Au président Abdou Diouf : Votre châtiment collectif a anéanti des milliers de vies
Excellence, je profite opportunément du 31e anniversaire des événements des 13 et 14 avril 1987 qui ont abouti à la radiation des policiers pour vous adresser la présente correspondance, en espérant très vivement et c’est mon souhait le plus ardent, qu’elle vous trouve en très bonne santé physique et mentale. Avec tout le respect que je vous dois en votre qualité d’ancien chef d’Etat qui a eu le grand privilège d’avoir présidé aux destinées de notre cher pays pendant 20 ans, je vous dirai tout de go que de tous les présidents de la République du Sénégal, vous avez été celui qui aura pris la décision la plus inopportune, la plus mauvaise, la plus cynique, la plus inique, la plus injuste et la plus inhumaine envers ses propres concitoyens.
Excellence, en effet, le 15 avril 1987, sur vos instructions fermes données sous le coup de l’émotion et de la peur, les députés socialistes de l’Assemblée nationale ont procédé au vote de la loi 87.14 portant radiation des cadres des personnels des forces de police. Cette mesure de radiation collective est intervenue à la suite des fameux événements des 13 et 14 avril 1987 que certains ont qualifiés de «grève des policiers». En effet, pendant ces deux jours, certains membres des forces de police basés à Dakar (une infime minorité) ont cru devoir occuper la voie publique pour manifester contre une décision de justice condamnant six de leurs collègues à des peines d’emprisonnement ferme. En réalité, cette manifestation inédite a été une véritable occasion pour protester contre les conditions de vie humiliantes et avilissantes qui étaient le lot quotidien des policiers. Toutefois, le souci de la vérité qui me sert toujours de viatique ainsi que l’honnêteté intellectuelle m’obligent à reconnaître et à dire que les policiers avaient enfreint les règles statutaires qui les régissaient. Bien que légitimes, leurs revendications n’auraient pas dû les amener à s’affranchir de leur statut.
Excellence, concernant la mesure de radiation proprement dite, comme cela a été de tout temps dénoncé, elle est foncièrement inconstitutionnelle en ce sens qu’elle a été prise par l’Assemblée nationale qui n’avait pas compétence en la matière, si l’on part du principe que la radiation est une sanction disciplinaire et qu’il était dit dans la constitution en vigueur au moment des faits que le pouvoir de sanction appartenait à l’autorité investie du pouvoir de nomination. Ainsi donc il vous appartenait de prendre vos responsabilités pour sanctionner directement les présumés fautifs, dont les droits de se défendre ont été allègrement bafoués. Seulement par ponce-pilatisme, suivant en cela les conseils du puissant Jean Collin, vous aviez transféré cette responsabilité aux députés socialistes. Et nous nous rappelons tous, avec fierté, que les députés du Parti démocratique sénégalais (Pds) avaient ostensiblement quitté l’hémicycle pour ne pas être témoins ni complices de ce qui apparaît aujourd’hui, vu ses conséquences, comme un génocide social. Jusqu’au moment où j’écris ces lignes, les policiers radiés contestent votre décision enrobée d’une fausse légalité. Et contrairement à Blaise Pascal qui disait qu’«il faut jamais dire au peuple que la loi n’est pas bonne ; il faut toujours lui dire qu’il faut y obéir parce que c’est la loi», nous policiers continueront à dénoncer votre loi scélérate jusqu’à ce que le dernier de vos victimes rejoigne les cieux.
Excellence, il a été ensuite demandé aux policiers de formuler individuellement une demande de réintégration, suprême humiliation. Des commissions ont été créées à l’effet d’examiner, semblait-il, les dossiers cas par cas. A l’issue des travaux de celles-ci, mille deux cent quarante-sept (1 247) policiers, tous grades confondus, ont été jugés «indignes et inaptes» à servir l’Etat du Sénégal et ce après des dizaines d’années de bons et loyaux services pour son compte. Par votre faute, des milliers de braves et valeureux agents ont été brutalement privés de toutes ressources, de tous moyens de subsistance. Des agents dont on ne pouvait apprécier à sa juste valeur la somme incommensurable de sacrifices de toute nature consentis durant leurs carrières.
Excellence, votre décision a eu des conséquences terribles et indicibles dans la vie de centaines de familles sénégalaises. Jadis, ces pères de familles, leurs épouses et leurs enfants vivaient avec les soucis, les préoccupations, les joies et les peines quotidiens de n’importe quelle famille sénégalaise. Mais depuis votre décision injuste, cynique, inique et inhumaine que de péripéties, que de vicissitudes, que d’aléas !
Des familles jadis unies, joyeuses et harmonieuses se sont disloquées ; des enfants, ces êtres frêles, sans défense qui naguère fréquentaient l’école avec l’insouciance de leur âge fait de rêves les plus osés, ont été contraints d’abandonner le chemin du savoir, seul garant de l’avenir. Des bébés prématurés ont grossi le taux de mortalité. Des femmes parturientes ont rendu l’âme au moment où elles mettaient au moment l’innocent sur qui le père radié espérait trouver une consolation. La maladie pernicieuse, vicieuse et malicieuse, quelquefois dans toute sa virulence, conduira au cimetière des nourrissons, des enfants, des adolescents, des femmes et des hommes abandonnés à eux-mêmes parce que précipités brutalement et de la manière la plus lâche dans une situation de désarroi et de détresse jusque là inconnue, mais surtout insupportable. Combien sont-ils à avoir été internés dans un centre psychiatrique pour avoir disjoncté parce s’étant retrouvés subitement en pleine déréliction dans un univers qui leur est devenu étranger. Des femmes, jadis fières de leurs époux et attentionnées vis-à-vis de leurs progénitures, ont subitement abandonné le domicile conjugal tout simplement parce qu’un ressort psychologique a été cassé. Des cadavres ont séjourné dans des morgues davantage qu’il n’était nécessaire tout simplement parce que la misère et l’impécuniosité ne permettaient pas d’acheter le linceul et de procéder à la prière mortuaire.
Dois-je poursuivre cette évocation macabre avec le cas M. Gningue, ce jeune officier ayant servi sous mes ordres et qui s’est suicidé en se jetant sous les roues d’un camion sur la route nationale non loin de Fatick, à quelques encablures de Diouroup ? De braves pères de famille, agents émérites qui ont combattu au prix de leur vie pour préserver l’intégrité du pays, pour faire face au banditisme, se sont retrouvés à arpenter quotidiennement les rues, les boulevards, les venelles et autres recoins à la recherche de l’hypothétique pitance quotidienne.
Excellence, les faits précités sont graves et lourds de conséquences désastreuses et calamiteuses. Et celles-ci se font sentir jusqu’au moment où j’écris ces lignes. Prenez le soin d’aller visiter les familles de policiers radiés, vous aurez l’occasion de mesurer l’amplitude de la détresse, du désarroi, du malheur et de la misère que vous y avez installés. Vous avez fait du mal, du tort à des hommes dignes, à des femmes valeureuses et surtout à des enfants innocents. Votre conscience sera toujours perturbée par les échos des gémissements et les voix d’outre-tombe de milliers de Sénégalais ensevelis sous terre parce que morts de faim, de misère et d’angoisse par votre faute.
Excellence, les policiers radiés constitueront toujours votre mauvaise conscience. Nos progénitures qui avaient grossi le contingent de l’enfance déshéritée, ont grandi pour relever le défi. Même ceux qui sont morts ont constitué le terreau fertile d’où a émergé un grand arbre dont les branches sont dénommées Honneur, Fierté, Dignité, Foi et Espoir. Ce grand et majestueux arbre a produit des fruits qui, aujourd’hui, constituent autant d’hymnes de bravoure et de courage qui sont popularisés et chantés dans toutes les contrées du pays, du Walo au pays Bassari, du Ferlo à la verte Casamance.
Excellence, votre décision irréfléchie dictée par une panique injustifiée a porté un préjudicie énorme à la Police en tant qu’institution. De par votre faute, votre irresponsabilité et votre manque de maîtrise et de sérénité, vous avez fait perdre à la Police des cadres parmi les meilleurs d’Afrique ; vous avez fait perdre à la police son âme et la Police ne s’est jusqu’à présent pas relevée de ce drame.
Excellence, sachez que les policiers radiés que le gouverneur Malick Bâ avait traités de mauvaises graines, se sont montrés à la hauteur tant au niveau de la Police municipale que de la Police nationale où leur compétence, leur professionnalisme et surtout leur moralité ont été bien appréciés. Ils étaient très loin de l’ivraie. Ils avaient simplement eu le tort d’être des agents avertis, réfléchis, conscients de leur devoir, mais surtout de leurs droits. On leur reprochait, pour la plupart, d’être des intellectuels, des têtes pensantes.
Excellence, vous avez les salutations fraternelles du vieux Mandoumbé Diaw, policier radié, polygame domicilié à Grand Dakar. Il m’a chargé de vous dire qu’il est atteint de cécité depuis bientôt 28 ans. Sa seule activité est de s’asseoir devant sa maison et de voir défiler le film de sa vie tragique. Il m’a prié et chargé de vous mettre au fait que malgré l’abysse visuel dont il souffre, votre image s’est incrustée dans sa rétine non fonctionnelle et qu’il en souffre énormément.
Excellence, je ne saurais terminer sans vous dire qu’à travers l’aménité du président Macky Sall, vous êtes en train de bénéficier et de jouir indûment d’un traitement princier financé par l’argent du contribuable sénégalais. En toute honnêteté et beaucoup de Sénégalais le pensent, vous ne méritez pas les faveurs, les avantages et les privilèges qui vous sont accordés chaque fois que vous foulez le sol de notre cher pays où vous n’avez même pas daigné acquérir ne serait-ce qu’un appartement, faisant montre d’un mépris vis-à-vis de ce brave peuple de gorgorlous qui vous aura tout donné. Avec tout le respect que je vous dois, vous avez été ingrat et ne méritez aucune sollicitude ni reconnaissance de notre part.
Excellence, l’histoire retiendra que le Président Abdou Diouf a marqué au fer rouge la vie de milliers de Sénégalais.
Dakar le 12 Avril 2018
Boubacar SADIO
Commissaire divisionnaire de police de classe exceptionnelle à la retraite
Ancien Directeur général adjoint de la Police nationale
RADIATION DES POLICIERS (AVRIL 1987 – AVRIL 2018) (Par Boubacar SADIO) | .