Dans un article en deux volets, intitulé « Du pouvoir et de son exercice au Sénégal », nous interrogions les particularités typiques des rapports que nous, Sénégalais, anciens colonisés, entretenions avec le pouvoir. Cette question demeure éminemment actuelle, eu égard aux griefs interminables auxquels fait face le président actuel sur les supposés abus dont il serait l’auteur, du fait de sa position. Ses opposants pensent que toutes les insatisfactions, les erreurs et les manquements relèvent entièrement de sa faute. Sans doute, comme beaucoup de ses prédécesseurs, fera-t-il un jour face au tribunal de l’histoire, peut-être à celui des hommes également. Toutefois, au-delà des personnes, il convient d’analyser les phénomènes de pouvoir sous l’angle historique et sociologique.
Les raisons profondes des dérives récurrentes liées à l’exercice du pouvoir sous nos cieux sont à chercher dans la structure même de nos institutions et dans une certaine conception plébéienne du pouvoir qui, consciemment ou non, encourage à l’endroit du détenteur de celui-ci une certaine complaisance quand il est amené à abuser de ses prérogatives.
L’organisation de nos institutions, mais surtout la manière dont elles fonctionnent dans les faits, fait de notre République (ceci est particulièrement valable pour toutes les anciennes colonies françaises), une monarchie républicaine. En effet, malgré les contre-pouvoirs que sont censés être les pouvoirs judiciaire et législatif, notre système place entre les mains de l’exécutif trop de pouvoir, faisant du président un quasi-monarque. Tout le cérémoniel qui est déployé autour de lui, un protocole hérité de la France, suffit à démontrer, s’il en était besoin, le caractère monarchique de notre présidence, ne serait-ce que dans sa théâtralité.
Dans un précédent texte, nous montrions, à travers une analyse linguistique, à quel point notre conception de pouvoir relève d’une forme de schizophrénie. Ne dit-on pas dans la langue wolof « Borom rewmi » « Celui à qui appartient le pays », pour désigner le président de la République ? Ce barbarisme linguistique, valable dans beaucoup d’autres langues nationales, puise, à n’en point douter, ses racines dans notre passé colonial. Le gouverneur de Saint-Louis, sous l’administration française, n’était-il pas appelé « Borom Ndar », littéralement « Le propriétaire de Saint-Louis ? Ce vocable traduisait, à lui tout seul, un rapport de domination entre colonisateurs et colonisés, ces derniers reconnaissant implicitement le gouverneur comme le propriétaire de Saint-Louis et, par extrapolation, de tout ce qui s’y trouve. Aussi étrange que cela puisse paraître, ce type de domination n’existait pas dans nos anciens royaumes, les souverains étant appelés « Bour » (roi), par exemple « Bour Sinn », « Bourba Djolof », « Bour Saloum », etc. Bien entendu, nous avons eu notre lot de tyrans locaux, mais ce qui est intéressant à noter, c’est qu’au niveau linguistique, cette acception populaire du terme « Borom » dénote une acceptation populaire, consciente ou non, d’un rapport de soumission à l’autorité en place. En continuant à utiliser, aujourd’hui, le vocable « Borom rewmi », il semble demeurer en nous quelque chose de ce rapport colonial que nous autres Sénégalais entretenions avec le pouvoir français.
Par ailleurs, cette déférence excessive au pouvoir est accentuée par un autre phénomène lié à la colonisation. A la suite des travaux de Paul Marty, Xavier Coppolani, qui fut gouverneur de Saint-Louis, décrit très bien cette pernicieuse stratégie de domination de l’administration française dans son ouvrage intitulé « Les confréries religieuses musulmanes ». En effet, dans sa volonté de soumettre les populations locales, le pouvoir central colonial avait pour stratégie d’utiliser les chefs religieux acquis à sa cause pour convaincre leurs ouailles, à travers des prêches et enseignements, que c’est Dieu qui a placé les colons au pouvoir ; mobilisant généralement, de manière abusive, le fameux verset 26 de la sourate Aal-I-Imraan, dans lequel Dieu dit que c’est Lui qui consacre tout roi et qui le défait quand il Lui plaît. Il est alors cocasse d’entendre à la télévision nationale, lors de l’accession au pouvoir du président actuel, un journaliste qui commentait en direct la cérémonie citer ce verset, pour dire que l’élection était un décret divin. Il est à parier qu’un bon nombre de Sénégalais, certainement une écrasante majorité, partagent ce sentiment. Or, une fois que l’on a intégré le fait que le président n’est installé que parce que Dieu l’a voulu, comme sous le système colonial, il en ressort naturellement une déférence excessive, voire une forme de soumission, face à ce qu’il représente. Comme dans une monarchie de droit divin, on pourrait presque parler, par facétie, d’une « présidence de droit divin » ! Dès lors, naît une forme de servitude volontaire qui fait que quand il abuse de ses prérogatives, beaucoup lui trouvent des circonstances atténuantes ou le lavent à grande eau, car « Mom lafi Yala tek ! »
Entendons-nous bien, il est évident que quand on est croyant, on ne peut que souscrire au fait que c’est Dieu qui place qui Il veut au pouvoir. En revanche, cela ne veut aucunement signifier qu’une fois installé, l’on doive se soumettre à toutes ses décisions, même quand celles-ci vont à l’encontre de la justice, de la morale ou des valeurs qui fondent la société. Comme l’enseignent Saint-Augustin, Henry David Thoreau et bien d’autres, mais également l’Islam, à une loi injuste, nul n’est tenu d’obéir. Cela pose la question de l’acceptation ou du refus de l’injustice. Et s’agissant de l’Islam, il nous commande, à chaque fois que celle-ci est avérée, de la combattre en agissant soit par l’action, soit par la parole et en dernier recours par la désapprobation au plus profond du cœur. Qu’il s’agisse d’un roi, d’un président, d’un directeur ou de quelque autre autorité, la religion nous commande de nous opposer à toute forme d’injustice, de dérive et d’abus de pouvoir, sauf si l’on sait que cette opposition va irrémédiablement conduire à une situation pire, mettant en péril la concorde sociale et la paix. Nous autres Sénégalais agissons donc parfois, à bien des égards, comme des sujets et avons notre part de responsabilité dans le fait que nos présidents successifs se comportent parfois comme des rois. Même si, à leurs débuts, ils sont animés par de nobles valeurs, très vite se crée autour d’eux une cour qui, à force de susurrer dans leurs oreilles, finit par leur faire oublier leurs nobles promesses. Comme dans « Les obsèques de la lionne » de Jean de La fontaine, nous aimons flatter nos autorités, présidents, ministres, directeurs…, car certainement, il y a quelque chose de monarchiste en nous.
A beaucoup qui critiquent à longueur de médias les autorités en place, nous pourrions reprocher comme Karl Marx, dans sa critique de « Napoléon le petit » de Victor Hugo, qu’ils ne se contentent que d’invectives amères et spirituelles et commettent l’erreur de ne voir dans les abus de pouvoir que le simple fait d’un seul homme et jamais notre responsabilité collective en tant que peuple.
Toutefois, à nos monarques républicains, faut-il rappeler qu’en plus d’avoir hérité des Français notre déférence face au pouvoir, ils nous ont également légué le caractère régicide qui a coûté à Louis XVI sa tête. Nous aussi, régulièrement, aimons couper les têtes de nos souverains, et nous semblons y prendre de plus en plus goût !
Dr Papa Cheikh Sadbu Sakho JIMBIRA