Il y a cinquante ans, le cœur du Sénégal battait au rythme de cette grande révolution politique, sociale et culturelle de mai 1968. Dans une parfaite symbiose de révolte contre l’establishment senghorien, les forces politiques, syndicales et estudiantines s’étaient unies, pour s’insurger contre la patriomonialisation du pouvoir et les visées néocolonialistes. Même si l’essentiel des activités s’était déroulé à Dakar et au courant du mois de juin, cette date marquera une étape significative dans l’histoire de notre pays.
Réprimé dans le sang, le mouvement continuera pour longtemps d’irriguer la pensée politique de plusieurs générations ainsi que l’action syndicale et estudiantine post-soixantuitarde. En dépit de la trahison de leaders politiques et syndicaux aguichés par l’appât du gain et les rentes de situation, l’histoire retiendra les noms des illustres animateurs de cette extraordinaire rébellion citoyenne.
Jeune nation à peine sortie de la nuit coloniale le Sénégal inaugurera l’ère de l’indignation active, qui a failli comme en France créer un basculement d’horizon dans le landerneau politique et les milieux sociaux. La force des piliers de notre démocratie tire son explication de ce legs avant-gardiste. La vitrine même quelque peu fissurée de notre système politique fonde sa légitimité moins dans les expériences de démocratie censitaire de la période coloniale que de ce grand moment de soulèvement populaire.
Forcément Omar Blondin Diop nous parlera forcément plus que Blaise Diagne ou Ngalandou Diouf, même si la littérature officielle cherche à se détourner de cette épopée glorieuse, signe de la première indignation post-coloniale.
Qu’en reste-t-il ? Sans doute aussi des traces, ont malgré la valeur référentielle est encore prégnante. Et pourtant, le temps faisant son œuvre, on éprouve l’amer sentiment que l’ardeur combative s’est émoussée en dépit des nombreux acquis dans la liberté d’expression et de ton. Et pourtant, autres temps autres mœurs l’évolution des mœurs politiques n’a rien changé des pratiques patrimoniales et autres dérapages éthiques. Depuis, plus de quarante ans, des hommes et femmes se succèdent à la tête des pouvoirs politiques et à la tête des corps intermédiaires syndicaux et associatifs.
Les enjeux de bonne gouvernance garde toute leur acuité. Les proclamations et autres promesses s’amoncellent sans lendemain. Les élections à tous les niveaux ponctuent notre cheminement démocratique. La presse est de plus en plus abondante mais peu objective. Les réseaux sociaux meublent notre vécu quotidien par des glissements et autres contre modèles de toutes sortes. Le voyeurisme et les fake news y sont légion.
On se demande comment devant cette flambée de voies de communication rapide et instantanée, les acteurs sociaux sont-ils aussi aphones. La parenthèse du 23 juin 2011, explosion citoyenne de l’indignation semble définitivement fermée. Des mesures préventives de police et de justice sont arrêtées et mises avec une rapidité et une férocité inouïe. Curieusement contre les adversaires politiques, le plus clair du temps. L’esprit combatif, de don soi fait place nette au calcul politicien. Au discours structurant et sève nourricière de la mobilisation militante et engagée se sont substitués des phrasés insipides, tortueux, verbeux et creux. Qu’on l’appelle réalisme ou autre élément de langage du verbatim opportuniste, peu importe. Le fait est que le discours politique actuel a perdu sa consistance, sa densité intellectuelle son intensité émotionnelle et son pouvoir séducteur.
Les Sénégalais ont-ils perdu leur capacité d’indignation devant tant de dérives ? Le reniement de la parole publique est devenu sport national. La transhumance, une règle de conduite, le foncier un levier d’enrichissement d’une ampleur inouïe. Le népotisme sans frontière et sans limite. L’honnêteté, un délit. Les crimes sacrificiels, des enfants, des malades mentaux, des albinos, relégués au rang de faits divers et de talk show. Le viol des jeunes gens filles analysé comme une sanction méritée contre la licence vestimentaire, les accidents mortels comme des évènementiels, le détournement des deniers comme un retour sur investissement. L’autorité des cercles et foyers religieux est mise à mal par leur trop forte connivence avec le pouvoir temporel. La société civile ou ce qu’il en reste, tente de résister aux sirènes du pouvoir et remorque difficilement les frustrations des Sénégalais. Elle assure la procuration d’une lutte contre ces innommables dérives que les couches populaires n’assurent pas pour changer leurs difficiles conditions. L’édifice judiciaire est frappé de forte suspicion de manipulation par les accusations qui fusent de ses propres rangs. L’Assemblée nationale offre le triste spectacle d’un champ clos de toutes les dérives.
Les Sénégalais ne savent même plus s’indigner. Ou ne le veulent plus et préfèrent semble-t-il se refugier dans les envolées musicales de vedettes à stature locale, les combats de lutte et les championnats européens. En attendant, une nouvelle odyssée des Lions en Russie, avec son lot d’opium. Ainsi va le Sénégal !
Demba Ndiaye
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