Lorsque l’on pose un regard lucide sur le Sénégal, par delà les classements statistiques négatifs (PIB/habitant faible) ou supposés positifs (Doing business), il est évident que notre pays va mal. Les raisons sont multiples : La négligence de la culture, creuset des représentations du monde d’un peuple et socle de sa marche dans le monde, sa folklorisation accentuée par des médias-poubelles, le travestissement historique assumé, le prosélytisme galopant et sectaire ne sont que quelques éléments parmi d’autres, symptomatiques d’une société malade, qui se cache derrière un vernis démocratique et économique plus ou moins préservé alors que son âme, comprenez ses valeurs, est en train de pourrir, lentement mais sûrement. L’un des symboles de ce pourrissement est le laxisme généralisé qui gangrène la société sénégalaise.
La société sénégalaise est en pleine déliquescence morale malgré la multiplication des initiatives sociales et des prêches moralisateurs. L’acceptation de la corruption (“ger”), du vol (“cacc”), des malversations (“door”) et des arnaques (“njublang”) est en effet généralisée. Toute situation de ce type, si elle donne lieu de temps en temps à de l’indignation, finit par être étouffée, oubliée ou tue par une résignation et une envie de ne pas sanctionner porteuses de statu quo.
Soyons concret dans la démonstration :
Le fils d’un ancien Président qui s’était enrichi illicitement et menait train de vie exceptionnel avec des pouvoirs tout aussi démesurés, a été condamné par la justice, mais il y’avait encore des gens pour dire qu’il était innocent. Pire, il a été gracié par la plus haute autorité du pays, alors que l’enrichissement illicite en raison de positions dans l’État devrait être un crime aussi grave qu’un homicide volontaire dans un pays où les femmes prennent encore la charrette pour aller accoucher dans des structures de santé dépourvues de presque tout et où beaucoup d’enfants vont encore à l’école dans des “abris provisoires”.
Autre cas concret : un chanteur célèbre a été au cœur d’un réseau de trafic de faux billets, démantelé après des mois de filature. Pourtant des gens se sont mobilisés pour qu’on libère le sieur. Évidemment, au pays du laxisme, il a été libéré par un tour de passe-passe douteux (disparition des pièces à conviction), avant de venir s’épancher dans les médias comme l’avait fait un violeur journaliste avant lui.
L’actuel maire de la ville de Dakar, homme politique depuis 40 ans, a été arrêté pour détournement d’objectifs liés aux deniers publics, reprenant des pratiques de gestion d’un autre âge perpétuées sous les régimes socialistes et libéraux. Rien dans ce qu’ont dit ses avocats, lui-même ou ses camarades de parti n’ont pour l’instant convaincu de le disculper d’avoir été un mauvais gestionnaire de deniers publics, et pourtant l’on trouve encore des gens pour le défendre. Dans la même veine, le pouvoir en place recycle, inspiré sans doute par l’ère de préoccupations écologiques que nous vivons, tous types d’individus pourtant épinglés par des rapports officiels de la Cour des comptes ou de l’inspection générale d’Etat (IGE) sur leur gestion calamiteuse, voire délictueuse (surfacturation de consommables et marchés fictifs de produits phytosanitaires).
Plus proche de nous, et loin des hautes sphères de l’État, une personne formellement épinglée pour avoir détourné plusieurs dons matériels et financiers destinés à des nécessiteux et des malades a fini par filer entre les mailles du filet social et continu de vaquer ses occupations le plus paisiblement du monde, principalement en raison du laxisme et du laisser-aller des victimes et des bonnes volontés lésées.
Enfin, pour l’obtention d’un permis de conduire sénégalais, les candidats qui doivent passer l’examen final sont priés d’amener chacun , le jour de l’examen final, 20 000 FCFA qu’ils devront remettre à leur moniteur, pour dit-on, avoir un”permis garanti” : comprenez un permis octroyé même en cas d’échec. Or, pour recevoir autant de 20 000 FCFA que possible qu’ils finiront par se partager, moniteurs et examinateurs organisent l’échec (à peine 5 à 10 % des candidats arrivent à valider leur “créneau” malgré plusieurs semaines de conduite assistée). Ainsi, moniteurs, examinateurs, candidats et parents payant le permis sont donc tous d’accord sur ce “deal” financier. Cela démontre, là aussi, que les responsabilités sont à la fois collectives et individuelles. Faites un tour à l’examen mensuel du permis de conduite au service des mines de Dakar, vous y constaterez vous-même ce ballet de billets.
Il n’y a donc aucune rupture depuis des décennies, au niveau étatique, ni au niveau des partis politiques, des associations, des individus, des familles, en somme, de toute la société. Évidemment, la classe politique est la catégorie sociale plus facilement atteignable et critiquable du fait de son exposition. Cependant ce laxisme d’État est également présent et vécu tous les jours dans les familles. Les viols y sont tus, par peur de ternir un honneur pourtant déjà détruit chez la petite fille ou le petit garçon victime d’une telle infamie.
Tant de constats amers appellent à un sursaut qui est d’abord individuel. Chaque individu, où qu’il soit, a le devoir de résister, de dire non à cette déliquescence collective, à cette résignation et ce laxisme généralisés. Aucune amitié, aucun lien de parenté, aucune camaraderie idéologique, aucun fatalisme (“On n’y peut rien, les choses sont comme ça ici”) ne peut constituer un argument suffisant pour fermer les yeux face à des faits avérés de corruption, de vol ou de viol . Mais au-delà des individus qui sont, pour l’écrasante majorité, enferrée dans les conventions sociales et le statu quo, il faudrait que l’on instaure, dans tous les cercles possibles – de l’ASC de quartier au gouvernement – une culture de la sanction en insistant sur les chaînes de responsabilités. Car si je sais que mon acceptation ou ma passivité assumée face à des faits graves peuvent me coûter cher (humainement, pénalement, financièrement, socialement) alors je serais moins enclin à couvrir ou taire de tels faits. C’est un instinct de préservation que les Sénégalais n’ont pas su développer du fait du sentiment diffus que même ceux qui commettent des fautes graves finissent par être relaxés.
Ainsi, la culture de la sanction doit d’abord gagner l’État, en mettant fin à l’actuelle centralisation du pouvoir de sanction. Le Président de la République ne doit plus être en mesure de donner suite ou pas à un rapport d’un corps d’élite anticorruption comme l’IGE. Celle-ci doit être retirée de son autorité et rendre directement compte à la justice où les juges doivent de plus en plus être élus et non-être nommés , afin d’être le plus indépendants possible et de ne devoir leur légitimité qu’au peuple. Les organes anticorruptions, comme l’OFNAC, doivent également pouvoir intenter directement des poursuites judiciaires en se constituant partie civile aux côtés des victimes qui les saisiraient avec des faits avérés. La petite corruption dans l’administration doit être court-circuitée au maximum en simplifiant les procédures d’attribution de marchés (afin de limiter les intermédiaires humains) tout en durcissant drastiquement les éventuelles sanctions en cas de corruption, surfacturation ou malversation, afin de garder un certain pouvoir de dissuasion sur les personnes intervenantes. L’on pourrait également diminuer au maximum la petite corruption en identifiant clairement par un matricule visible les fonctionnaires les plus en contact avec le grand public (avec obligation pour les agents de déclarer leur matricule) et en dématérialisant (via l’argent électronique) les paiements de timbres, d’amendes, dans le privé comme dans le public. Pour ce qui est des problèmes familiaux (protection de l’enfance et des femmes notamment), l’Etat devrait entreprendre des campagnes médiatiques fortes et effectuer la mise en place de numéros verts et permettre l’autosaisine de la justice pour défendre et accompagner les personnes les plus vulnérables.
Enfin, et pour garantir la pérennité et l’effectivité de ces quelques mesures, la culture de la sanction juste doit être enseignée à l’école, sans violence, mais avec intransigeance, afin que les nouvelles générations grandissent avec un tel état d’esprit : la sanction étant par ailleurs un élément d’apprentissage tout comme l’est l’incitation ou l’intelligence collective.
Tuons le laxisme, ou le laxisme nous tuera.
Fary Ndao