Fermons un instant les yeux sur ces spectacles d’un autre âge que nous offrent les chefs d’Etat africains accueillant parfois jusqu’à l’obséquiosité le locataire de l’Elysée du moment. Figure obligée et sempiternelle de telles cérémonies : la foule massée au bord des routes, haute en couleur et tambours battant, attendant des heures sous un soleil de plomb ; certains pays allant même jusqu’à fermer leurs écoles pendant quarante-huit heures pour honorer comme il se doit cet invité de marque au nom d’une hospitalité africaine de légende.
Fermons-les encore sur cette autre scène : ces sommets France-Afrique ou Afrique-France, où un chef d’Etat d’une puissance moyenne réunit une cinquantaine de ses homologues africains et leur administre des leçons de démocratie, de sécurité, d’économie, de droits humains et de bonne gouvernance, quand il ne les rabroue pas purement et simplement.
Que les Africains et ceux qui les dirigent se le tiennent pour dit. Ils sont sur le point d’en recevoir une énième. Le dernier locataire de l’Elysée, que la presse de son pays surnomme Jupiter, s’apprête en effet à prononcer son discours sur l’Afrique à Ouagadougou, mardi 28 novembre. Comme il l’a d’ores et déjà montré s’agissant des Africains, il a la condescendance facile.
Aversion, lassitude et appels à la rupture
Tout cela, oublions-le un instant. Mettons de côté les éventuels malentendus, les affects colériques, voire l’indignation. Un fait néanmoins demeure : la relation avec la France a été et reste problématique pour les Africains.
A ce titre, elle doit faire l’objet d’un examen sans complaisance, d’une réflexion approfondie et indépendante tournée vers le futur.
En effet, plus d’un demi-siècle après les indépendances, la France n’est-elle pas, de tous les Etats occidentaux, celui dont les interventions dans ses anciennes colonies, multiformes et répétées, prêtent le plus à controverse ?
N’est-elle pas, de toutes les grandes et moyennes puissances, celle qui subit de plein fouet l’aversion d’une part importante de l’opinion africaine ?
Au demeurant, ne l’accuse-t-on pas de tout et de son contraire, ce qui ne la condamne guère a priori, mais ne la disculpe en rien non plus ?
Sa présence sur le continent constituerait, dit-on, une menace pour l’autonomie de nos peuples et leur soif d’autodétermination. Tantôt elle entraverait le rythme et la direction que devraient prendre les transformations dont nous avons tant besoin, tantôt elle imprimerait, de par ses actions, un cours paroxystique à ce processus, comme ce fut le cas hier lors du génocide des Tutsi au Rwanda, et comme cela risque d’être le cas demain, à la faveur de ce qui se trame en ce moment dans la bande sahélo-saharienne.
Puissance parasitaire, elle vivrait sur le dos de l’Afrique et ne devrait son rang dans le monde qu’au rapport d’extraction scellé avec les élites locales au moment de la décolonisation – rapport sans cesse reconduit sous des formes qui ne trompent plus personne. D’où, au sein des classes éduquées et de la jeunesse politisée, lassitude, raidissement et appels stridents à la rupture et au désengagement.
Vieux fond négrophobe
Il y en a qu’étonne encore cette perception négative. L’arrogance inconsciente du mépris aidant, d’autres nient l’existence même d’un problème et préfèrent tout balayer du revers de la main.
Le recul est pourtant indubitable, et de veau d’or, il n’en est plus. L’aversion, récemment, ne s’est-elle pas cristallisée sur le franc CFA, précipitant des mobilisations transnationales contre cette monnaie désormais prise dans les mailles d’un procès en illégitimité qui n’est pas prêt d’être clos ?
Devons-nous, par ailleurs, faire semblant de ne point entendre la clameur qui monte, s’agissant du rôle qui lui est imputé dans la destruction de l’Etat libyen, laquelle aurait accéléré les dynamiques de désagrégation dans l’espace sahélo-saharien ? Ou encore les dénonciations répétées de sa politique migratoire et l’établissement de centres de triage humain à l’intérieur même des frontières de pays africains formellement souverains ?
Plus grave encore, dans quelle mesure l’externalisation des frontières de l’Europe a-t-elle transformé les Etats maghrébins en garde-chiourmes de l’Occident, attisant par là même le vieux fond négrophobe et non interrogé de leurs sociétés, puis canalisant et détournant leur propre ressentiment contre le mauvais objet, les Négro-Africains que ces Etats enferment dans des camps de fortune, dont ils se débarrassent en plein désert à la manière de déchets, lorsqu’ils ne les exposent pas à des pogroms et aux trafics d’un autre âge ?
Très nombreux, ces griefs ne sont donc pas que symboliques et tout ne se ramène pas a une affaire d’affects contrariés.
Dans la plupart des cas, c’est l’ordre géopolitique sorti tout droit de la colonisation et la place subalterne qu’y occupe l’Afrique qui sont remis en cause. L’on ne saurait comprendre autrement la dénonciation des accords secrets et inégaux qui autorisent l’implantation de bases militaires chez nous et ratifient l’immixtion de la France dans les affaires internes de ses ex-colonies. Dans d’autres cas, la condamnation porte sur le soutien forcené qu’apporte le pays des Lumières aux potentats les plus obscurantistes de la région.
Pour le reste, grossie, déformée ou non, la présence française en Afrique fait l’objet d’une dispute objective et il ne sert a rien de prétendre le contraire.
Ne pas se tromper de diagnostic
Que disent les Africains sinon que certaines modalités de l’action de la France sur le continent créent plus de problèmes qu’elles n’en résolvent ? Qu’en règle générale, ce sont les Africains qui paient le prix le plus élevé de ces aventures ? Et que cela doit cesser si tant est que le projet consiste à se frayer des chemins nouveaux ?
Reste à savoir pourquoi il en est ainsi et pourquoi, plus d’un demi-siècle après la décolonisation, il est si difficile d’infléchir cette logique.
Encore faut-il ne pas se tromper de diagnostic.
Un antagonisme caricatural voudrait faire passer la France pour un ennemi du continent. Comme d’autres puissances, elle y défend ses intérêts. En auraient-ils, il appartient aux Africains de définir clairement les leurs et de les défendre avec la même détermination, chez eux comme partout ailleurs dans le monde, en France y compris. Mais en ont-ils la volonté et s’en donnent-ils les moyens ? Sauront-ils convoquer toute l’intelligence nécessaire à cette fin et s’organiser collectivement ?
Dans la poursuite de ses intérêts en Afrique, la France a, depuis l’époque coloniale, clairement choisi ses alliés locaux. En règle générale, il s’agit non pas des peuples eux-mêmes ou encore des sociétés civiles, mais de potentats souvent cruels et sanguinaires.
Entourés d’une caste servile déterminée à se reproduire indéfiniment au pouvoir, il s’agit, dans la plupart des cas, de tyrans disposés à traiter les leurs comme des captifs de guerre.
L’un des procès les plus significatifs intentés contre la France par les nouvelles générations d’Africains est d’avoir lié son sort à celui de classes dirigeantes qui n’hésitent pas à spolier l’essentiel de ce dont leurs peuples ont besoin pour créer et entretenir, chez eux, les infrastructures d’une vie humaine libre de toute humiliation, qu’il s’agisse des richesses de leurs sols et sous-sols, des ressources nécessaires à la production artistique et symbolique, ou des conditions anthropologiques de leur dignité.
Que, sur la longue durée, la politique française de puissance en Afrique ait été un bric-à-brac de militarisme, de mercantilisme et de paternalisme n’est point pour les rassurer, encore moins la cohorte de ceux qui, n’ayant strictement rien à perdre, sont prêts à prendre toutes sortes de risques avec leur vie et celle des autres.
Héritière directe de l’ère du protectionnisme, de l’expansion coloniale et du racisme conquérant, cette politique aura surtout servi, depuis le XIXe siècle, de béquille au pirate, à l’aventurier et au bon samaritain, pour ne rien dire de la caravane armée et du chasseur d’hommes, du trafiquant d’esclaves et des compagnies concessionnaires aujourd’hui repeintes aux couleurs du jour.
Du coup, elle n’aura jamais été loin du crime, disposée comme elle l’aura sans cesse été, à fermer les yeux, chez nous, sur ce qu’à la vérité nul ne tolérerait dans le reste du monde.
Alors que le capitalisme financier continue sa mue, ne laissant souvent derrière lui qu’un vertigineux champ de ruines et des milieux inhabitables et hostiles à toute vie, le grand risque pour l’Afrique est que, sous couvert de la rhétorique de l’entrepreneuriat, de la paix et de la sécurité, l’organisation de l’économie ne devienne inséparable d’activités guerrières, extractives et finalement prédatrices.
Enfermés dans le giron linguistique francophone
Ne pas se tromper de diagnostic signifie aussi ne point faire de la France le bouc émissaire de tant de malheurs que nous aurions pu éviter, mais que, plus que de coutume, nous nous auto-infligeons.
Ne pas se tromper de diagnostic signifie, par ailleurs, ne pas lui octroyer davantage de pouvoir qu’elle n’en a véritablement dans nos affaires. Du reste, libérer notre imaginaire de ce fardeau mental exige de reconnaître qu’elle ne dispose guère de la capacité de nous faire faire n’importe quoi, et surtout contre notre gré.
Elle aura beau régner grâce à la crainte et à la corruption, la France n’a, dans ses ex-colonies d’Afrique, aucune puissance intrinsèque hormis celle que nous lui avons cédée. Tant que, dans ce rapport, nous lui permettrons de mettre chaque fois la plus grande part de son côté, rien ne changera.
Etablir un bon diagnostic suppose finalement de prendre acte d’événements culturels majeurs dont on ne mesure pas encore toutes les implications pour le futur des relations franco-africaines.
Et d’abord, à supposer qu’elle se soit jamais retrouvée dans cette position, la majorité des Africains n’attend plus, aujourd’hui, grand-chose de la France. Il reste à faire le pas suivant, c’est-à-dire comprendre qu’il n’y a rien à attendre du reste du monde que nous ne puissions nous offrir à nous-mêmes.
De façon plus décisive encore, il n’existe plus, en Afrique, de base sociale assez large et susceptible d’octroyer une légitimité à la politique française de puissance. Le modèle qui consistait à engranger le soutien de potentats sanguinaires et à se passer de l’assentiment des peuples a atteint ses ultimes limites.
Pour son fonctionnement, ce modèle présupposait l’existence, par le haut, d’un bloc clientéliste franco-africain opérant sur la base d’un échange intensif de bons procédés, au sein d’un réseau asymétrique de protection.
Par le bas, une rente de la circulation (visas, bourses, possibilités d’aller et de venir et autres facilités) permettait aux couches moyennes et aux classes éduquées de participer à ce bloc hégémonique. Deux pilliers, le franc CFA et la langue française, en assuraient la fluidité.
Or, en partie à cause de l’aveuglement de la France elle-même, la base sociale sur laquelle s’appuyait ce dispositif n’a cessé de se fragiliser. Le nombre de ceux qui jadis bénéficiaient de cette rente s’est drastiquement amenuisé. Attirés par d’autres horizons, intellectuels, artistes, professionnels en tout genre, étudiants et classes moyennes font désormais défection. Une bifurcation culturelle s’esquisse parmi les élites. Elle oppose désormais ceux qui sont enfermés dans le giron linguistique francophone à ceux qui en sont sortis. Ces derniers parlent d’autres langues (l’anglais notamment) et s’inscrivent désormais dans d’autres faisceaux d’intérêt et de sens.
Rejet de toutes les expressions d’un colonialisme latent
Mais, par-dessus tout, les nouvelles générations ont pris conscience que les rapports franco-africains postcoloniaux reposent sur très peu de valeurs que la France et l’Afrique auraient en partage. Dans un contexte de tarissement des rentes de la circulation, cette vacuité morale et le défaut de légitimité qui s’ensuit expliquent, plus qu’on ne l’a laissé entendre, le recul de l’influence française en Afrique.
Plus que leurs aînés, les jeunes Africains savent que la survie de l’Afrique ne dépend pas de la France, tout comme la survie de la France ne devrait guère dépendre de l’Afrique. Elles ont compris que le fait d’avoir eu, à un moment donné, un passé en commun ne nous condamne pas à envisager un futur ensemble, surtout si ce futur doit se construire à notre détriment.
Entre nous, il ne saurait donc y avoir de relation que mutuellement consentie.
Il s’ensuit que l’histoire nonobstant, la relation entre la France et l’Afrique est purement contingente. Rien ne nous empêche d’y mettre un terme. Encore faudrait-il prendre la pleine mesure de ce que cela coûte.
Emmanuel Macron est arrivé au pouvoir à un moment où le processus de décolonisation de l’imaginaire africain est en phase d’accélération. Désormais, des pans entiers de la jeunesse rejettent viscéralement les survivances du pacte colonial et toutes les expressions d’un colonialisme latent.
Les structures fondamentales de cette décolonisation se donnent le mieux à voir dans la production artistique et esthétique et dans le renouveau de la pensée critique.
Les grands déplacements culturels susceptibles de marquer durablement le paysage mental dans les années qui viennent s’articulent autour du désir irrépressible de mobilité, du refus des frontières et de la revendication, y compris transgressive, d’un droit inaliénable à la circulation.
Voudrait-il sortir la politique africaine de la France des marais du militarisme, du mercantilisme et du paternalisme, le nouveau chef de l’Etat français dispose d’une fenêtre de tir historique. Saura-t-il faire preuve de la puissance intellectuelle et de la force morale requises ?
Car, pour y parvenir, affairisme et économisme ne suffiront guère. Ils ne sont, ni l’un ni l’autre, des concepts. C’est, littéralement, à un autre imaginaire en gestation qu’il faut se greffer.
Les arts du XXIe siècle seront africains
A supposer, comme nous le croyons, qu’il y a encore quelque chose à sauver de cette relation, de quoi s’agit-il et à quel prix ?
Nul doute, d’abord de la densité des rapports humains, de la somme des vies communes, des visages d’hommes et de femmes, tissées au long de quelques cycles de cohabitation, et qui pourraient constituer un terreau possible de coalitions fécondantes.
Comment oublier, d’autre part, la langue, ce bien commun et en supplément, qu’il s’agit à la fois de dénationaliser et de dé-francophoniser afin d’en faire une langue-monde, la manifestation vivante de l’universalité que prône, aujourd’hui, le philosophe sénégalais Souleymane Bachir Diagne ?
Que dire par ailleurs de la production artistique et de la création esthétique ? Puisque les arts du XXIe siècle seront africains, comment ne pas s’en servir pour faire éclore, ensemble, de nouvelles virtualités ?
La réinvention des rapports entre la France et l’Afrique n’a de sens que si ces rapports contribuent à une nouvelle imagination du monde et de la planète. La grande question philosophique, esthétique et culturelle, mais aussi politique et économique du siècle en cours est celle de la mutualité, de la mobilité et de la circulation.
Réinventer la relation avec l’ex-puissance coloniale exige de remplacer le colonialisme par de nouveaux rapports de mutualité, de réciprocité et d’égalité. Le vieux lien colonial a pour socle la reproduction structurelle de multiples asymétries – économiques, politiques, symboliques.
Pour construire ces nouveaux rapports fondés sur le respect et la mutualité, il faudra en finir avec l’ensemble des dispositifs symboliques qui assignent aux Africains une position de subalternité que l’on cherche ensuite à faire passer pour naturelle.
Dans le domaine économique, il s’agit d’en finir avec la relation d’extraction et de prédation des ressources naturelles et matières premières du continent.
Afin d’inverser un rapport économique structurellement défavorable aux pays africains, la question des flux financiers illicites rapatriés par les multinationales françaises, des exonérations fiscales indues, des contrats miniers ou pétroliers léonins imposés aux Etats africains, de l’effectivité des transferts de technologies doit être mise sur la table et faire l’objet de transparence.
Un rêve d’apartheid s’est emparé du monde
Au-delà des jeux de puissance, la seule discussion d’avenir avec la France, le seul débat philosophique digne d’intérêt avec ce pays qui a significativement contribué à la vie de l’esprit, c’est celui-là : comment assurer la durabilité de ce monde, le seul que nous avons en partage.
Cette durabilité exige la redistribution la plus équitable possible du droit universel à la mobilité et à la circulation.
Cette politique de la circulation planétaire, il nous revient d’en imaginer les fondements éthiques, à l’heure où le rêve d’apartheid semble s’être à nouveau emparé du monde.
Cette conversation, c’est à nous de la conduire, au-delà de la politique des Etats, avec ceux qui, des deux côtés de la Méditerranée et du Sahel-Sahara, ne sont pas satisfaits de la manière dont nos gouvernements respectifs organisent le cloisonnement des mondes et la reconduction des tutelles anciennes dans les conditions contemporaines.
Achille Mbembé et Felwine Sarr
Ils dirigent Les Ateliers de la pensée de Dakar. Ils ont coédité Ecrire l’Afrique-monde (Paris, Philippe Rey, 2017).