Si nous avons décidé de saisir la plume et de partager cette contribution, c’est parce que nous ne sommes pas seulement concernés, en tant de Sénégalais, par cette crise nationale. C’est aussi parce que nous la vivons, au quotidien, au plus profond de notre chair. Lorsqu’en décembre 1982 toute la ville de Ziguinchor fut réveillée au petit matin, d’une nuit pourtant paisible, par le crépitement des mitrailleuses et les intonations des armes lourdes, nous ne pouvions nullement imaginer que nous assistions au démarrage d’un conflit dramatique qui transformerait à jamais notre belle région et notre pays. Nous avons vécu ce moment différemment, certes, mais sûrement avec la même intensité, la même douleur et les mêmes interrogations. Nous étions, l’un jeune écolier innocent de onze ans sortis dans les rues de la ville, à quelques encablures du marché de Boucotte, à l’exact endroit où se tenait le « Garage Alwar » pour voir ce qu’il se passait, et l’autre jeune militaire engagé dans l’armée nationale. Le destin nous a réuni aujourd’hui dans l’action pour notre pays et notre région, portés l’un comme l’autre par notre foi en l’avenir de la Casamance, notre volonté de changer le cours de son histoire et notre détermination à contribuer à sa prospérité dans le cadre d’une Nation Sénégalaise unie et en paix.
Nul ne peut objectivement arguer que les gouvernements successifs n’ont pas consenti des efforts pour ramener la paix en Casamance. Nul ne peut douter des actions militaires visibles ou invisibles menées avec courage, mais toujours avec mesure et discernement, par nos forces armées pour assurer la sécurité des personnes et de leurs biens. Des dizaines de soldats ont versé leur sang pour la paix et pour l’unité nationale. Beaucoup de nos compatriotes, victimes innocentes, ont perdu la vie ou sont handicapés à vie du fait des mines anti-personnelles qui ont infesté durablement, peut-être définitivement, hélas, cette belle terre.
Ceux qui avaient pris les armes pour réclamer l’indépendance pour la Casamance n’ont pas obtenu gain de cause. Ils n’ont jamais réussi, nulle part sur le territoire régional et à aucun moment du conflit, à contrôler durablement le moindre espace sans que cela ne relève de la volonté de l’Etat et des forces armées. La Casamance est restée et restera encore, pour toujours, cette belle région du Sénégal connue et reconnue pour être une terre de partage, de générosité, de métissage et de brassage. Les peuples qui composent ses villes et ses villages, qu’ils soient originaires du Sud ou venus du Nord et des pays limitrophes y ont toujours partagé marchés, écoles, églises, mosquées et cimetières dans l’entente et le respect mutuel.
Le Mouvement indépendantiste, ou ce qui en reste, n’a pas réussi à imposer la guerre pour réaliser son projet improbable. Mais l’Etat a échoué à négocier la bonne paix pour rendre ce projet définitivement caduque. Trop d’approximations, d’erreurs et de fautes ont été commises. Celles-ci peuvent être cernées à un triple niveau.
Commençons par le regard porté sur la Casamance et la perception de ses réalités. Les gouvernements ont eu les mêmes conceptions et les perceptions sur la Casamance. Ils ont utilisé, à quelques nuances près, les mêmes grilles de lecture pour diagnostiquer leur « problème Casamançais » et ont appliqué les mêmes méthodes, qui ont toutes échoué. Le regard qu’ils ont porté sur la région a souvent été hautain, détaché et condescendant, car partant toujours d’un « centre », Dakar, pour se poser sur ce qui est vu comme la « périphérie ». Cette région a rarement été vue autrement que comme une région « périphérique », « enclavée », « en guerre », « difficile d’accès », « en conflit », « lointaine » et marquée par « l’insécurité ». C’est ce diagnostic erroné, ayant mis l’accent plus sur les défis et contraintes que sur les atouts et les opportunités de la Casamance, qui a été à la base des rares politiques publiques et interventions qui lui ont été spécifiquement destinées. On peut donc comprendre pourquoi si peu de résultats ont été obtenus par ces politiques qui étaient pour tous les gouvernements un gouffre à milliards mal investis ou détournés par des hordes d’opérateurs politiques, de chargés de missions et de courtiers de la paix.
C’est cette vision étriquée et simpliste de la Casamance qui pousse certains intellectuels, hommes politiques ou hommes de médias à s’arroger le droit d’appeler l’Etat à mener une guerre totale en Casamance. Il est tellement facile, depuis Dakar, bien calé dans son fauteuil, le verbe et l’accent trempés dans un flot hautain et dédaigneux, d’appeler à la guerre. Une telle attitude nous parait relever d’un grand manque de connaissance, de tenue et de retenue. En toute chose il faut de la mesure. Nombre de ceux qui s’épanchent sur la crise en Casamance ne connaissent que peu de choses sur les ressorts profonds et complexes de ce phénomène qui nous traumatise depuis plus de trente cinq ans. A force de vouloir dire quelque chose sur tout, on fini par dire n’importe quoi, souvent.
La guerre totale en Casamance ne se ferait pas ailleurs. Elle se ferrait juste aux portes des demeures, à quelques kilomètres des quartiers, des villages, des écoles et des hôpitaux. Chaque coup de feu tiré par l’armée ces derniers jours dans le cadre des opérations déclenchées suite à l’assassinat de nos compatriotes à Bourofaye a été entendu par chaque Ziguinchorois, chaque enfant de la ville. Cette guerre se fait entre nos frères et sœurs engagés dans l’armée et d’autres frères dans le maquis. Il est temps qu’elle s’arrête définitivement. Et ce serait une faute politique que de la relancer au moment où elle est entrain de s’éteindre. Le MFDC n’a plus les moyens de sa cause. Et plus important, l’écrasante majorité des populations de la Casamance n’ont jamais voulu de cette guerre, encore moins de l’indépendance. L’accalmie constatée ces dernières années est une donnée structurelle. Il faut en comprendre les ressorts et la renforcer.
Il y a sans doute une vérité à découvrir en Casamance, sur la Casamance. Nous n’avons pas la prétention de la révéler car nous ne la connaissons pas. Mais nous sommes persuadés que cette vérité n’est pas la guerre. Aucun citoyen Sénégalais vivant dans cette région ou la connaissant un tant soit peu n’appellerait jamais à une reprise de la guerre. La Casamance n’a pas besoin de plus de guerre, elle a besoin de plus de paix et de développement. C’est ce qu’elle convoite depuis toujours.
Parlons ensuite des fautes politiques. Les facteurs politiques et sociaux internes et externes qui ont sédimenté les frustrations et ressentiments des populations de la région année après année n’ont pas été correctement pris en compte au départ du conflit. Les réponses politiques de l’Etat, souvent inappropriées, ont complexifié un problème qui aurait pu ne pas atteindre la durée et la dimension qu’on lui connait aujourd’hui. C’est à la fin des années 70 et début des années 80 que les nuages de frustrations et de rancœurs qui se sont amoncelés au fil des années ont atteint leur paroxysme. Des faits anodins et sans ressorts politiques apparents ont été grossis et reliés à d’autres pour renforcer le sentiment, chez certains, que la Casamance n’était pas traitée avec justice et équité et que sa terre comme ses ressources servaient à enrichir d’autres. Ne voit-on pas là une ressemblance avec les faits et facteurs qui, selon la presse, seraient parmi les causes du massacre de la foret de Bofa ?
On a fait de la crise non pas un « problème du Sénégal » mais un « problème Casamançais ». Chacun des Présidents, depuis Abdou Diouf, a eu son « dossier Casamance », sa stratégie, ses hommes de main, ces fameux » Monsieur » Casamance, oubliant tous, ou ignorant que la Casamance est forcément un dossier trans-partisan et trans-mandature. Chacun a pensé seul avec ses alliés du moment, ses clients et courtisans de l’intérieur ou de l’extérieur et s’est trompé seul avec eux.
Il ne devrait y avoir qu’un seul dossier, une seule politique, une stratégie nationale sur la Casamance, conçue sur le long terme, alliant une approche politique intelligente et courageuse et une approche militaire juste et équilibrée et reposant sur un large consensus national. Ce consensus devrait impliquer toutes les forces vives du pays, le pouvoir comme l’opposition, les bonnes volontés et autorités des autres régions au pays, les populations de la Casamance notamment les autorités coutumières et religieuses, les élus, les chefs de villages, délégués de quartiers, mouvements de cadres, jeunes, de femmes, entre autres. Il devrait aussi réserver une bonne place à la Gambie et la Guinée Bissau dont l’implication dans la résolution de la crise ne peut être qu’un atout. Cette politique nationale sur la Casamance devrait être co-construite et suivie à la lettre par les pouvoirs successifs, faisant l’objet, si nécessaire, d’ajustements légers pour s’adapter aux changements conjoncturels qui marquent le contexte national et régional ou pour s’adapter à l’évolution du jeu et des stratégies des concitoyens luttant pour l’indépendance. Cette politique devrait, en tout état de cause, être évaluée régulièrement dans le cadre de concertations nationales sur la Casamance. Il n’en a pas été ainsi mais il est encore temps pour le faire. Cela nous parait être un impératif.
Parlons en fin des fautes économiques. Comme nous l’avons dit plus haut, ayant fait des contraintes et défis supposés de la Casamance des obstacles insurmontables à son développement économique, les gouvernants n’ont pas su voir les atouts et opportunités qui font d’elle une région unique dans toute l’Afrique de l’Ouest. Des dizaines de projets et programmes de développement, notamment dans le domaine agricole, ont été réalisés en Casamance. Les résultats ont été des plus médiocres malgré les centaines de milliards de Francs CFA dépensés depuis les projets comme la SOMIVAC, PIDAC, PROGES jusqu’au PADERCA, PPDC et d’autres. Aujourd’hui l’économie de la région se résume pour nombre de nos compatriotes aux paniers de fruits de saison ( Madd, Mangues, Oranges,) ou de poissons séchés et les futs et barils d’huile de palme qui remplissent le bateau et les camions.
La Casamance produit tout ou presque mais ne transforme rien. Il n’existe dans la région aucune unité industrielle digne de ce nom pouvant capter une partie du trop plein de chômeurs. Il y a pourtant bien eu, à une certaine époque, une véritable économie industrielle locale qui émergeait, portée par des usines comme SONACOS, AMERGER, SOSECHAL et d’autres. On les a toutes laisser mourir faute d’avoir pu réorienter le système productif de la SONACOS pour le diversifier au delà de l’arachide et mettre les industries halieutiques aux normes internationales par des mesures d’incitation et d’accompagnement adaptées.
Le cas le plus emblématique du manque de vision économique du gouvernement actuel pour la Casamance est la filière de l’anacarde. A part des incantations creuses et des initiatives et promesses sans lendemain, rien n’est fait pour faire de la filière anacarde le moteur de l’économie locale. La filière génère un chiffre d’affaires qui frôle les 30 milliards de FCFA par an pour une production nationale autour de 20.000 tonnes, auxquelles s’ajoute une partie de la production de la Guinée Bissau. Le commerce de la noix est contrôlé par les indiens. De pauvres femmes recrutées comme remplisseuses, travaillant sans protection et manipulant des substances nocives, gagnent 100FCFA pour chaque sac de 100kg rempli. Toute la production est exportée à l’état brut, via la Gambie, vers l’Inde et le Vietnam, où toute la chaine de valeur se déploiera, contribuant à la création de richesses et de milliers d’emplois dans ces pays. Aucun emploi digne de ce nom n’est crée localement. Il suffirait pourtant d’un minimum de compétence pour voir les remarquables opportunités de transformation et de commerce qu’offre cette filière aussi bien au niveau national, régional qu’international.
Voir les possibilités économiques de la Casamance à partir de Dakar et les analyser en fonction du niveau d’intégration ou non de la Casamance au territoire et à l’économie nationale est une erreur. La Casamance n’est pas la périphérie de notre pays. C’est le centre de notre sous région. Ziguinchor est à moins de 150 km de Banjul et de Bissau, deux capitales de pays Membres de la CEDEAO. C’est donc un hub économique et commercial qui, en plus du marché sénégalais, est au centre d’un marché sous-régional direct de près de 5 millions de consommateurs composé des populations de la Gambie (1.8 millions hts) et de la Guinée Bissau (1.6 millions d’habitants). Il n’existe aucune barrière tarifaire à l’exportation de produits originaires du Sénégal sur ces marchés. Cela devrait donc inciter les industriels sénégalais qui souhaitent rentrer dans ces marchés à s’installer à Ziguinchor.
Toutes les politiques économiques de l’Etat pour cette région devraient contribuer à renforcer son rôle naturel dans trois domaines: un carrefour commercial et financier entre le Sénégal, la Gambie et la Guinée Bissau, un centre d’excellence pour l’éducation et la santé grâce à l’université Assane Seck et sa faculté de médecine et un pole de transformation agro-industrielle basé sur les produits de l’agriculture et de la pêche.
Il y a deux ans, lorsque les étudiants de l’université Assane Seck avaient entamé une marche sur Dakar pour dénoncer légitimement leurs conditions de vie et d’études, lesquelles, au demeurant, ne sont mêmes pas dignes d’un lycée, nous avions écrit une contribution pour appeler l’Etat à avoir pour cette université le même niveau d’ambition que celui qu’il avait pour l’université Amadou Moctar Mbow de Diamniadio. Nous avions même plaidé pour que cette dernière soit transférée purement et simplement à Ziguinchor et construite exactement de la même façon. Un investissement aussi massif de plus 65 milliards FCFA aurait transformé durablement l’économie locale, impactant à la fois le commerce et l’immobilier et créant des centaines d’emplois pour les jeunes de la ville.*
N’ayant rien fait pour bâtir une économie régulière dans cette région aux atouts remarquables, l’Etat a laisser se développer une économie de guerre contrôlée par des trafiquants en tout genre tapis dans le maquis, dans les structures de l’Etat et dans les pays voisins et utilisant la pauvreté et le désœuvrement des populations de la Casamance, notamment les jeunes, pour réaliser leurs basses transactions.
Le pillage des forets de la Casamance ne peut plus continuer. L’Etat a fermé les yeux sur ce qui se faisait au vu et au su de tous. Il doit donc, au minimum, reconnaitre sa faute morale dans la tuerie de Bofa pour n’avoir pas agi lorsqu’il le fallait pour enrayer la corruption qui gangrène l’exploitation du bois . Ce drame devrait en outre l’amener à reconsidérer le projet d’exploitation du Zircon de Niafran. Les populations se sont opposées à ce projet insensé, en connaissance de cause. Il faut y mettre un terme définitivement.
La Casamance est sénégalaise et le restera. Mais elle n’est pas une région comme toutes les autres. Chaque patriote sénégalais comprendrait qu’elle puisse bénéficier d’un traitement spécial et différencié pour accélérer son développement économique et social. Toute la Nation y gagnerait. Telle est notre intime conviction.
Cheikh Tidiane Dieye et Alpha Dia