Nous avons toujours considéré que l’un des meilleurs services que l’on peut rendre à une société démocratique consiste à réserver aux grands et moins grands textes, consacrés à la ladite société, un recul critique, peut-être même supérieur à celui de leurs auteurs. C’est la raison pour laquelle nous nous sommes procuré, dès que la nouvelle de la parution nous est parvenue, et lu avec beaucoup d’intérêt la «thérapie» (L’Harmattan, 2017) que l’ancien maire de Saint-Louis, Cheikh Bamba Dièye, a concoctée pour le Sénégal, qu’il dit «malade parce que blessé dans sa chair».
Notre intérêt pour l’ouvrage de M. Dièye s’explique moins par le contre-discours attendu de la majorité quand un membre de l’opposition s’efforce de contrarier son action, que par le prisme sous lequel nous analysons le réquisitoire socio-politique de l’ancien ministre du Président Macky Sall. Ce prisme en deux temps consiste à détecter une sentence phare dans une œuvre et à déterminer, si oui ou non, l’auteur, avec qui on partage le même espace public, échappe à ladite sentence. Le verdict, dont la teneur est extraite d’un passage clé de l’avant-propos signé par Maître Boucounta Diallo, ne trahit pas le propos intégral (p.21) de l’avocat au barreau de Dakar pour qui les «(…) discours et professions de foi (…) varient dans le ton et dans le contenu selon qu’on soit au pouvoir ou dans l’opposition (…)».
Examiné sous ce prisme, le contenu du livre de Cheikh Bamba Dièye en dit long sur les motivations, bonnes ou moins bonnes, d’un auteur prévisible, qui fait des cadeaux aux compétiteurs politiques de son choix et fait monter les enchères pour une dédicace.
«Thérapie» capitale
Il n’y a pas 36 façons d’écrire une «thérapie» politique. Il n’y a qu’une seule qui comporte deux parties : un état des lieux et un plan pour la transformation du réel au sein de la collectivité à laquelle la «thérapie» est destinée. Pouvant être scindé en deux blocs distincts, un plan fait le point sur les conditions subjectives et objectives de la transformation sociale attendue de l’action. Par conditions subjectives, il faut comprendre les valeurs anciennes ou moins anciennes qui sous-tendent l’effort de transformation. Les ressources humaines et financières nécessaires et incompressibles permettent pour l’essentiel de réunir les conditions objectives du changement (désirable) voulu par le plus grand nombre.
Faisant l’impasse sur le diagnostic du Sénégal de 2017, nettement meilleur que celui d’il y a cinq ans, Cheikh Bamba Dièye donne l’ossature d’un plan à sa «thérapie» qui n’en épouse pas pour autant tous les contours scientifiques. Nulle part dans l’ouvrage de M. Dièye n’apparaît le coût, estimé ou réel, des propositions faites. Quand, plusieurs mois avant le premier tour de l’élection présidentielle de 2012, j’avais été convié par le candidat Macky Sall à l’examen du programme politique Yoonu yokkuté pour émettre un avis sur sa conformité ou non avec la Charte de gouvernance démocratique pour un Sénégal nouveau des Assises nationales, j’avais été agréablement surpris de constater que le «Chemin du véritable développement» comportait un cadrage économique assorti d’un mécanisme de financement sur fond d’économies budgétaires pouvant dépasser 120 milliards de nos francs. Ma légitimité politique et scientifique pour émettre un tel avis provenait de mes qualités d’ancien rapporteur de la Commission démocratie, libertés et droits de l’Homme des Assises, et du Comité de pilotage des consultations citoyennes dans le département de Tivaouane.
Pour n’avoir pas cadré économiquement sa «thérapie» et déterminé les conditions du financement, Cheikh Bamba Dièye s’expose, quand arrivera le temps de l’action auquel il se prépare, aux mêmes commentaires calomnieux trouvés à chacune ou presque des 190 pages d’un livre dont la première partie (p.51-108) est un procès impitoyable contre la manière d’être et de se comporter des Sénégalais. L’idée d’un tel procès est sans doute de réinventer les valeurs sur lesquelles il est encore possible de gager une citoyenneté active dans une République. Mais l’on se demande, en dévorant les pages des attaques en règle contre l’homo senegalensis, si Cheikh Bamba Dièye ne commet pas l’erreur de ne voir en chacun de nous que les antivaleurs d’une sous-culture urbaine qui parasite la vie politique depuis de nombreuses années déjà.
C’est parce qu’il a bien conscience que la sous-culture urbaine n’est pas toute la culture que Cheikh Bamba Dièye consacre un chapitre (p.183-191) au «devoir de mémoire» et à une politique culturelle trop courte à nos yeux pour être vraiment «nouvelle». S’agissant du «devoir de mémoire», M. Dièye écrit (p. 184) : «La réécriture de notre histoire, aussi pertinente soit-elle, devra être complétée par un travail d’aménagement et de réhabilitation de nos lieux de mémoire afin que la génération présente et celle à venir trouvent sur le territoire national des lieux dits chargés de cette histoire bâtie dans la douleur, le sacrifice, la sueur et le sang de nos ancêtres.» Plusieurs mois avant le parution du livre de Cheikh Bamba Dièye, deux conseillers à la présidence de la République – nous ne dirons pas lesquels – proposèrent la reconstitution des «lieux de mémoire» et des itinéraires des grandes figures du pays en s’appuyant sur les récits (édités) des chroniqueurs traditionnels issus pour la plupart de familles connues pour leurs liens pluriséculaires avec nos terroirs. L’idée fait son chemin depuis.
Nous admettons avec le «thérapeute» Dièye (p.91) que «dans un environnement de pauvreté généralisée (…) on a les artefacts de la démocratie, mais pas la jouissance». Il est donc inadmissible à nos yeux qu’une «thérapie» (de choc ?) ne comporte pas un volet social. Nous comprenons qu’il soit particulièrement ardu de trouver une alternative crédible à la politique sociale du Président Macky Sall avant très longtemps. Ce que nous comprenons moins, c’est que Cheikh Bamba Dièye ait fait, après le Président Sall, le constat (p. 237) que «les salaires et le fonctionnement de moins de 130 mille salariés de l’Etat consomment plus des 2/3 du budget» sans en tirer les mêmes conclusions sociales pour l’action. Depuis plus de trois ans maintenant, toutes les politiques publiques visent l’éradication de la pauvreté avec des ressources propres considérables dans un pays astreint plus d’un demi-siècle durant à la réduire seulement par l’aide au développement. A titre d’exemple, le Plan d’urgence pour le développement communautaire (Pudc), dont l’exécution des premiers projets a déjà fait l’objet d’un rapport, disponible pour le grand public, assure l’accès à l’eau potable à 1 016 villages, le recul de la pénibilité en milieu rural par l’octroi de 5 100 décortiqueuses et batteuses aux femmes, la réception de 3 050 kilomètres de pistes rurales, etc. Au cœur du Ferlo, le «Triangle de la soif» (Amali Widou-Téssékéré-Thiengoli) n’est plus qu’un douloureux souvenir pour 10 mille habitants. Nous ne reviendrons pas ici sur la Couverture maladie universelle (Cmu), la Bourse de sécurité familiale (Bsf), la Carte d’égalité des chances et la Bonification retraite, auxquelles nous avons consacré une radioscopie (L’Harmattan, 2015). Si Cheikh Bamba Dièye avait lu notre essai, il s’apercevrait qu’une réponse crédible est proposée depuis deux ans maintenant à la question cruciale qu’il se pose (p. 278) dans l’optique d’«un nouveau pacte social» : «Quelle société et quelle nation voulons-nous devenir ?»
En refermant le livre de l’ancien maire de Saint-Louis, nous nous sommes demandé si Cheikh Bamba Dièye a une «thérapie» autre que capitale pour le Sénégal. Eradiquer la maladie en exterminant le malade. «Je souscrirais au retour de la peine capitale au Sénégal si au préalable, nous corrigeons les imperfections dans les deux piliers de notre sécurité que sont la police et la justice», écrit-il (p. 158). Et l’ancien ministre d’ajouter : «Je militerais aussi pour que cette sanction ne soit pas seulement réservée aux crimes odieux, mais aussi qu’elle soit appliquée à tous les délinquants financiers qui délestent le trésor public de nos milliards en toute impunité.» En s’invitant avec autant de désinvolture au débat sur la peine de mort, Cheikh Bamba Dièye montre les limites objectives de sa «réflexion» à l’attention de la «communauté intellectuelle nationale et internationale». Le couperet vaut plus qu’un détour.
Aux Etats-Unis, les statistiques opposées aux partisans de la peine capitale étayent la thèse d’une barbarie gratuite. Certaines de ces statistiques concernent la dissuasion attendue des exécutions, la communauté des personnes concernées et le personnel judiciaire. Sur la dissuasion, les études montrent que «le nombre de meurtres est bien plus important dans les Etats qui pratiquent la peine de mort (9,3 pour 100 mille habitants) que dans les Etats abolitionnistes (4,9)». Concernant la communauté et les juges, le constat se passe de commentaire : «Les Afro-Américains représentent 12% de la population et 34% des personnes exécutées, dans un système judiciaire qui compte mille huit cents procureurs blancs pour vingt-deux procureurs noirs.» L’invocation de la justice, rendue dans ces conditions, ne résiste pas à ce constat.
En France, l’ancien ministre de la Justice de François Mitterrand, Robert Badinter, participa au combat contre la peine de mort qui commence le jour de l’exécution de Claude Buffet et de Roger Botems, le 24 novembre 1972, et s’achève avec le vote de l’abolition le 30 septembre 1981. L’abolition est aujourd’hui la loi de l’Europe entière.
L’ancien président du Conseil italien, Romano Prodi, protesta, lui, à plusieurs reprises contre l’exécution de Saddam Hussein, au terme d’un procès inéquitable et expéditif. Son pays s’efforce en même temps d’obtenir un moratoire international sur la peine de mort.
Comme s’il voulait faire oublier les excès de Néron, Vespasien a fait construire le Colisée sur le site du lac artificiel de la «Domus aurea». Connu aussi sous le nom d’amphithéâtre flavien, ce stade forme une ellipse de 530 mètres de circonférence et ses quatre étages culminent à environ 50 mètres. L’illumination du Colisée est aujourd’hui devenue une manifestation traditionnelle de l’opposition à la peine de mort. Ce monument, qui fut le théâtre de tant de souffrances, s’illuminera joyeusement chaque fois qu’une exécution sera annulée dans le monde. Il symbolise la grande campagne internationale, qui a couvert toute l’année 2000, dans le but de faire accepter un moratoire sur les exécutions capitales par les trop nombreux pays qui n’ont pas aboli la peine de mort.
L’abolition de la peine capitale est depuis 2004 la loi du Sénégal. L’ancien député Maître Abdoulaye Babou disait s’être, en bon musulman, opposé à la loi lors de son examen par l’Assemblée nationale. Suffisant ? Pas vraiment ! L’intellectuel musulman Tariq Ramadan considère que «l’application concrète du Coran et de la Sunna est plurielle et suppose une adaptation». Selon le philosophe et essayiste d’origine égyptienne, «la confusion entre la Shari’a et le Fiqh (jurisprudence islamique) constitue (…) l’un des problèmes majeurs des musulmans aujourd’hui (…)». Le Fiqh prend en compte le raisonnement par consensus (Ijmâ), l’argumentation par analogie (qiyâs), la dérogation à la règle (Istihsân), la décision d’exception justifiée par l’intérêt public (Istislâh), l’intégration des coutumes (Urf), etc. Ramadan donne l’exemple de Omar qui «décide de suspendre l’application de la peine contre les voleurs en temps de famine».
Parce qu’elle ne comporte pas un volet social et qu’elle est susceptible de changer la loi du Sénégal sur la peine capitale, la «thérapie» de Cheikh Bamba Dièye est insatisfaisante et rétrograde.
L’entre-soi (jubilatoire)
Fort de sa propre expérience d’ancien élu national et local et de ministre de la République, Dièye poursuit son réquisitoire (p. 56) en écrivant qu’au pays de la Téranga, «le talent et le mérite sont étouffés. Dans notre hystérie collective, les plus grandes responsabilités, celles qui requièrent des années de labeur et une expertise affinée sont banalisées et rendues accessibles aux moins qualifiés. Le besoin sournois de montrer qu’on est le patron tout puissant, celui qui use et abuse de son pouvoir discrétionnaire, a installé du tout-venant partout où l’ingéniosité était souhaitée. Là où les mailles du tamis devaient être resserrées à l’extrême, elles ont été élargies et sont devenues très lâches». Mais il est peu probable que Cheikh Bamba Dièye, malgré tout le bien qu’il dit de lui-même dans son livre et tout le mal qu’il dit des autres, soit le seul décideur à avoir échappé à la tentation de la médiocratie quand il disposait d’un réel pouvoir de faire ou de défaire. Le pouvoir de choisir un préfacier que confère l’écriture d’un essai politique montre qu’il est plus difficile d’incarner la méritocratie que d’en parler. Qui, après avoir lu la préface de Me Aïssata Tall Sall et l’avant-propos de Me Boucounta Diallo, ne constate pas que les rôles auraient dû être inversés. Cheikh Bamba Dièye est pris au piège de «la sélection par le bas (qui) tue la performance et avilit l’être humain». Essayiste et auteur d’un ouvrage sur la «crise casamançaise» (L’Harmattan, 2009), Me Diallo a moins de choses à prouver en matière d’écriture que sa collègue du barreau de Dakar. Dièye aurait-il préféré la femme politique à l’écrivain, abusant ainsi de son pouvoir discrétionnaire ? C’est dans le bon usage des petits pouvoirs que l’individu apprend à user convenablement des grandes facultés à décider du sort des gens qui lui font confiance.
Si la fonction d’un éditeur consiste aussi à conseiller les auteurs qu’il décide de publier, L’Harmattan aurait dû recommander à Cheikh Bamba Dièye d’assortir la dédicace exceptionnelle, faite à la page 7 de sa «thérapie», d’un plaidoyer, quelque part dans le livre, susceptible d’établir l’innocence du maire de Dakar. Ce plaidoyer aurait permis à la postérité de connaître la signification exacte du traitement exceptionnel d’un citoyen plutôt que d’un autre peut-être même plus méritant. L’usage abusif d’un pouvoir discrétionnaire est sans doute passé par-là.
Après avoir offert des cadeaux aux politiciens de son choix, il ne restait plus à Cheikh Bamba Dièye qu’à faire monter les enchères lors de la préparation de la cérémonie de dédicace de son ouvrage. Dièye jette son dévolu sur la Chambre de commerce, d’agriculture et d’industrie de Dakar. La Chambre avait été mal inspirée de refuser à la littérature sénégalaise un cadre prisé d’expression. L’exclusion d’un protagoniste (écrivain, peintre, comédien, conférencier, cinéaste, etc.) d’un des réceptacles publics du débat d’idées est inacceptable. Une fois que cela est dit, n’importe quel juste devrait admettre que l’organisation de la cérémonie de dédicace à l’hôtel de ville de Dakar n’était pas la meilleure trouvaille pour l’auteur et l’éditeur de sa première salve. L’entre-soi (jubilatoire) rétrécit les lieux du débat démocratique, balise la voie aux aventuriers et expose notre société politique à tous les abus. Les publics et les discours qui lui sont destinés «varient (…) selon qu’on soit au pouvoir ou dans l’opposition». Notre conviction est que la démocratie sénégalaise ne s’adapte à aucun moule préconçu. Avec une dynamique interne qui lui est propre, elle n’a que du mépris pour l’entre-soi et les coteries.
Abdoul Aziz DIOP
Conseiller spécial à la Présidence de la République