Il est fort probable que jamais la contestation sociale du franc CFA n’ait été aussi forte et populaire qu’elle l’est depuis les années 2010. Créée en 1945, après l’institutionnalisation en 1939 de la Zone franc par la France coloniale, cette monnaie est le fil qui relie la première banque française en Afrique de l’Ouest au XIXème siècle, la Banque du Sénégal (1853), aux unions économiques et monétaires de la fin du XXème siècle, UEMOA et CEMAC (1994). Elle est aussi par l’histoire monétaire, le lien entre la traite négrière, ses avatars coloniaux et le processus de décolonisation inachevé, par endroits subverti.
En effet depuis les années 2010 approximativement et sous réserve d’inventaire, un mouvement social s’est dessiné autour du rejet de l’arrangement monétaire franc CFA. Perçu par une écrasante majorité d’Africains non sans raison, comme la somme anachronique d’une rémanence coloniale asservissante, cet ensemble de règles et de relations monétaires et non monétaires semble faire système. Un système asymétrique incompatible avec l’idée d’un développement endogène, par nécessité africaine interne, dès lors que toute économie commence par la faculté de mobilisation et d’allocation de ses ressources suivant ses propres fins.
Si la rature originaire de la souveraineté des États par cette monnaie du « pacte (post)colonial » paraît très présente dans les récriminations, d’autres questions sont désormais propulsées dans un débat échappé des hauteurs sociologiques. Tout se passe comme si, en plus des questions de souveraineté, d’inefficacité économique, le mouvement social rattrapait un magma de très anciennes irrésolutions. Les traditionnelles tensions dans les relations des pays africains avec la France reviennent au premier plan et côtoient pour les renforcer, les demandes d’abolition de ce qui s’apparente à un instrument de déterritorialisation et d’accumulation des réserves africaines au profit du Trésor français. Certes bien des élites françafricaines y trouvent un intérêt tout sauf général. Quant à la stabilité monétaire, porte-étendard esseulé des vertus de la zone, elle bénéficierait davantage aux grandes firmes étrangères, à la valeur de leurs actifs plutôt qu’à l’emploi local et aux investissements de développement qui en paient le tribut. Les contestations s’étendent ainsi à un ensemble compact de terrains en crise : l’occupation militaire étrangère (Mali, Centrafrique, …), l’exploitation inégale des matières premières stratégiques, les firmes monopolistiques (Bouygues, Bolloré, Total, Lafarge, Société générale, …), les in-décolonisations culturelles (langue française, éducation), les privautés politiques et captations sociales.
Le silence de plomb qui a entouré la gestion de la Zone franc depuis ses débuts, malgré des épisodes politiques adverses (Guinée, Mali, Togo, Mauritanie, …) ou des productions intellectuelles critiques, aura finalement été le seul véritable avantage comparatif de cet espace suranné. La (re)montée en discutabilité des institutions franc CFA perceptible depuis de nombreuses années, se hissant à un seuil nouveau à chaque crise (matières premières, dévaluation, euro, taux d’intérêts, crise politique, …) a révélé bien plus que des dysfonctionnements dans l’ordre monétaire.
Sur le plan politique, on est surpris de l’absence de débats sur les politiques de change parmi les élus et même à l’initiative des oppositions politiques. Ces mutismes contrastent avec la marche d’un monde secoué par les violents chocs frappant les monnaies des pays émergents, le dollar, l’euro (Brexit), le repositionnement du yuan, etc. Peu de politiques africains de premier plan ont proposé un horizon autre que le statu quo lorsque la question a été abordée… La production des sciences humaines et sociales, hors économie, a longuement évité l’omniprésent franc CFA, et d’éminents politologues n’ont quasiment jamais produit d’analyses documentées sur cette monnaie exotique, ses institutions, ses élites spécifiques, sa légitimité, ses servitudes. Les historiens de la colonisation ou des temps actuels eux-aussi, souvent, ont oublié le franc CFA, presque trop visible, trop trivial. On penserait même aux juristes, qui auraient bien des choses à interroger dans l’ensemble des conventions d’un franc CFA arrimé sans consultation à une monnaie, l’euro, institué lui par voie référendaire. L’absence de signature des pays africains dans les accords liant la France et l’Union européenne sur le franc CFA (décision européenne du 23/11/1998) résisterait-t-elle à l’épreuve de la constitutionnalité ? Les médias mainstream ne paraissent pas à l’aise avec ce thème et il est souvent commode de lui préférer des aspects anecdotiques plutôt que des investigations qui auraient apporté une réelle valeur ajoutée sociale : la fabrication des billets, la masse salariale des banques centrales, la prise de décision, la production de statistiques,….
Ce qui se dévoile avec le franc CFA, c’est que cette monnaie-là, « garantie » de l’extérieur avec les réserves de l’intérieur (compte d’opérations), préforme une société elle-même extravertie et percluse de contradictions, se donnant le change à ses risques et périls. Avec des élites qui rêvent d’émergence ou de décolonisation sans se soucier de mobilisation des ressources monétaires, avec des figures critiques intraitables sur les manquements électoraux et inaudibles sur la souveraineté monétaire, la cohérence d’un projet sociétal se perd. D’autant qu’il se trouve des décideurs favorables à la fois au franc CFA, à la monnaie de la CEDEAO et à l’agenda 2063 de l’Union africaine qui prévoit … une monnaie unique panafricaine ! Les banques centrales de la zone semblent fières de leur indépendance statutaire vis-à-vis des Etats africains, et paradoxalement assument leur alignement sur la politique de la Banque centrale européenne dont elles suivent les taux directeurs. On en arrive, pour le commun, à des supporters de l’équipe nationale chauvins, prêts à en découdre avec l’équipe de France, et qui en appellent à cette même France pour la surveillance de leurs élections, ou à ces nouveaux hérauts du panafricanisme tardif qui n’ont de langue parlée que le Français ! Le débat sur la monnaie franc CFA révèle comme par effraction mais de façon flagrante, des failles profondes et indicibles dans « les sociétés CFA » dont les contradictions, les apories ne résisteront au temps qu’au prix d’une sévère schizophrénie collective.
La nouvelle discutabilité du franc CFA apporte le réarmement d’un intérêt socialisé pour les politiques publiques et une descente des questions savantes au pied des sociétés, non sans provoquer un choc institutionnel, un choc de transparence, un choc de redevabilité interne. Parallèlement, des transformations cruciales se dessinent dans l’ordre monétaire mondial, avec une compétition relancée entre les monnaies des économies dominantes, des innovations à fort potentiel comme les cryptomonnaies et monnaies alternatives, des applications de transfert de fonds et d’e-commerce, qui pourront contribuer à donner un coup de jeunesse à l’intégration économique, monétaire et sociale citoyenne du continent. La fabrique de la monnaie africaine qui vient est donc bel et bien lancée ce n’est pas le moindre mérite de la prise de parole citoyenne.
Martial Ze Belinga
Economiste-sociologue,
co-auteur de Sortir l’Afrique de la servitude monétaire. A qui profite
le franc CFA ? (La Dispute, 2016)