Le professeur Songué Diouf, enseignant en philosophie et chroniqueur dans l’émission « Jakaarlo Bi », diffusée tous les vendredis soirs sur la chaîne de télévision TFM, a jeté un pavé dans la mare. Dans ce programme hebdomadaire de près d’une heure, s’enchaînent pêle-mêle les interventions du présentateur, de ses invités et des chroniqueurs. La règle que tout ce beau monde observe est l’absence d’écoute. Tous les sujets sont « débattus » dans un capharnaüm indescriptible.
S’exprimant sur la recrudescence des viols au Sénégal, le professeur Songué Diouf a suggéré le 9 mars de « couper la poire en deux », jetant l’opprobre sur les victimes d’abus sexuels. Selon lui, celles-ci ne peuvent s’en prendre qu’à elles-mêmes, car leur habillement « obscène » et leurs atours justifient que les hommes ne puissent se retenir de commettre l’irréparable.
Le plus consternant est que la seule femme présente ce soir-là sur le plateau n’a pas émis la moindre parole de protestation. A part quelques timides réactions d’autres intervenants et des rires gênés, personne n’a osé contredire le professeur, l’encourageant ainsi à continuer sur sa lancée.
Un voile épais sur le sujet du viol
Au moment de l’éclatement de l’affaire Weinstein et de l’émergence des hashtags #MeToo et #BalanceTonPorc, un pays m’intéressait : le Sénégal. Je m’étonnais de la faiblesse des réactions de mes compatriotes ou de leur absence. Pourtant, dans les colonnes de faits divers des journaux, s’étalent quotidiennement les sordides histoires d’abus sexuels subis par les petites filles, les jeunes femmes et même, parfois, les vieilles dames.
Après avoir participé au mouvement de masse et partagé largement #MeToo et #BalanceTonPorc sur les réseaux sociaux, ce qui n’est pas mauvais en soi, je me suis interrogée sur le regard à porter sur les viols commis au sein même de la société sénégalaise, le plus souvent dans le sutura le plus absolu – sutura signifie discrétion en wolof, ou propension à masquer, à maquiller, laissant croire que tout va bien.
Pour surfer sur la tendance et transposer l’effet tsunami de #MeToo au Sénégal, j’avais lancé le hashtag #BalanceTonSaïSaï (« balance ton pervers ») qui, après quelques discussions houleuses – le plus souvent suscitées par des hommes –, fut mort-né. D’autres initiatives telles que #Nopiwouma (« je ne me tais pas ») ont vu le jour, mais le voile pudique qui recouvre le sujet du viol est si épais que l’on peine à le soulever.
S’y ajoute le fait que l’on a peur de dénoncer ces pères de famille respectables et respectés, notables de leur quartier, imams, oncles, frères, qui se soulagent sur leurs filles, disciples, nièces, sœurs… Dans la plupart de ces cas, on intime à la victime l’ordre de se taire, de ne pas déposer de plainte, sous peine de faire éclater la cellule familiale.
Le mal est dans les maisons
Au Sénégal, le mal est dans les maisons. Il opère insidieusement, brisant la victime qui doit non seulement vivre avec le traumatisme d’un rapport sexuel non consenti, mais aussi subir le regard insistant de tous, car c’est elle, la fautive, après tout… Elle n’avait qu’à se couvrir ! Il n’est pas rare de lire dans les comptes rendus de procès, si procès il y a, que la mère ou une autre femme de la famille était au courant des agissements du bourreau, mais ne voulait pas le dénoncer.
La victime devient en quelque sorte le bourreau, car il y aurait bien une explication à cet acte contre nature : une poitrine trop précocement développée, un bout de cuisse qui dépasse ou un arrière-train volumineux. Ce qui fait que le violeur ne peut se retenir, le pauvre !
On pourrait même extrapoler sur ce qu’il convient d’appeler la culture du viol au Sénégal en faisant une incursion dans le monde professionnel. Combien sont-ils, patrons, directeurs des ressources humaines, à abuser de jeunes femmes avec la promesse de contrats mirobolants ? Vers qui ces âmes en peine se tourneront-elles, dans une société où une jeune femme violée a forcément fait ou dit quelque chose pour subir ces assauts ?
Les paroles du professeur Songué Diouf, en plus d’être choquantes et inacceptables, renseignent finalement sur l’état d’esprit de beaucoup de Sénégalais concernant le viol. Ainsi, quand il est question des violences sexuelles, les femmes de ce pays sont – même si des exceptions existent – étrangement aphones.
Mais dans une société où le sutura et le muugn sont érigés en valeurs cardinales, pourquoi s’en étonner ? Le muugn pourrait être assimilé à la propension à endurer stoïquement les épreuves. Un trait de caractère très valorisé chez les femmes qui, associé au sutura, conditionne ces dernières à continuer de prendre sur elles.
Pour se rendre compte de l’ampleur des faits, il suffit d’écouter la radio ou de parcourir la colonne des faits divers des journaux : on viole, on harcèle, on violente impunément les femmes, sœurs, cousines, belles-filles et même filles, on bafoue leur dignité, sans aucune sanction. Mais il faut que cela cesse ! Tant que nous n’arriverons pas à mener à bien ce changement, des propos tels que ceux du professeur Songué Diouf provoqueront encore rires gênés et divisions. En attendant, silence, on viole !
Ndèye Fatou Kane