jeunes au chômage et ne contribuant plus à la création de richesses nationales.
4) A l’image de la maison mère, la Compagnie française de développement de fibres textiles (Cfdt), qui est devenue Dagris en 2001, la Société cotonnière du Sénégal, tout en restant « Sodefitex », est passée de la Société de développement des fibres textiles qui s’occupait essentiellement que du coton, à la Société de développement et des fibres textiles où la production de coton est à égale importance, du moins selon les autorités, avec les autres activités de développement rural. Ce simple jeu de mot a permis à la seule Société cotonnière du Sénégal d’orienter certaines de ses activités vers les prestations de service au détriment de l’accompagnement des producteurs de coton en voie de relégation, à en croire certains producteurs de coton rencontrés. Rappelons également que cette société reste dans sa zone d’intervention, une des rares entreprises qui a su employer des agents techniques, des cadres moyens et supérieurs sortis des grandes écoles nationales ou même européennes, de leur premier stage à la retraite et parfois même au delà de la retraite.
5) A mes amis honorables députés et autres élus de la zone cotonnière, je voulais rappeler que des situations moins périlleuses que la disparition de la filière coton ont fait l’objet d’enquête parlementaire dans notre pays. Donc, ils doivent mesurer la gravité de cette disparition, organiser une enquête, comprendre la dimension et l’enjeu socioéconomique de la situation, pour solliciter de l’Etat une intervention même si des efforts sont régulièrement consentis dans la subvention des intrants et du matériel agricole.
6) De manière générale, en Afrique de l’Ouest, la production de coton a connu, depuis 2010, une forte progression alors que mon pays, le Sénégal, poursuit sa descente aux enfers. Dans d’autres pays, la campagne agricole 2016-2017 s’est achevée sur des niveaux record : 750.000 tonnes de coton graine pour le Burkina (+ 25 %) et 645.000 tonnes pour le Mali (+ 26 %) (Jeune Afrique, 21 avril 2017) alors que pour mon cher pays, le Sénégal, il est annoncé 17.000 tonnes, soit -22 % par rapport à la campagne précédente.
En fin, notre pays, toute chose égale par ailleurs et toute proportion gardée, peut et doit aller dans le même sens que les pays voisins : augmenter sa production de coton. Pour arriver à ce stade, à l’image du Bénin en 2012, l’Etat du Sénégal gagnerait, en plus des efforts salutaires sur les subventions, à reprendre la gestion de la filière vu sa situation actuelle et son rôle dans la vie socio économique de milliers de personnes dans une partie du pays.
Amadou BALDE
Expert agronome
Email :amadoudiawando@hotmail.com