La promptitude de nos juges à décerner systématiquement un mandat de dépôt à leurs inculpés, les conduisant à la case prison, est née d’une double aliénation objective sénégalaise.
La première est que la prison est inconnue dans notre culture et nos traditions. Les châtiments corporels et le bannissement étaient les seules sanctions. Aucun vestige de prison hérité de nos ancêtres n’est signalé nulle part et toutes les trente-sept prisons qui existent au Sénégal sont des bâtiments coloniaux.
La seconde aliénation est que nous appliquons un droit romano-germanique qui nous est totalement étranger. Notre code de procédures pénales est un legs de la colonisation française qui avait pour corollaire nécessaire notre domination et notre assujettissement dans la perspective de notre exploitation à fond et sans vergogne.
Pourtant, dans la procédure initiale en Droit, la liberté doit être la règle et l’emprisonnement l’exception, la présomption d’innocence aidant. Les individus qui doivent être privés d’office de liberté sont les criminels de sang, les dangereux bandits qui sont un danger public notoire, ceux dont la liberté risque de compromettre l’enquête en cours et ceux qui présentent des risques de fuite pour se soustraire à la Justice. Tous les autres, supposés innocents, doivent retourner auprès de leurs familles et vaquer à leurs occupations professionnelles après inculpation et, au besoin, mise sous contrôle judiciaire. Quitte à déposer une caution.
Quelqu’un accusé d’insulte publique, de vol, de détournement après bouclage de l’enquête, un fumeur de chanvre indien, un manifestant ayant bravé une interdiction, un citoyen poursuivi pour le délit d’outrage doivent rentrer chez eux après inculpation. Leurs mandats de dépôt doivent être établis lors de leurs condamnations après procès et non le jour de leur inculpation.
La double aliénation évoquée au début a deux conséquences graves. La première est un système judiciaire ayant une orientation 100% sanction. Les prisons sénégalaises, qui datent toutes de la colonisation française, sont dans un état indigne qu’un éleveur de moutons n’accepterait pas pour y mettre ses bêtes. L’insertion et la réinsertion des détenus est très loin d’être une priorité. La seconde est la banalisation de la prison auprès des magistrats qui peuvent mettre en détention provisoire des individus pendant de très longues années ou priver de liberté un innocent sans aucune compensation à la clef ni sanction du magistrat fautif. Comme du temps de la colonisation.
Un autre facteur explicatif de cette obsession pour le mandat de dépôt pourrait être le sentiment diffus de se complaire dans le malheur d’autrui ou de vouloir lui infliger, inutilement, des souffrances qui en font un paria social. Méchanceté à la sénégalaise.
Une double solution s’impose. D’abord, renverser tout cet arsenal juridique romano-germanique hérité de la colonisation et le remplacer par un Droit sénégalais authentique conforme à ce que nous sommes, nos systèmes de valeurs sociales, culturelles et religieuses, nos problèmes spécifiques et notre devenir assumé. Ensuite, éduquer les magistrats à une approche autre de la sanction, plus intelligente et humaine.
Et, pour cela, nous ne sommes, très certainement, pas encore prêts.
Mamadou Sy Tounkara