Dans le but de promouvoir une amélioration de la justice commerciale par un renforcement de la protection des investisseurs et une réduction des délais d’exécution des contrats, le gouvernement du Sénégal a initié un projet de loi portant création, organisation et fonctionnement des tribunaux de commerce et des chambres commerciales d’appel, qui fut adopté par l’Assemblée nationale le 19 juin 2017.
La loi portant création, organisation et fonctionnement des tribunaux de commerce et des chambres commerciales d’appel a été promulguée le 28 juin 2017 sous le n° 2017-27.
Dans l’exposé des motifs de ladite loi, les tribunaux de commerce sont définis comme «les juridictions spécialisées compétentes pour juger en premier ressort les affaires commerciales, c’est-à-dire les litiges relatifs aux actes de commerce (achat de marchandises pour les revendre, lettres de change, opérations de banque, engagements nés à l’occasion du commerce). Entrent également dans la compétence des tribunaux de commerce les litiges concernant les sociétés commerciales, notamment les incidents relatifs à la cessation des paiements, le redressement et la liquidation judiciaires des entreprises».
Cette loi que d’aucuns qualifient de révolutionnaire n’est pas sans comporter plusieurs aberrations.
Des innovations majeures
En effet, le législateur affiche clairement sa volonté «révolutionnaire» en redessinant complètement la cartographie de l’organisation de la justice civile et commerciale sénégalaise.
A titre illustratif, on peut noter
– L’institution d’une juridiction spécialisée, exclusivement compétente pour le traitement des affaires commerciales, et par ricochet des chambres commerciales d’appel qui sont exclusivement compétentes pour statuer sur les décisions rendues par les tribunaux de commerce, (le Tribunal de grande instance traitait à la fois les affaires civiles, commerciales et pénales ; ce qui était un facteur bloquant pour la célérité),
– L’admission au Tribunal de commerce de juges non professionnels, appelés juges consulaires, qui sont des personnes expérimentées en matière commerciale, jouissant de leurs droits civils et civiques, proposées par la Chambre de commerce d’industries et d’agriculture de Dakar. Le législateur pense sans doute que ces derniers pourraient aider les juges professionnels dans la compréhension de certaines opérations spéciales,
– La consécration de l’obligation par le Tribunal de commerce de recourir d’abord à la conciliation. Ce qui permettrait d’une part d’éviter les longues procédures, et d’autre part de régler la partie de la créance qui n’est pas contestée,
– La compétence des tribunaux de commerce à connaître en premier et dernier ressort de toutes demandes dont le taux du litige est inférieur ou égal à cent millions et à charge d’appel de toutes demandes dont le taux du litige est supérieur à cent millions,
– La volonté manifeste dans la célérité dans le traitement des dossiers notamment par :
- La réduction des délais des procédures :
3 mois au maximum pour la conciliation,
3 mois au maximum pour la mise en état,
4 mois au maximum pour le délibéré ;
3 jours au maximum à compter de la réception de l’acte d’appel pour transmission de la décision attaquée par l’administrateur de greffe du Tribunal de commerce au greffier de la Chambre commerciale de la Cour d’appel ;
3 mois au maximum pour la décision de la Chambre commerciale d’appel
- La possibilité de correspondre désormais par courriers électroniques.
Cette innovation de taille permet dorénavant la possibilité de recevoir une assignation, un jugement, une sommation par voie électronique.
Aux limites manifestes de la loi 2017-27
Cependant, force est de constater que malgré ses nobles ambitions affichées, cette loi comporte plusieurs limites tant sur la forme que dans le fond.
Au plan formel, l’on relève d’emblée que l’article 5 de la loi 2017-27 prévoit le recours obligatoire à la conciliation par le Tribunal de commerce et l’article 7–4 de la même loi donne compétence au Tribunal de commerce de connaître des procédures collectives. Quelle serait la conduite du Tribunal dans le traitement d’une conciliation en matière de procédures collectives dont le régime juridique est clairement défini par les dispositions de l’article 5 de l’Acte uniforme, portant organisation des procédures collectives du 10 septembre 2015 ?
A titre d’exemple, l’article 5-3 de l’Acte uniforme précité fixe un délai maximum de quatre (4) mois pour la procédure de conciliation, alors que l’article 22 alinéa 6 de la loi 2017-27 prévoit un délai maximum de trois (3) mois. Le législateur va sans doute se retrancher derrière le principe de la hiérarchie des normes qui voudrait que la norme supérieure prévale en cas de non-conformité avec la norme inférieure (le droit communautaire Ohada sur une loi nationale). L’idéal serait d’entreprendre la codification de toutes les normes régissant la conciliation dans cette réforme, afin d’éviter une pareille confusion.
Ensuite, dans les conditions d’accès à la profession de juge consulaire, l’article 10 de la loi 2017-27 dispose que
«les juges consulaires doivent être de nationalité sénégalaise, être âgés de trente ans au moins et jouir de leurs droits civils et civiques.
Ils doivent avoir, pendant au moins cinq ans, exercé le commerce ou participé à la gestion d’une société commerciale ou à la direction d’une organisation professionnelle ou interprofessionnelle représentative du commerce, de l’industrie ou de l’agriculture ou de tout autre secteur d’activités assimilé.
Ils doivent, en outre, n’avoir subi aucune condamnation pour crime à une peine d’emprisonnement ferme pour escroquerie, faux et usage de faux, abus de confiance, abus de biens sociaux, banqueroute ou n’avoir pas fait l’objet de règlement judiciaire ou de liquidation des biens. Sont déchus de leur mandat les juges consulaires qui sont frappés de l’une des mesures visées ci-dessus ou qui perdent leurs droits civils et civiques».
Etant des professionnels de l’activité commerciale, les juges consulaires pourraient être amenés à favoriser ou défavoriser un justiciable devant le Tribunal de commerce pour diverses raisons (déstabiliser un concurrent, lien de parenté ou d’amitié avec une partie au procès, contentieux antérieur avec une partie au procès…).
Raison pour laquelle le législateur devait inclure la possibilité pour une partie au procès qui dispose de preuves tangibles, d’intenter une action en récusation d’un juge consulaire dont la neutralité paraît douteuse.
Enfin, un bref survol des législations qui organisent les Tribunaux de commerce dans certains pays de la sous-région nous a permis de constater qu’à quelques exceptions près, la loi 2017-27 du 28 juin 2017 portant création, organisation et fonctionnement des tribunaux de commerce et des chambres commerciales d’appel au Sénégal est rédigée presque de la même manière que la Décision n°001/Pr du 11 janvier 2012 portant création, organisation et fonctionnement des Tribunaux de commerce en Côte d’Ivoire ou encore la loi n°2015-08 du 10 avril 2015, fixant l’organisation, la compétence, la procédure à suivre et le fonctionnement des tribunaux de commerce en République du Niger. Aurait-on un conseiller ou un rédacteur commun ?
Quant au fond, le principe d’admission des juges consulaires devant les Tribunaux de commerce et les chambres commerciales d’appel est en déphasage avec les dispositions de la Constitution sénégalaise qui prévoient en matière de séparation des pouvoirs que la prérogative de rendre une décision de justice est du ressort exclusif des magistrats. Ces derniers sont nommés selon une procédure déterminée par l’article 90 de la Constitution sénégalaise qui précise que «les magistrats autres que les membres du Conseil constitutionnel et de la Cour des comptes sont nommés par le président de la République après avis du Conseil supérieur de la magistrature. Les magistrats de la Cour des comptes sont nommés par le président de la République après avis du Conseil supérieur de la Cour des comptes».
De plus, l’article 2 de la loi organique n° 2017-10 du 17 janvier 2017 portant Statut des magistrats rajoute que «le corps judiciaire comprend les magistrats :
– de la Cour suprême ;
– de l’administration centrale du ministère de la Justice ;
– des cours et tribunaux.»
Or, les alinéas 3 et 4 de l’article 9 de la loi 2017-27 du 28 juin 2017 disposent que «les juges consulaires titulaires et leurs suppléants sont nommés par arrêté du ministre chargé de la Justice, sur proposition de la Chambre nationale de commerce, d’industries et de services et des Chambres régionales de commerce, d’industries et de services. Les juges du Tribunal de commerce sont nommés par décret».
On voit mal comment l’institution des juges consulaires peut être implémentée dans le corpus judiciaire du Sénégal sans se conformer aux dispositions de la Constitution et/ou abroger les lois antérieures ayant prévu des règles contraires.
Pis, en prévoyant l’admission des juges consulaires au niveau des chambres commerciales d’appel, l’article 27 de la loi 2017-27 du 28 juin 2017 permet à des commerçants (juges consulaires) de participer à la confirmation ou à l’infirmation d’une décision de justice rendue par un Tribunal de commerce présidé par un magistrat. Ne va-t-on pas loin avec cette hérésie ? Bien sûr qu’il faudrait corriger au plus vite cette inadvertance qui pourrait devenir un facteur bloquant à la célérité dans le traitement des dossiers, recherchée par ladite loi. Aussi, faut-il rappeler qu’en France, les juges consulaires ne sont pas admis à siéger au niveau des Cours d’appel. Leurs compétences se limitent exclusivement aux Tribunaux de commerce.
En ce qui concerne l’encadrement des procédures au niveau des Tribunaux de commerce et des Chambres commerciales d’appel dans des délais bien précis, il est déplorable de constater le mutisme du législateur sur le sort de la procédure en cas de non-respect desdits délais.
En termes pratiques, qu’adviendrait-il :
- Si la conciliation n’aboutit pas dans le délai de trois mois fixé par l’article 22 ?
- Si le juge de la mise en état ne dépose pas son rapport dans le délai maximum de trois mois prévu à l’article 24 ?
- Si le Tribunal ne rend pas sa décision dans le délai maximum de quatre mois à compter de la date de la première audience (article 26) ?
- En cas d’appel, si l’administrateur de greffe ou le greffier en chef de la juridiction qui a rendu la décision attaquée ne transmet pas, dans le délai de trois jours fixé par l’article 28, au greffe de la Chambre ou des Chambres commerciales d’appel de la Cour d’appel compétente l’entier dossier de la procédure ?
Bien qu’il applique aux mesures d’instruction les règles fixées pour les ordonnances du juge rapporteur à l’article 26 in fine, le législateur reste muet sur le sort de la procédure en cas de non-respect des délais. Ce mutisme constitue une insécurité juridique pour les créanciers, notamment bancaires, face aux recours abusifs des clients de banque à la demande d’expertise de comptes en contestation du montant de la créance. La loi laisse ainsi un vide juridique sur les conséquences du non-dépôt du rapport d’expertise dans les délais.
Il est toujours bon de prévoir des délais d’exécution afin de promouvoir la célérité dans le traitement des dossiers, mais encore faudrait-il que le non-respect de ces délais soit sanctionné.
En somme, il faut reconnaître que la lenteur dans le traitement judiciaire des dossiers ayant un objet commercial continue à être un sérieux problème au Sénégal. Les causes sont diverses : accroissement du contentieux, complexification de la procédure, insuffisance du personnel de la justice, comportement dilatoire des parties… Ainsi, les acteurs économiques ne peuvent que se réjouir de la volonté manifeste des pouvoirs publics à résoudre cette équation à travers la loi 2017-27 du 28 juin 2017 portant création, organisation et fonctionnement des tribunaux de commerce et des chambres commerciales d’appel. Cependant, il demeure constant que cette loi comporte plusieurs limites qu’il urge d’amender afin d’éviter qu’elle soit vidée de sa quintessence.
Ababacar Sy DIAGNE
Juriste de banque
diagneaba@gmail.com