Discourir sur le mépris occidental envers l’Afrique présentement est euphémique. Les auteurs de ces lignes ont déjà conscience de remplir les quelques marges restantes d’un cahier des lamentations trop saturé.
Toutefois, la nature pédagogique de la répétition rend légitime de surligner l’intenable arrogance de l’ancienne puissance coloniale française. Les conditions d’octroi de visas par les services de l’Ambassade de France au Sénégal constituent un bel angle d’observation de cette posture néocoloniale.
Depuis quelques années, le Consulat de France au Sénégal, inscrit dans une logique managériale, a décidé d’externaliser les dépôts de visas en les confiant à une structure privée. Ce faisant, il ne serait pas sans intérêt de se poser la question de savoir si l’obtention d’un titre de séjour en France demeure toujours un service public… étranger.
Traditionnellement, la délivrance des visas avait pour lieu « la France » au Sénégal : les locaux du Consulat accueillaient, à juste titre, les Sénégalais désireux de partir, pour diverses raisons, en France. Peut-être le « bruit et l’odeur » de nos concitoyens étaient devenus insupportables pour le Consulat de France, et que meilleure trouvaille pour nous recevoir ne pouvait être autre chose qu’un immeuble du « Plateau » loué par l’entreprise privée qui, désormais, gère notre « clameur » et nos « incivilités ».
Elle sert à ce titre d’intermédiaire attitré au Consulat qui ne délègue pas pour autant ses prérogatives discrétionnaires d’accorder le visa ou de refuser son octroi. Le dédain est poussé à son paroxysme car l’entreprise qui intercepte cette « gêne crasseuse » au nom et pour le compte des services consulaires français s’est établie à quelques encablures de l’édifice qui abrite le Ministère de l’intérieur. C’est un détail certes mais qui comptera dans les développements qui suivront.
Plus sérieusement, l’externalisation des procédures de dépôt des visas qu’opère la puissance coloniale mérite une attention particulière de la part de l’homo senegalensis qui a, comme unique agenda, l’« Emergence ». Encore une rhétorique de plus !
La délégation par la France à une structure privée d’une partie de la procédure d’obtention de visas emprunte des procédés managériaux inappropriés en l’espèce. Le visa est l’instrument à travers lequel un Etat décide d’admettre sur son territoire, pour une durée déterminée, un ressortissant d’un Etat étranger.
Acte de puissance publique, l’octroi du visa indirectement crée, à cet effet, une relation sur la sphère internationale entre deux souverains. L’intervention d’une personne morale de droit privé dans cette relation interétatique remet en cause des traditions internationales bien ancrées.
Un esprit éloigné de toute paranoïa pourrait légitimement s’interroger sur les garanties de confidentialité en rapport avec la protection de ses données à caractère personnel, lorsqu’il serait informé que c’est une structure privée qui se chargera de transmettre son dossier (passeport, empreintes digitales, bulletins de salaire, relevés bancaires…) aux services du Consulat de France.
Quoi de plus légitime si l’on observe l’omerta qu’il y a autour de cette entreprise dont la stature s’est imposée à nous Sénégalais sans conciliabules et qui se permet d’exiger de façon invariable les mêmes pièces quel que soit le nombre de demandes de visa effectué auprès des services consulaires français. C’est à croire que leur professionnalisme est en dilettante ou alors que les Sénégalais sont tous habités par le syndrome de la schizophrénie.
L’externalisation d’une activité jadis propre au secteur économique privé lorsqu’elle est le fait d’un Etat est très problématique surtout pour un service public certes étranger mais en relation avec l’obtention d’un visa. Si à l’ère du néolibéralisme plus rien n’étonne, le voyage cependant, moins un objet économique, raconte d’abord une histoire, une trajectoire.
La personne demanderesse au visa n’est pas une charge administrée par une entreprise privée et, par voie de conséquence, devant faire l’objet d’une compression. La doxa anglo-saxonne de l’Efficiency dont la France fait recours pour l’obtention du visa s’établit avec une inélégance et une impudeur qui devraient alerter les autorités politiques sénégalaises.
Dans une perspective d’optimisation et de réduction des « coûts », la France partage avec la Hollande, l’Espagne et la Norvège le même immeuble et la même entreprise privée pour traiter les dossiers des « pauvres » Sénégalais.
La grammaire financière que mobilisent ces quatre pays peut s’attester à travers la création d’un espace « VIP » pour les demandeurs de visas qui accepteraient de s’acquitter de frais plus onéreux aux fins d’un « meilleur » accueil dans les locaux de l’entreprise privée de réception des dossiers. Quelle rencontre malencontreuse entre VIP et service public du visa ! Peut-être que dans la nouvelle épistémologie occidentale ce n’est pas une aporie.
L’externalisation des procédures d’obtention des visas s’est traduite directement par une augmentation des frais de dépôt à l’encontre des demandeurs. On peut présumer que la puissance coloniale a naturellement répercuté sur les populations sénégalaises les sommes escomptées par son partenaire privé bénéficiaire de l’opération d’externalisation dudit service public. Cette TVA toutefois n’est pas indolore, le consommateur de visa la ressent directement dans son portefeuille.
Confessons le tout de même, une bonne partie des remarques qui précédent est adressée à la France. Bien préoccupée à remettre ses « fainéants » au travail, elle restera sourde aux récriminations de Sénégalais qui n’y vont plus pour en chercher mais pour explorer ses contradictions du moment (si chevaleresque de l’extérieur si fragile de l’intérieur).
Toute la splendeur de cette France demeure entretenue par son stoïsme face au recul de son influence dans le monde. Suicidaire ou inconsciente ? Son attitude pérenne nihiliste fascine plus qu’elle n’inquiète. Elle enterrera donc nos complaintes dans son cimetière de lamentations d’anonymes tristement célèbre.
Quid des autorités sénégalaises alors ? Sont-elles si aveugles au sort de leurs concitoyens ? Qu’il nous soit permis de nous épancher sur un tel paradoxe.
Au-delà des petitesses économiques dont le Consulat de France fait montre sans aucune gêne, le transfert à une instance privée des procédures de dépôt de visas suscite des interrogations relatives à la souveraineté politique des Etats africains francophones mais surtout impose à réfléchir sur leur obligation de préserver et de défendre la dignité de leurs concitoyens.
Le « messianisme » économique français au Sénégal est entrain de picorer les dernières cellules de notre sénégalité ou du moins ce qui nous en reste. Il ne se passe pas une semaine sans que nous ressentions l’humiliation d’être Sénégalais au constat que notre pays s’offre sans retenue à un Etat étranger qui n’aime en nous que la pusillanimité de nos autorités. Ces dernières constituent même des ressources plus stratégiques que nos matières premières qui pour le coup sont une vraie malédiction.
Osons un peu de sarcasme. Nous aurions souhaité être dépossédés de nos richesses avec moins de mépris. Mais où le criait quand l’humiliation ici narrée se passe à une centaine de mètres du Ministère de l’intérieur. Préoccupé à sécuriser l’intérieur du Sénégal (pour mieux l’offrir à qui vous savez), ce ministère n’aurait-il pas oublié ce qu’il y a de plus fondamental : préserver l’intérieur de chaque Sénégalais ? Il n’est pas superfétatoire de relever que le nombre surabondant de demandeurs de visas accueillis dans un même bâtiment du Centre-ville de Dakar par les quatre ambassades, visées ci-haut, fait observer de longues files qui débordent sur la voie publique où les voitures sont censées circuler.
Alignés en rang sur la voie publique, en dehors du lieu où ils sont déshumanisés et réifiés, en temps de pluie comme de grande chaleur, qu’ont fait les Sénégalais à leurs autorités pour qu’elles soient si indifférentes à leur dignité ? Les missions diplomatiques ne font que prendre le relais. Quand les diplomates accrédités dans notre pays parlent aux Sénégalais comme leurs sujets, il est vain de fêter l’indépendance du Sénégal le 4 avril.
Quoi de plus normal pourraient objecter ceux qui nous lisent. Nos propres dirigeants nous ont habitués à ce supplice pernicieux. Par leur comportement, leur inculture, leur opportunisme primaire, ils nous font subir une permanente humiliation (suppression de la réciprocité, gratuité du visa, contrôle renforcé des titres de voyage au départ de Dakar…).
Capturant tous les privilèges de leurs peuples, ils consentent sans une once de culpabilité et de patriotisme à jouir d’une discrimination in favorem consistant à avoir directement accès au service du Consulat français pour les missions officielles voire privées en France (cherchez la nuance). Si la supposée déclaration d’égalité entre citoyens en prend un sacré coup, il s’agit pourtant d’un geste diplomatique hautement apprécié par des personnes qui ne se délectent du pouvoir que parce qu’il fait d’elles d’autres types de Sénégalais.
Décrire cette situation comme un irrespect des puissances occidentales envers les populations sénégalaises nous semble pléonastique. L’estime de soi n’est pas du domaine du caprice ou du luxe ; c’est une ontologie pour tout groupe humain aspirant à sa perpétuation qualitative dans le temps.
A la clôture de ces lignes rédigées sur les marges d’un cahier, ci-haut, présenté comme surchargé de plaintes relatives à l’arrogance néocoloniale des puissances occidentales, il est à espérer que la démarche didactique animant ses auteurs trouve un écho bruissant chez le lecteur sénégalais trop souvent analphabète lorsqu’il coécrit une histoire commune avec l’Occident.
Abdoul Aziz DIOUF et El Hadji Samba NDIAYE
Universitaires sénégalais