Cher Hamidou,
Je ne te jetterai pas la pierre. Je préfère te tendre la main. Dans les cultures sénégalaises que nous avons en partage, lorsque l’un des nôtres trébuche et tombe, on lui tend la main pour l’aider à se relever. C’est ce que j’ai appris.
Je comprends ceux qui ont saisi la plume pour te répondre, avec calme et sérénité, mot pour mot. Certains de leurs arguments méritent d’être entendus. J’espère que tu les as entendus.
Hamidou, tu as emprunté un chemin chaotique, cahoteux et dangereux. Tu as trébuché et tu es tombé. Savais-tu ce chemin aussi risqué ? Je l’ignore. J’ignore aussi les raisons qui t’ont poussé à tenir tes propos, à t’engager dans cette voie. A vrai dire, je ne souhaite même pas les connaitre. Je voudrais seulement que tu changes de route, et vite, afin qu’aucun autre de mes frères et sœurs ne t’y suive. C’est une voie sans issue. Elle est dangereuse car elle mène inéluctablement, inévitablement, irréparablement et irrémédiablement dans l’antre du démon de la division et de la destruction de ce bel héritage que nous ont légué tous nos ancêtres, qu’ils se nomment Dia, Sy, Sall, Kane, Ba ou encore Diop, Ndiaye, Diouf, Diallo, Baldé, Diatta, Keïta, et bien d’autres.
Hamidou, laissons nos historiens raconter nos histoires. Toutes nos histoires. Et tirons de ces histoires plurielles, métisses et finalement uniques, le meilleur pour réussir notre vivre-ensemble et construire la société tolérante que nous voulons laisser à nos enfants.
Cher frère, nous sommes si faibles, vulnérables et si démunis face aux autres peuples du monde, qu’ils soient d’Occident ou d’Orient, peuples qui nous voient tous de la même façon et ne recherchent que nos faiblesses et nos divisions pour mieux profiter de nous, qu’il serait suicidaire, de notre part, de cultiver d’hypothétiques suprématies entre nos ethnies, nos langues, nos religions ou nos confréries.
Nos sociologues et nos anthropologues nous ont déjà enseigné que la différenciation d’une culture vis-à-vis des d’autres et la survalorisation de ses attributs par rapport à ceux d’autres cultures, est pour chaque groupe, un simple moyen de construction sociale et identitaire et un facteur de consolidation des liens entre ses membres. Dans nos cultures, les mots, symboles et mythes utilisés par les communautés pour se distinguer des autres, sans nécessairement chercher à les nier, sont généralement enrobés dans une certaine pudeur qui fait qu’ils étaient dits, racontés ou montrés à l’intérieur du groupe, plus pour fouetter l’ardeur des individus au travail, leur attachement à la communauté et leur respect des normes et valeurs les plus positives, que pour dévaloriser les autres. A chaque fois que ces principes ont été changés et dévoyés pour des raisons politiques ou économiques, cela a conduit à des conflits plus ou moins dramatiques.
Admettons, cher frère Hamidou, que l’une de nos ethnies soit devant et les autres derrière, que l’une soit «supérieure» aux autres. Et après ?
A quoi tout cela rime-t-il si les «supérieures» autoproclamées comme les «dernières» sont vues par d’autres peuples comme de vulgaires Africains, «nègres», pauvres et forcément les plus médiocres, les plus désorganisés, les plus antidémocratiques, les plus violents et intolérants du monde.
N’avons-nous pas d’autres combats à mener ensemble, la main dans la main, pour libérer nos peuples de tous les préjugés raciaux et les injustices sociales, politiques et économiques qu’ils vivent depuis des siècles.
Prends-donc ma main Hamidou, reviens sur tes pas et rejoins ces rares intellectuels africains qui assument encore le poids de leur destin qui n’est autre que de refuser de se laisser embrigader dans des communautarismes asphyxiants pour s’élever vers l’idéal national et africain.
Je voudrais partager avec toi cette réflexion juste et rassurante sur la responsabilité des élites dirigeantes, faite par notre père, le doyen Cheikh Hamidou Kane, dans l’avant-propos du rapport de la Commission sur les questions sociétales : valeurs, éthiques et solidarités des assises nationales, commission qu’il a présidée et dont j’avais l’honneur d’être l‘un des vice-présidents et rapporteur : «La perte des repères, l’angoisse devant des lendemains incertains sont parmi les états d’esprit les plus largement partagés par les Sénégalais du temps présent. Le mal a pris une ampleur et une acuité telles qu’il s’impose l’ardente et urgente nécessité que notre société, dans son ensemble, s’attèle sans faux fuyants ni retards à la recherche de ses causes ainsi que des remèdes qu’il faut y apporter.
Faute de cette mobilisation et de cette remise en cause radicale de nos fondamentaux, aucun segment de notre communauté, nos populations au sens large pas plus que les élites dirigeantes modernes ou traditionnelles ne sera épargné par les conséquences qui pourraient découler de notre irresponsable et commune démission. Cependant, ceux qui sont interpellés au premier chef par cette situation de péril, ce sont les derniers nommés, c’est-à-dire les élites dirigeantes, modernes et traditionnelles.
Pour diriger, c’est elles, en effet, qui ont été investies d’espoir, de confiance et de responsabilité par notre Peuple, les unes du fait de leurs savoirs, de leurs expertises modernes, et de leur désignation par le suffrage électoral, les autres en raison de leur exemplarité supposée dans l’observance des valeurs religieuses, morales et culturelles qui constituent les fondements de notre communauté.»
Cher Hamidou, notre Peuple, sans chercher à se mettre au dessus des autres, a une spécificité qui doit être la matière première de son progrès économique et social. Cette spécificité sénégalaise, selon le Professeur Souleymane Bachir Diagne, ne relève pas de l’essence mais résulte de la convergence de facteurs d’ordre géographique, démographique et historique.
Il y a, nous dit-il, «une spécificité sénégalaise qui est la suivante : si nous regardons la géographie de notre pays, nous sommes un pays Finistère, c’est-à-dire le dernier point du continent s’avançant sur la mer. Ce qui revient à dire que notre démographie a été constituée par des apports de populations fort nombreuses et nous sommes au carrefour de beaucoup de cultures. Et cela donne une sorte de spécificité sénégalaise que je verrais dans le pluralisme».
Frère Hamidou, notre pays est le lieu de convergence de populations et d’influences venant de l’espace mauritano-saharien musulman au Nord, de l’espace culturel soninké et manding, entre les bassins des fleuves Sénégal et Niger à l’Est, de l’espace guinéo-forestier au Sud, et enfin de l’espace européo-atlantique, colonisateur, porteur de valeurs de civilisation chrétienne et de modernité de type occidental. L’identité sénégalaise, telle que nous la vivons actuellement, tire ses origines de trois sources : la culture traditionnelle du monde noir, de nature orale, les valeurs religieuses, musulmane, chrétienne et animiste, et la modernité de type occidental.
Les Hal pulaar disent «Neddo ko bandum» qui se traduit chez les wolofs par «Nit Mbokam». C’est absolument juste. Chez les wolofs, Mbokk (parenté) dérive de Bokk (Partage). Si, comme le pensent ces derniers, «Ay Mbokk Moy Ñiy Bokk» ( les parents sont ceux qui ont quelque chose en partage ou qui se partagent quelque chose), alors toi et moi sommes forcément «Mbokk« (parents) puisque que nous partageons notre citoyenneté sénégalaise, notre Patrie et notre Nation.
C’est cela le Sénégal. Ce n’est rien d’autre. Il en sera toujours ainsi in cha Allah, par nos actions et par la volonté de Dieu. Que la paix soit avec toi mon frère.
Cheikh Tidiane DIEYE