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Malaises De Fin De Jeûne Au Sénégal : Visages De Lune Et Visages De Discorde

Malaises De Fin De Jeûne Au Sénégal : Visages De Lune Et Visages De Discorde

Il nous plait de commencer cette contribution par souhaiter nos meilleurs vœux et un jeûne accepté à toute la Oummah aussi bien à ceux qui ont jeûné 29 que 30 jours. La miséricorde d’Allah n’est en rien comparable aux esprits étroits qui s’autoproclament Mufti sur cette question difficile de la détermination du mois lunaire qui est en discussion partout dans la Oummah et au niveau des plus grands oulémas de la Charia comme de l’astronomie. Seuls ceux qui ne savent pas ou qui sont mus par la passion de la pureté pour eux et l’égarement pour les autres se mettent en position radicale de faire des déclarations du genre : «Quiconque jeûne aujourd’hui est dans le haram parce que le croissant a été aperçu.» C’est une posture tellement étonnante que, chers lecteurs, sur cette question, vous n’entendrez jamais les grands oulémas de la Oummah dire de telles choses. En effet, après plusieurs rencontres, il est ressorti des résolutions de l’Académie de Fiqh de la Ligue islamique mondiale deux choses : i) Il convient de ne valider un témoignage visuel que sur la base de sa non-contradiction avec les prédictions fiables du calcul astronomique, ii) la première visibilité du croissant de Lune où que ce soit dans le monde musulman engage en principe tous les musulmans du monde.

Il se trouve que ces résolutions ne sont pas contraignantes vu les réalités politiques et religieuses et aussi scientifiques différentes selon qu’on est dans tel ou tel pays à majorité ou minorité musulmane. Pour rappel, la Conacoc a organisé à Dakar en 1999, un séminaire entre des pays de l’Afrique de l’Ouest et du Maghreb visant à harmoniser la démarche pour une détermination commune du mois lunaire. De pertinentes recommandations furent prises sans jamais être appliquées pour des raisons politiques, c’est-à-dire que les Etats concernés n’ont pas validé au plus haut niveau les préconisations de ce séminaire.

Aussi, il ne faut pas oublier de tenir compte dans ce débat du fait qu’il n’y a pas accord entre les pays musulmans et les oulémas même au sein d’un même pays sur les critères de détermination du mois lunaire. C’est ainsi que trois postures ou options se dégagent :

tenir compte du calcul astronomique ;

ne pas tenir compte du calcul astronomique ;

s’aligner sur un autre pays.

Mais attention à rester dans le général de l’intitulé de ces postures car il faut en comprendre le modus operandi, c’est-à-dire, la façon dont chaque pays ou groupe de musulmans met en application son option.

Pour l’option (i), il y a différentes façons de la mettre en œuvre. Dans ce cadre, prenons le cas de la Turquie. Ce pays se réfère à un calendrier basé sur le calcul astronomique tout en procédant à des observations à l’œil nu ou avec l’aide d’instruments optiques. Cela veut dire que quand le calcul donne l’instant de la conjonction, il s’en suit une observation qui exclut donc toute possibilité d’erreur liée à de faux témoignages. C’est ainsi que pour cette fin de jeûne 2017/1438, les turques ont observé le samedi 24 juin après l’instant de la conjonction et n’ont pas vu le croissant de Lune, toutefois ils ont déclaré le dimanche 25 juin 2017 jour de fête en raison de ce que le calcul astronomique a prédit. Pourtant la règle traditionnelle aurait voulu que le mois soit estimé à 30 jours y compris le dimanche et que le lundi 26 juin soit le jour de fête. On peut dire qu’il s’agit là d’une prééminence donnée au calcul astronomique. Puisqu’on est avec la Turquie, profitons-en pour dire que tous les pays qui suivent ce pays pour des raisons historiques, politiques et religieuses déterminent donc le mois lunaire en fonction des prédictions du calcul astronomique. Il suffit de jeter un coup d’œil sur le site moonsighting pour voir la liste de ces pays «turco-dépendants».

Pour le cas de l’Arabie Saoudite, c’est aussi une démarche mixte : le pays se base sur la prédiction du calcul astronomique qui est à la base de son calendrier civil et administratif tout en observant à l’œil nu et avec des instruments optiques pour ce qui est de la détermination des jours de culte (Ramadan, Pèlerinage, etc.). Toutefois, il semble que ce pays procède à des validations que nombre d’astronomes notamment de la sous-région trouvent de temps à autre incohérentes. C’est ainsi que pour cette fin de Ramadan, il est difficile de savoir sur quelle base ce pays a déclaré le dimanche 26 juin, jour de fête. Il suffit de voir les sites connus pour la détermination du mois lunaire pour se rendre compte qu’il y a accord que ce pays n’était pas dans la zone de visibilité à l’œil nu. Oman qui a une frontière avec l’Arabie saoudite a fêté le lundi 26 juin 2017. Et puisqu’on est avec ce pays, il faut noter que nombreux sont les pays «Saoudo-dépendants» en raison de son statut symbolique et voire pour éviter des dissenssions internes. Toujours pour cette option, prenons le cas du Soudan. D’après ce que nous en savons, ce pays prend en compte le calcul de l’instant de la conjonction et se base sur la première visibilité du croissant de Lune dans les pays musulmans pour prendre sa décision officielle sur le mois lunaire.

Pour l’option (ii), elle concerne tous les pays qui procèdent à une observation locale le 29e jour du mois lunaire en cours tout en se limitant au territoire national. Parmi ces pays se trouvent le Maroc, l’Algérie, Oman, Iran, etc. Nous reviendrons sur le cas du Sénégal. Il est instructif de noter que pour nombre de pays qui relèvent de cette option, il est de plus en plus tenu compte de la prédiction de l’instant de la conjonction par le calcul astronomique ? En effet, de nombreuses incohérences ont été notées par les astronomes de ces pays sur la détermination du mois lunaire. La presse rapporte que pour ce mois de Ramadan 2017/1438, des astronomes algériens ont attiré l’attention du ministère des Affaires religieuses sur l’aberration qui consiste à faire une annonce officielle qui ne soit pas en phase avec le calcul astronomique.

Pour revenir sur le cas du Sénégal, il faut noter que l’option en vigueur des chefs des confréries est de procéder à une observation à l’œil nu le croissant de Lune à chaque 29e jour du mois lunaire en cours. Si le croissant est aperçu par les observateurs mandatés par ces chefs confrériques, le mois compte alors 29 jours sinon il est considéré compter 30 jours. Cette option est aussi celle de la Commission nationale de Concertation sur le Croissant Lunaire (Conacoc). Toutefois, il existe des associations et figures influentes qui adoptent l’option selon laquelle, même si le croissant est aperçu ailleurs, il est légitime voire obligatoire de leur point de vue, de considérer que le Sénégal est concerné. Mais il faut signaler que ce groupe qui appelle à déterminer le mois lunaire sur la base d’une information fiable aussi bien dans le cadre national qu’extérieur est traversé à son tour par deux positions : celle qui se limite à la sous-région avec une délimitation qui n’est pas toujours cohérente (jusqu’où s’arrêter) et celle qui invite les Sénégalais à suivre toute information fiable d’observation à l’œil nu du croissant de Lune. Les défenseurs de cette seconde position sont souvent soupçonnés de vouloir aligner le Sénégal sur la position de l’Arabie saoudite.

Pour l’option (iii), il s’agit des pays qui s’alignent sur d’autres comme l’Arabie saoudite, la Turquie et l’Iran.

Que s’est-il passé au Sénégal le samedi 24 juin après le coucher du Soleil ?

Les prédictions astronomiques et la carte de zonage donnait le Sénégal dans une partie du monde où le croissant ne serait pas visible à l’œil nu en raison de la faiblesse de la surface éclairée du croissant de Lune, moins de 1%. Des informations ont circulé selon lesquelles le croissant a été aperçu en Arabie saoudite et dans certains pays africains comme le Mali, la Gambie, la Mauritanie. Au niveau du Sénégal, la Conacoc a déclaré que le croissant n’a pas été aperçu sur l’ensemble du territoire et stipulait que la fête est pour le lundi 26 juin 2017. Même pour les commissions non affiliés à la Conacoc, la première information était que le croissant n’a pas été aperçu au Sénégal. Puis, des informations sont tombées plus tard dans la nuit selon lesquelles le croissant a été aperçu au Sénégal à certains endroits : Dakar, Louga, Podor, etc. En toute logique le pays s’est dirigé vers la célébration de la fête de Korité en deux dates : le dimanche 25 juin et le lundi 26 juin 2017.

Comment expliquer cette situation ?

Les «internationalistes» de sensibilité sous régionale comme mondiale se sont fondés sur des informations de provenance extérieure sans qu’il ne soit évident que celles-ci soient fiables en ce qu’elles ont établi une observation à l’œil nu du croissant de Lune. L’Arabie saoudite a déclaré la fête pour le dimanche sans convaincre sur l’observation visuelle vu que toutes les projections astronomiques sé­rieuses mettaient ce pays hors de la zone de visibilité à l’œil nu du croissant de Lune. Rappelons qu’Oman qui fait frontière avec l’Arabie saoudite a fêté le lundi.  Si on veut bien faire attention, on se rend compte que l’écrasante majorité des pays qui ont fêté le dimanche sont soit des «saudo-dépendants» soit des « Turquo-dépendants» même s’il nous vient des pays tels le Mali, la Mauritanie, la Gambie, etc.) que le croissant de Lune y a été aperçu. A côté, des pays mieux connus pour leur organisation et leurs dispositifs d’observation et de logistique scientifique ont déclaré ne pas avoir constaté de visu le croissant de Lune. C’est le cas du Nigeria, de l’Afrique du Sud, du Maroc, du Kenya, etc.

A noter que les pays ouest-africains d’où est venue l’information sur la constatation visuelle du croissant de Lune étaient plus éloignés de la zone de visibilité à l’œil nu que le Sénégal. Aussi quand nous avons mené une enquête rapide depuis le samedi 24 juin, sous forme d’entretien avec les personnes ayant déclaré avoir aperçu de visu le croissant de Lune, nous sommes arrivés aux résultats préliminaires suivants : dans les deux seuls cas où nous avons pu parler directement à de supposés témoins visuels, c’est seulement des membres d’une même famille qui ont attesté avoir vu le croissant. Pour un des cas, il s’agit d’un témoin qui dit avoir été le seul à voir le croissant de Lune et que personne d’autre parmi les adultes de la mosquée en train d’observer à côté de lui ne parvenait à voir. Malgré ses efforts personne n’a pu voir. C’est ainsi qu’il va appeler son frère qui lui, a pu voir ! Pour un autre cas, il s’agit d’un jeune étudiant qui dit avoir vu le croissant de Lune malgré le ciel assez nuageux sur la terrasse de sa maison. Là aussi, malgré tous ses efforts, ni son grand frère ni son oncle, présents à la maison, n’ont pu voir. Finalement, c’est lui, sa tante et sa petite sœur qui ont pu voir. Dans les deux cas, l’imam de la localité n’est soit pas au courant soit ne confirme pas les dires du supposé témoin. Dans un cas, nous avons discuté avec l’imam Ratib qui nous a dit qu’on lui a rapporté que 4 personnes majeures ont vu le croissant. Quand nous lui avons signalé que le témoin dit que c’est lui, sa tante et sa petite sœur qui ont vu, il m’a fait part de sa surprise. Pour d’autres cas, il y a eu refus de donner les contacts téléphoniques des supposés témoins et pour d’autres, de renvoi à renvoi, on n’a du mal à savoir qui est le témoin direct. Beaucoup d’informations sur la supposée observation visuelle du croissant de Lune ont été circulées par des gens qui ne se sont pas donné la peine de vérifier directement à la source ou l’on fait de façon peu rigoureuse. Qui a le droit en islam de valider une information sur la détermination du mois lunaire sur la base de témoignages peu nombreux dans le pays, en déphasage avec des données astronomiques fiables, provenant de 2 ou 3 membres d’une même famille, sans que ni les membres de la mosquée locale ni l’imam ne confirment ? Sans oublier que souvent les «validateurs» résident dans des zones éloignées de l’endroit où se trouve le supposé témoin et que les témoignages en question ne sont pas en phase avec ceux des observateurs connus et qui font le suivi des mois lunaires le long de l’année.

Conclusion

D’abord, il faut noter que tous les pays musulmans ont fêté entre dimanche et lundi, ce qui est correct tenant compte du décalage horaire. Si on tient compte des pays qui se sont alignés sur la décision de l’Arabie saoudite et ceux qui ont fait de même avec la Turquie qui a son calendrier, on ne peut ne pas se poser la question suivante : quel est le pays qui a vraiment vu à l’œil nu le croissant le samedi 24 juin 2017 ? De plus, il est utile de savoir qu’on fait injustice à l’Arabie saoudite, pourquoi ? Parce que ce pays n’a jamais demandé officiellement à un autre de s’aligner sur ses décisions relatives à la détermination des mois lunaires. Le faire comporte deux erreurs, une du point de la Charia qui commande à tous les musulmans de chercher à déterminer le mois lunaire et non d’attendre que certains pays le fassent pour les autres.  Une autre est que selon le zonage fait sur la base du calcul astronomique, la première visibilité du croissant de Lune change et ne peut pas par conséquent être la «propriété» d’un pays donné. Il est crucial de se rendre compte que les pays qui adoptent la décision de l’Arabie saoudite et ceux qui font de même avec la Turquie suivent en vérité le calcul astronomique associé à l’observation à l’œil nu ou avec l’aide d’instruments optiques du croissant de Lune. On est en plein dans la science et la technologie.

Alors, en attendant la solution finale à savoir comme nous le soutenons, l’adoption d’un ca­len­drier lunaire pour toute la Oummah, qui ne sera basé que sur le calcul de l’instant de la conjonction et du coucher du Soleil pour connaitre le début du jour, mettons-nous d’accord au moins sur ces deux critères :

1) Tous les musulmans du monde doivent s’organiser pour faire en sorte que l’observation du croissant se fasse en parfaite conformité avec la prédiction de l’instant de conjonction à travers le calcul astronomique. Cela doit se faire à l’échelon national pour les pays à majorité musulmane et par des organes qualifiés dans les pays où vit une minorité de musulman et cela se fait bien présentement en Europe et en Amérique où le calcul astronomique sert de base de détermination du mois lunaire,

2) le début et la fin de chaque mois lunaire seront déterminés, en phase avec l’instant de la conjonction, à travers l’observation visuelle avec ou sans instruments optiques. Ce faisant toutes les fêtes musulmanes se feront dans les 48 H en raison du décalage horaire.

Vu que la détermination du mois lunaire relève d’une décision souveraine des Etats, en tout cas c’est ce qui est en vigueur, un début de solution pour le Sénégal pourrait être bâti sur cette option que nous n’avons eu de cesse de proposer : procéder à une observation visuelle sur la base de l’instant de la conjonction et se limiter à l’échelle politico-administrative qui s’appelle le Sénégal. Pour­quoi se diviser sur la base d’informations venant d’autres pays qui prennent leur décision sur le mois lunaire de façon souveraine sans se préoccuper de ce qui se passe au Sénégal ?

Ahmadou Makhtar KANTE

amakante@gmail.com

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