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Mai 68 à Dakar, Chronique D’une épopée Fébrile

Mai 68 à Dakar, Chronique D’une épopée Fébrile

L’époque était épique et à la fois arachnéenne et tumultueuse. C’était le temps des coiffures afro, des premiers pantalons « pattes d’ef », l’âge d’or de la soul et du rhythm and blues, l’apogée de la génération des « matinées » et des « soirées », termes utilisés, de Dakar à Brazzaville, pour désigner les boums, selon qu’elles se terminent à 20 heures pétantes ou aux aurores. James Brown donnait alors puissamment de la voix, en guise de prélude à son immortel Say it Loud – I’m Black and I’m Proud, disponible dans les bacs à partir d’août 1968. Aretha Franklin, Wilson Pickett et, surtout, Otis Redding, disparu précocement dans un crash aérien en décembre 1967, lui répondaient en un écho à l’intonation plus suave. Les plus intellos préféraient de loin l’immense John Coltrane, mort cinq mois avant Otis, à un âge – 41 ans – où tout est encore possible.

Nous étions jeunes, très jeunes, collégiens, lycéens ou étudiants à Dakar, Ouagadougou, Cotonou, Niamey ou Bangui. Nous étions nourris confusément de l’esprit de Bandoung, qui porta le mouvement des non-alignés sur les fonts baptismaux. Et initiés tôt à la rhétorique révolutionnaire et aux rudiments de l’agitprop. Nous avions lu, parfois dans des bréviaires empruntés à la bibliothèque du centre culturel français, Sartre, Marcuse, Fanon, Ralph Ellison et son remarquable Invisible Man, Stokely Carmichael, inventeur et icône du Black Power, dont je ferais la connaissance, bien plus tard, lorsqu’il résidera en Guinée sous une nouvelle identité doublement évocatrice : Kwame Ture.

Des nouvelles du Vietnam et d’Amérique du Sud

Bien évidemment, nous avions assimilé des bribes de Marx, d’Engels, de Mao et du Che. Et nous buvions sans retenue, l’oreille vissée au transistor, les discours-fleuves de Castro et d’Ahmed Sékou Touré sur Radio Habana Cuba et sur Radio-Conakry, en ondes courtes. Renversé deux ans plus tôt par un putsch que l’on disait ourdi par les « impérialistes » américains, Kwame Nkrumah, artisan du panafricanisme et père de l’indépendance du Ghana, était en exil à Conakry. La dépouille de Martin Luther King, assassiné le 4 avril 1968 à Memphis, était encore toute chaude.

Nous n’avions pas la télévision, mais étions très friands des nouvelles venues d’ailleurs, surtout des ghettos américains, des maquis du Vietnam et d’Amérique du Sud. « La contestation de la culture occidentale a permis aux gens de notre génération de brûler les stars de la musique et du show-biz d’aliénation des années 1960 popularisées par le magazine Salut les copains », analyse joliment le sociologue Mamadou Wane, dit Mao, l’un des enragés de Dakar en 1968. « C’était la fin des modèles d’importation imposés comme Johnny Hallyday et Brigitte Bardot. Ils ont été remplacés par les héros de la Révolution cubaine, de la Longue Marche de Mao, de la Révolution vietnamienne, par Kwame Nkrumah, Frantz Fanon, Patrice Emery Lumumba, Amilcar Cabral et les dirigeants de l’Union des populations du Cameroun… »

C’est dans cette atmosphère que Mai 68 déferla, tel un tsunami, sur une partie des Etats d’Afrique anciennement colonisés par la France et la Belgique. Riche en promesses, secouant les cocotiers, réveillant des foules sentimentales, bousculant des sociétés qui peinaient à sortir du joug colonial et révélant de nouveaux leaders. Dakar servira de laboratoire d’où partira, comme une traînée, l’embrasement.

La moitié d’une bourse

Tout commence un jour d’octobre 1967, le 19 précisément, après une malheureuse décision prise par la commission des allocations scolaires de ne plus verser que dix mois de bourse universitaire, alors qu’une année en compte douze, et d’instaurer un système d’attribution à géométrie variable pour faire face à l’augmentation exponentielle du nombre d’étudiants. Selon la nouvelle répartition, environ 40 % des étudiants recevraient une bourse entière, 30 % les deux tiers, et 27 % la moitié. Deux décisions jugées inacceptables par des étudiants dont les émoluments servent, avant tout, à entretenir une fratrie pléthorique. C’est l’élément déclencheur de Mai 68, une bronca que Mamadou Wane qualifie, aujourd’hui encore, de « plus grand mouvement politique et social de l’histoire du Sénégal ».

Le pays n’était pas encore la terre de pluralisme que nous connaissons aujourd’hui. A sa tête, pendant ces mois de braise, un président omnipotent, Léopold Sédar Senghor, doux poète, pour les uns, politicien retors pour les autres, inventeur de la « négritude » avec le Martiniquais Aimé Césaire et le Guyanais Léon-Gontran Damas, normalien, agrégé de grammaire et futur académicien quai de Conti, à Paris. Le Sénégal des années 1960, c’était aussi un parti dominant, l’Union progressiste sénégalaise (UPS), une radio qui s’apparentait à la voix de son maître, un quotidien national, Dakar-Matin, un Parlement monocolore. Et une présence prégnante de l’ancien colonisateur dans la vie politique, économique et académique.

La fronde universitaire, qui a démarré le 19 octobre 1967, culminera le 29 mai 1968 avec l’expulsion par les étudiants du recteur, des enseignants non grévistes et du personnel administratif, et l’intervention musclée des forces de l’ordre dans l’enceinte de l’établissement. Le bilan des affrontements est lourd : un mort et 69 blessés selon les autorités, quatre décès et près de 400 blessés selon les insurgés. Plusieurs centaines d’étudiants sénégalais arrêtés sont conduits aux camps militaires Mangin et Archinard, à Dakar. Plus de 1 000 de leurs camarades ouest-africains sont, eux, expulsés par avion vers leur pays d’origine. L’université de Dakar est fermée.

Héros d’antan

Par solidarité, les travailleurs, lycéens, collégiens et écoliers entrent dans la danse. C’est la grève générale. La violence se déplace rapidement vers les quartiers populaires. Le régime est ébranlé et Senghor semble en passe de perdre la partie. C’était mal le connaître. Il faudra néanmoins attendre septembre 1968 pour qu’un compromis politique et syndical soit trouvé et que Dakar renoue avec un peu de quiétude.

Cinquante ans après, que sont devenus les héros d’antan, ceux-là même qui, selon la formule du sociologue Mamadou Wane, « ont payé l’impôt générationnel pour que vivent la démocratie, la justice sociale et le développement partagé » ? Certains ont disparu des radars. Les uns ont troqué le col Mao contre un costume trois pièces de banquier. D’autres ne sont plus de ce monde, comme Mahtar Diack, devenu après Mai 68 un brillant professeur de philosophie à l’université de Dakar. Moussa Kane, lui, a glissé de la quête révolutionnaire vers le mouridisme, philosophie de la plus influente des confréries musulmanes du Sénégal.

Après avoir occupé les fonctions de secrétaire général adjoint de la présidence de la République sous Abdoulaye Wade, l’ancien leader de l’Union démocratique des étudiants sénégalais (UDES) Mbaye Diack se trouve désormais à la tête d’une petite formation politique d’opposition au président Macky Sall. Ex-fonctionnaire de l’Unicef, Mamadou Wane, dit Mao, connaît une retraite active, consacrée à la défense des enfants des rues. Et, après avoir été enseignant, plusieurs fois ministre, député et responsable onusien au Mali puis en Afrique centrale, Abdoulaye Bathily a été envoyé au chevet de Madagascar, début mai, par le secrétaire général des Nations unies…

Les grandes dates du Mai 68 sénégalais

 

Francis Kpatindé

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