Le 3 mars 2018, le Groupe de soutien à l’islam et aux musulmans (Gsim), une coalition proche d’Alqaida revendiquait le raid sanglant de la veille, à Ouagadougou, capitale du Burkina Faso. Le 21 février, la tribune d’un « collectif de chercheurs », récemment publiée sur la page de Monde-Afrique, suggère, à la France, de « rompre avec la rhétorique martiale au Sahel ». Les auteurs plaident la négociation avec les groupes jihadistes, un moratoire sur les frappes contre ceux-ci et une meilleure attention à la « réalité » de l’équilibre des forces, pour parvenir à l’invention de modes de règlement, par les sociétés en butte à l’extension de l’islamisme belligène. Le texte, sacrifiant en cela à la complaisance du tiers-mondisme décati, suppose que la France empêcherait, les Etats du champ, d’expérimenter de telles ouvertures.
Au demeurant, l’ensemble de l’exposé s’avèrerait recevable, n’étaient l’abus de naïveté et le flagrant délit de bonne foi, deux griefs dont s’accommode si mal la crédibilité intellectuelle des signataires.
Défaut de diagnostic
L’expansion du péril jihadiste ne provient pas seulement d’un échec imputable à une faillite de politiques publiques ou conséquence d’un accident de régulation, particulier à l’espace musulman ; que faudrait-il penser de la somme des injustices dans le reste monde où ne prévaut, pourtant, la tentation du meurtre suicidaire et de la terreur de masse au motif de la foi.
Il s’agit, d’évidence, d’une dynamique de dissémination-contagion à l’œuvre au delà du Continent, sur l’intégralité de la mappemonde ; le déferlement jusqu’ici sous-estimé, met en scène un projet de domination universel, sous la conduite de volontaires souvent instruits et d’un degré de conviction, bien dissociable d’un arbitraire qu’ils subiraient au point de s’exonérer de leur libre-arbitre. Qui offre sa vie ne triche. Aussi, convient-il de tordre le coup à la générosité galvaudée selon quoi l’extrémiste religieux sur-réagirait à la méchanceté des hommes.
En vertu de ce préjugé à mi-chemin entre le marxisme du dimanche et la clairvoyance de bistrot, l’apprenti jihadiste trouverait, a contrario, dans un supplément d’équité et de redistribution, l’excuse de déposer les armes. Certes, la corruption des élites africaines, l’explosion de la démographie, la déforestation et le resserrement de la gouvernance autour de coteries acclimatées à la pratique impunie de la prébende, constituent le terreau d’une certaine porosité aux prédicateurs de la catastrophe. Partout et de toute époque, quand la nature se rend hostile, l’esprit embrumé se projette dans l’absolu de la récompense post-mortem.
Au Sahel – pourquoi ne pas commencer par une image aussi concrète – le sol, appauvri, ne nourrit plus les habitants. Ceux-ci, en surnombre, s’exilent s’ils le peuvent ou succombent au mirage d’une mise éperdue sur une éternité dont les vendeurs rivalisent de réclame ; finalement, eux, les démunis, que perdraient-ils d’investir dans l’absolu?
Il n’est pas fortuit que les principaux foyers de l’extrémisme religieux recoupent des zones de désertification et de surnatalité. Aux paysans désemparés du Liptako Gourma, sur les confins du Mali, du Niger et du Burkina Faso, les jihadistes apportent la promesse du paradis et, les gouvernements respectifs, un peu de réconfort matériel. Guidés par l’instinct de d’adapter aux avatars d’une adversité sans cesse en mutation, les populations locales jouent la duplicité comme joker de la survie ; à l’instar d’autres pays d’Afrique où la Salafia emménage sous les dehors d’une observance quiétiste du rite, les autochtones accueillent les deux propositions de l’alternative, en dépit de leur incompatibilité ; mieux, ils les conjuguent au présent de l’anxiété, qui est le temps du doute.
Cette ambivalence expose, au scepticisme, le postulat d’une ruralité victime du centre de pouvoir, du moins dédaignée par lui; à croire l’approche dite du « développement », le jihadisme, ainsi excusé et justifié, s’assurerait ancrage mental, base de repli et de recrutement, voire profondeur de champ stratégique, du simple fait de son aptitude à capter et canaliser les frustrations de la majorité opprimée. De ce désaccord avec les signataires de la tribune, procède un grief encore plus empirique.
Le passé, un livre édifiant
Déjà, aux 18ème et 19ème siècles, les régions de l’actuelle belligérance asymétrique, trahissaient une vulnérabilité similaire. Ousman Dan Fodio, théologien peulh, théorisait, déclenchait puis inspirait le jihad offensif, au-delà des frontières de l’actuel Nigeria, en direction du Tchad et de la Centrafrique. Sur ses brisées, Sékou Amadou, du Massina, El Hadj Oumar Tall au Fouta, Samory Touré dans le Wassoulou, et Modibo Adama fondateur de l’empire Adamaoua, prolongeaient la conversion sous la contrainte, pour l’avènement du sur-musulman puritain. Wahhabites avant la fortune des hydrocarbures, ils prescrivaient de s’en tenir à la lettre du Coran et de la Sunna et réprouvaient, par l’épée, l’innovation ou Bid’a.
Aujourd’hui, les héritiers de ces moines-soldats veillent entre les dunes du Sahara, prêts à fondre sur le Continent afin de le conformer et soumettre à la volonté de Dieu. Dans l’historicité de ces atavismes de coercition confessionnelle, la géographie et l’ethnicité défient le paradigme du déficit d’Etat de droit; des millions de subsahariens se sont occis, au prétexte de la pureté et du salut ; la vague, percluse de ses excès, s’épuisa, un jour, pour renaître, à présent, sous nos yeux effarés. Fossoyeurs de leur singularité comme culture et récit anthropologique, acteurs d’un mimétisme qui les condamne à singer en vain le mode de vie de l’Arabie au 7ème siècle, des foules de musulmans souffrent d’une souche achevée de schizophrénie et nul ne l’ose dire.
Autant la majorité condamne la brutalité jihadiste, autant elle en accepte le postulat moral et se le transmet, ingénument. Jamais l’Organisation de la coopération islamique (Oci), non plus ses représentations et démembrements en Afrique, n’invitèrent les foules, à manifester contre Daesh, dès la fin d’un office du vendredi. D’ailleurs, il suffit d’aller entendre la bonne parole, d’une mosquée, à la suivante, à l’affût d’une nuance dans le sermon hebdomadaire. Sur 90% des cas, vous risquez de devoir écouter l’identique litanie de la culpabilité, l’obsession du péché sexuel, le châtiment dans les deux vies et les descriptions de l’enfer, toute grandiloquence enrobée de malédictions et de haine envers le mécréant croisé, le juif, l’athée, la fille en jeans moulant, les francs-maçons et des délires de même facture; la stigmatisation de la femme, cette tentatrice perpétuelle, ressortit, ici, du refrain.
Des milliers d’enfants, élèves des écoles et instituts coraniques grandissent dans ce lien réfractaire à la modernité et terminent leur cursus par l’acquisition d’un diplôme d’inadaptation structurelle à l’hyper-compétitivité du monde, pour reprendre la phrase de Norbert Trenkle; dans sa démonstration « Pourquoi l’islamisme ne peut pas être expliqué à partir de la religion », l’essayiste allemand insinue que l’exigence, la rigueur et la rationalité du système de production occidental poussent les identités périphériques et concurrentes, à s’aligner ou emprunter le détour de la violence brute, pour combler un retard quasi-irrattrapable, au regard des critères élémentaires du capitalisme.
Ainsi, le jihad agressif offrirait, aux ratés et frustrés du globe, la rédemption de leur médiocrité dans la tension messianique au martyre. Sous peine de paraître insistant, nous supposeront, tout de même, les peuples du Sahel protagonistes de leur destin et, à ce titre, un brin majeurs. Aucune autorité ne les oblige à consommer le wahhabisme, un article qui répugne, désormais, à l’Arabie Saoudite, son laboratoire certifié.
Les Munichois de l’Afrique
Une société en train de sécréter les germes de l’autodestruction, ne saurait tirer, d’au dehors, la thérapie de sa rémission. A ciel ouvert, le Sahel musulman produit, en excédent, la sève de l’intolérance et de l’uniformisation qu’aucun jihadiste ne renierait. Au fil des réunions d’experts auxquelles il nous fut permis d’assister, la discussion du substrat religieux embarrasse et suscite le silence sinon des circonlocutions d’évitement, autant dire la fuite en avant dans le déni ; l’expression « extrémisme violent » découle de ce camouflage, chaque jour tissé par-dessus la matrice du conflit, le noyau de sa germination.
Les sociologues, économistes et autres techniciens de la « résilience » éludent délibérément, la saturation des espaces de sociabilité par l’injonction d’outre-tombe ; beaucoup se refusent à admettre que l’enseignement méthodique de la culpabilité et de l’inquiétude plongent le croyant dans la panique du jugement dernier et le rendent malléable aux techniques prosélytes de persuasion. Compte tenu de la sophistication du conditionnement au culte de la mort volontaire qui libère, la fréquence modeste des attentats-kamikazes tient de l’exploit ou de la chance.
Or, au lieu d’œuvrer à l’éclosion d’une riposte idéologique qui concilie joie terrestre, faculté de croire et amour du prochain, l’interrogation du corpus sunnite et la réforme de son exégèse piétinent ; sans cesse différé derrière l’embrouillamini des projets de développement et des urgences de défense nationale, le rapport apaisé du musulman à sa religion s’érode, s’amenuise au profit d’un nihilisme qu’il serait fort hasardeux de réputer minoritaire. La laïcité des Etats subsahariens se rétrécit à un article de la Constitution. Les pouvoirs, sous pression du chantage à la tranquillité de court terme, cèdent au bricolage de compromis mensuels, dans l’illusion de récolter la paix, enfin.
Lorsque les rédacteurs de la fameuse tribune étayent la distinction entre les mouvements armés et leur branche pacifique parmi les « sympathisants » de d’Iyad Ag-Ghali, explicitement désignés « sans fonction militaire », la perplexité du lecteur le dispute à la stupéfaction. Après tout, Joseph Goebbels, non plus, ne se tenait à l’entrée des chambres à gaz. Aussi, sarcasme mis à part, aimerions-nous savoir si l’éventualité du moratoire des frappes françaises contre les sanctuaires terroristes au Sahara-Sahel s’accompagnerait d’une aimable trêve à l’exécution des tueries de civils, ressortissants du Dar el harb. Non, les jihadistes ne veulent pas négocier, ils entendent asseoir un ordre de frayeur et d’angoisse qui occulte la femme, congédie l’art, élimine l’apostat et réduit l’économie à l’exercice du commerce. Il suffit de relire « La Gestion de la barbarie », manifeste en comparaison duquel Mein Kampf pâlit, un tantinet.
La complication
L’Islam dit « traditionnel », notamment en sa version tempérée que le soufisme incarne, se livrait, depuis la colonisation, à une médiation de proximité, pour amortir le choc entre la capitale et les multitudes excentrées. A cette posture, l’Afrique de l’Ouest doit, sachons le valoriser, des décennies de stabilité, du moins sur le terrain des croyances. Qu’est-ce qui change ? Discrédité en sa compromission avec des régimes d’une appétence discutable à la vertu et encore moins enclins à la transparence, le leadership spirituel n’a cessé de perdre de son aura ; sur ses décombres, les pétrodollars du Golfe consolidaient, pendant 40 années de labour, l’effritement d’une piété de l’Afrique noire, au profit d’une importation sectaire et simplificatrice ; de là, le jihadisme prospère, maintenant.
En août 2017, à la faveur d’une étude d’une admirable sagacité, Moussa Tchangari décortiquait la perte d’influence, par les notables du magistère religieux, auprès d’ouailles en désarroi terminal ; témoins des collusions clientélistes de la mosquée et des régimes de fraude et de prédation, les pratiquants tournent également le dos aux marabouts et féticheurs ; ils escomptent, dans la littéralité du retour aux sources originelles de l’Islam, le prêt-à-penser qui rassure, encadre et exonère, même s’il n’améliore le quotidien. Des rescapés de l’endoctrinement relatent la fixation sur la mort, la dévaluation de la vie et l’impatience à la quitter pour rejoindre le cercle des élus. Qui aurait la curiosité et la patience de suivre les débats des groupes de discussion confessionnels sur Facebook, mesurerait, assez vite, le stade élevé de radicalisation et de raccourci conspirationniste chez les jeunes musulmans de l’aire saharo-sahélienne.
Certes, l’effet de mode y contribue mais il se dégage, d’une observation assidue des polémiques, la permanence d’un discours de la rumination et de l’acrimonie, qu’irriguent divers affluents, tels le racisme anti-blanc, un zeste de panafricanisme hystérique, l’imagerie de faux miracles par détournement de photo de vidéo et, bien entendu, la détestation viscérale de l’Occident, promoteur du vice, ennemi d’Allah, pilleur de nos richesses, à jamais justiciable des crimes de la colonisation et, pourtant, objet secret de nos fantasmes de jouissance et de liberté.
Dès janvier 2016, le documentaire Salafistes de François Margolin et Lemine Ould M. Salem démontrait le niveau inédit de connivence entre les praticiens de la guerre sainte et les jurisconsultes et « érudits » qui leur dispensent la fatwa, par téléphone, à mille lieux de la bataille; le film dévoile le dialogue des mujahidin, avec leurs émules et cependant directeurs de conscience, basés en Mauritanie et parfaitement identifiables.
Peine perdue
Ni la France ni une quelconque puissance extra-africaine n’a vocation à envoyer ses fils mourir pour protéger les africains. A moins de cultiver le goût immodéré du masochisme, les vieilles démocraties ne reçoivent, en retour, qu’ingratitude et suspicion illégitime. Quand le militaire blanc vole à notre secours, nous hurlons volontiers à l’ingérence et suspectons la mise à sac de nos ressources ou quelque ruse oblique de l’impérialisme.
Si le sauveur s’abstient et nous abandonne à l’incertitude du théâtre des opérations, nous nous empressons d’entonner la trompette du reproche invariable, « que fait l’Occident ?» Oui, sans nier la prévoyance et l’extrême utilité d’une association de l’Algérie à l’initiative du G5 Sahel, les alliés d’Europe et d’Amérique s’enliseraient, en revanche, à vouloir défendre, contre eux-mêmes, des dirigeants et des peuples qui entretiennent, à la maison, la fabrique du fanatisme ; l’incurie et la rapine des premiers, pousse les seconds à se réfugier, par affliction, dans la copie du pire modèle d’arabité, celui qui lie la délivrance au trépas. En février 2018, Ahmedou Ould Abdallah conférait, à la lucidité de l’observation, valeur d’avertissement ; dans une séquence de franchise inaccoutumée en public sous la plume d’un ex- décideur des Nations unies, il éveille le Monde libre aux pièges de la manipulation par des kleptocraties perfidement rétives à ses valeurs.
Alors, n’ayons réserve ni pudeur à le reconnaitre, tant que l’Afrique ne dénichera, des profondeurs de sa mémoire, de quoi opposer une réplique d’immunité au néo-nazisme du Salaf, l’aide extérieure ne lui servirait qu’à s’aliéner, dans la dépendance d’une tutelle protectrice. Que nous recevions de nos amis, le concours logistique, la formation, l’entrainement et la technologie du renseignement, l’épreuve en cours demeure notre impasse. Nous ferions preuve de cynisme, de la leur prétendre imposer.
A trop contourner le questionnement sur les limites du sacré et son articulation à l’intérêt général, le Continent couve des générations spontanées de missionnaires du jihad ; en prolifération continue, elles s’apprêtent à assurer la succession d’Alqaida et de Daesh pour repartir à l’assaut de nos différences, faire subir, à nos enfants, les affres de la Grande Discorde, cette guerre civile dans l’Islam, dont l’historien tunisien Hichem Djait dénudait, en 1989, la férocité et la trivialité. Surtout, ne le répétez à voix haute, vous froisseriez, sinon, la susceptibilité chatouilleuse des musulmans. Chut, ne stigmatisons personne, cantonnons le défi à un problème de partage, fermons les yeux, Incha Allah, ça va passer….
Abdel Nasser Ethmane
Fonctionnaire international, diplômé de sciences politiques, droit de l’Homme et polémologie, analyste des enjeux globaux de sécurité en Afrique de l’Ouest et du Nord.