L’une des caractéristiques de la société de consommation est que les citoyens y sont très prompts à assimiler des idées et des schémas intellectuels, mais sont d’une extrême paresse lorsqu’il s’agit de produire des réflexions par eux-mêmes. Or l’imitation est certes un des facteurs essentiels de la socialisation de l’individu, mais aucune société viable ne peut se contenter exclusivement d’imitateurs. Dans la société de consommation les peoples sont les icones incontestables qui servent de modèles aux jeunes et même à certains adultes. Le secteur qui souffre le plus de la peoplisation de la société c’est l’éducation. L’éducation qui devrait être la mamelle nourricière des enfants de la cité est devenue un lieu d’émulation aux attitudes de people.
La télévision qui était pressentie pour être le nouveau levier pour reconnecter la société à l’école est devenue un moyen de floklorisation de la « science ». Les intellectuels, trop friands de célébrité, ont boudé l’univers austère et calme des bibliothèques pour plonger sans retenue dans l’univers médiatique où le paraître l’emporte sur l’être ; les formules sur la réflexion ; et la manipulation sur la vérité. Au lieu que la télévision soit le relais ou le moyen de vulgarisation de la science, c’est le contraire qui s’est produit : celle-ci s’est inféodée à celle-là. Tout le monde rêvait d’un décloisonnement de la science et de l’intellectuel pour plus de culture en faveur de la masse : la télévision avait été promise comme le principal levier à actionner pour démocratiser la culture. Mais sa présence dans les familles et son action dans les consciences semblent aller à l’encontre d’une telle promesse. Car au lieu que la télévision se décide à « ressembler » à la science, c’est l’inverse : le savoir est devenu une mise en scène.
Certaines télévisions, c’est vrai, ont fait preuve de courage et d’innovation en proposant des émissions essentiellement dédiées à l’éducation ; mais là où le bât blesse, c’est qu’elles ne font que transposer l’école (dans sa forme la plus archaïque) à la télévision. A la place d’émissions interactives où les élèves sont parties prenantes du processus et des procédés d’apprentissage, on nous propose des monologues d’une professeur qui ne fait que restituer ce qu’il appris dans les manuels d’enseignement. Or quel intérêt un élève a-t-il à suivre un cours magistral à la télévision ? Ne serait-il pas plus judicieux, au lieu de faire de la télévision une pale copie de l’école, d’en faire plutôt un supplément pour celle-ci ?
Un enseignement n’a de sens que si les contenus qu’il inculque peuvent servir à résoudre des problèmes. Les cours théoriques sont disponibles dans les livres, dans le net, dans le téléphone portable et bien sûr dans le bon vieux cahier de leçons. C’est donc faire double emploi que de venir à la télévision faire un cours théorique sur l’origine de la philosophie, sur le romantisme ou sur la deuxième guerre mondiale. Le monde change, les hommes aussi : les méthodes d’enseignement ne peuvent, par conséquent, pas être figées. Il faut exploiter la curiosité télévisuelle des jeunes d’une façon plus pragmatique : la télévision doit devenir un lieu d’expression des difficultés pédagogiques auxquelles sont confrontés les élèves et, par ricochet, un autre moyen d’y remédier.
Ce dont les élèves ont besoin c’est un professeur, craie à la main, disposé à répondre aux questions des élèves et à résoudre des problèmes théoriques précis. Il est préférable de suivre un professeur résoudre une équation mathématique ou chimique ou proposer un raisonnement pour prendre en charge un problème philosophique que de suivre le monologue d’un professeur qui se transforme en répétiteur de cours. Les émissions interactives marchent en politique et dans les émissions dédiées aux problèmes de société, et il n’y a pas de raison que ça ne marche pas pour l’école. Étudier un texte et traiter les grandes lignes d’une dissertation sont des activités pédagogiques faisables à la télévision. Face à un parterre d’élèves qui n’ont pas les moyens d’avoir un encadrement à domicile, un professeur devrait pouvoir remédier à certaines difficultés scolaires.
Démocratiser le savoir, c’est la vocation de l’école et tout média qui peut y contribuer remplit sa fonction de service public. Il nous arrive souvent, en donnant la parole aux élèves, de comprendre davantage leurs difficultés et leur niveau de compréhension de nos enseignements. Et si un professeur est capable à l’école d’encadrer des élèves par la résolution de problèmes mathématiques ou par des dissertations, il doit être capable de venir à la télévision, proposer un sujet ou analyser celui proposé par un élève ou un téléspectateur. On nous opposera certainement des risques de dérives, vu que le comportement insolent d’un téléspectateur ou d’un élève pourrait fausser le jeu. Mais l’expérience montre que des moyens techniques pour traquer les fossoyeurs sont disponibles. La peur du risque n’est jamais un argument suffisant pour dissuader les hommes qui ont le courage de leurs idées.
Réconcilier de cette façon l’école et la société par l’entremise de la télévisons est d’ailleurs le meilleur moyen de lutter contre les dérives de l’école actuellement dénoncées dans la presse. Tout le monde décrie une privatisation précaire des enseignements, non par la concurrence du privé (ce phénomène est normal et même souhaitable) mais par une incursion du privé dans le public. En effet, beaucoup de parents d’élèves se plaignent des coûts de plus en plus élevés des cours d’encadrement. Des pratiques très peu catholiques sont dénoncées ça et là sans que personne ne puisse faire quoi que ce soit ni même savoir si c’est vrai ou pas. Il faut dire qu’il y a une véritable anarchie dans ce domaine : chacun s’arroge le statut d’encadreur sans qu’aucune instance ne soit habilité à dire qui est apte à le faire. C’est vrai qu’un enseignant qui est déjà en classe est censé être apte à encadrer des élèves, mais pourquoi des inspecteurs sont alors envoyés dans les écoles ?
Les cours dits d’encadrement sont soit des cours de remédiation, soit des cours d’approfondissement dédiés aux élèves qui préparent le concours général ou qui sont nantis de capacités supérieures à la moyenne. Il est évident que la façon d’encadrer tous ces élèves n’est pas la même. Et les dérives sont insondables dans ce domaine. On entend des suspicions de fraude par-ci, des dénonciations calomnieuses par-là, et cela prouve qu’il y a lieu de mettre de l’ordre dans cette anarchie. Tel professeur a donné aux élèves qu’il encadre le sujet proposé par la cellule, tel autre, par jalousie, a accusé son collègue de triche, etc. Partout où la concurrence n’est pas régulée il y a des abus de ce genre : la publicité mensongère, le dumping, le vol de produit (sujets en l’occurrence ici) etc. La cupidité humaine n’a pas de limite et pour les biens matériels nous sommes parfois sur la pente de la dégénérescence.
Pour l’argent et la célébrité l’homme de la société de consommation ne recule devient rien : les manœuvres les plus viles sont utilisées pour se faire un nom ou pour souiller et ternir l’image d’un concurrent. Les pseudos banquets ou conférences littéraires de fin d’année sont ainsi des théâtres de mise en scène pour un culte de la personnalité qui frise la mégalomanie. Alors que les élèves en fin d’année sont stressés et au bord du surmenage, on les trompe avec ce genre de mise en scène dénuée tout intérêt pédagogique. On exploite la crédulité et l’angoisse de jeunes gens en leur faisant croire qu’on a la recette miracle. On sait pertinemment que rien qui puisse sauver un candidat ne sort de ces rencontres qui ressemblent de plus en plus à des séances de prestidigitation intellectuelle. Le plus scandaleux c’est que ces « conférences » littéraires et/ou philosophiques commencent à être payantes ? Comment peut-on demander à un élève sénégalais de payer pour assister à une conférence de ce genre ?
L’une des faiblesses de l’oralité, c’est quelle est très propice au sophisme et au folklore : quand bien parler devient bien penser, il n’y a plus de raison d’aller acquérir la science. Au lieu d’investir son énergie dans la quête du savoir, l’intellectuel d’aujourd’hui s’emploie plutôt à acquérir la rhétorique ; et on comprend aisément le sentiment de révolte qui avait envahi Socrate lorsqu’il comparait les sophistes à des prostitués. Les pratiques censitaires dénoncées ça et là dans les structures scolaires ne sont pas toutes dénuées de fondement et il faut sévir non seulement pour protéger l’école qui est une propriété de la république mais aussi pour sauver les jeunes citoyens de pratiques mafieuses. Il faut avoir le courage de dire qu’il y a des pratiques qui ressemblent plus à du charlatanisme qu’à autre chose : le point focal d’un enseignement c’est l’élève et non l’enseignant. Il faut donc que ce dernier soit associé dans le processus d’acquisition du savoir.
Nous devons protéger l’école car, l’Afrique n’a pas d’autre chance de sortir de la domination et de la pauvreté que l’acquisition de la science et du savoir-faire. Nous pouvons tout perdre et malgré tout travailler à notre rédemption sauf l’école. L’école est le grenier de la république : quand elle est vidée de sa substance, c’est la mort de la citoyenneté et de toute culture d’émulation. La déstructuration de l’école est pire que n’importe quelle épidémie de maladie mortelle, car des citoyens sans science sont non seulement sans vertu, mais ils sont, avec leurs richesses, à la merci des autres peuples. Il faut sauver l’école sénégalaise, elle souffre d’un laisser-aller qui est la conséquence d’une démission spectaculaire du gouvernement. Il n’ y a pas une politique éducative claire dans ce pays, il y a plutôt une politique de chiffres dans le domaine de l’éducation. Pour faire revenir la qualité à l’école il faut changer nos méthodes d’enseignement, mettre à jour les contenus pour les adapter à nos besoins. Mais il faut, au préalable, protéger l’école contre toute forme de prédation.
Pour dire encore un mot sur la télévision, il nous faut ajouter qu’elle gagnerait davantage en faisant la promotion des émissions éducatives que ce qu’elle gagne en inondant les consciences de culture folklorique. Si la télévision a un service public, cela ne peut pas se résumer au divertissement ; elle doit contribuer à rendre l’homme meilleur au lieu de l’abrutir sans cesse avec le sensationnel. Il ne faut pas oublier que la télévision est un produit de la science et de la technique : elle se trahirait donc si elle ne participait pas la vulgarisation du savoir. Les citoyens, parce qu’ils y ont accès, ont transformé les réseaux sociaux en leviers pédagogiques.
Les Grecs avaient leurs banquets et leurs agoras, l’homme d’aujourd’hui exerce sa citoyenneté à travers les réseaux sociaux. La télévision par contre est en retard dans ce domaine parce qu’elle refuse de s’ouvrir et d’être accessible au public. Il n’y rien de moins démocratique que la télévision parce que ses clinquants et procédés manipulatoires déroutent le citoyen ordinaire. Il faut faire de sorte que le citoyen cesse d’être un élément du décor qui permet de garnir le vide dans la production des émissions télévisées. Il nous faut une télévision où le citoyen se sente chez soi ; une télévision qui fait de l’homme son principal intrant en matière de production.
Alassane K. KITANE
Professeur au Lycée Serigne Ahmadou Ndack Seck de Thiès
SG du Mouvement citoyen ALBEL-Sénégal
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