“Ubi societas, ibi jus.“ Autrement dit, «il y a société là où il y a droit». Et au sein de tout Etat, les institutions existent, fonctionnent et s’organisent à partir de règles et procédures juridiques. Il en est ainsi du Conseil constitutionnel sénégalais.
Instauré par la Constitution et organisé par la loi organique du 30 mai 1992 complétée par la loi 2016/23, il a pour principale vocation de veiller sur la conformité des lois à la Norme fondamentale qu’est la Constitution par le moyen du contrôle de constitutionnalité. Depuis, la loi n’exprime la volonté générale que dans le respect de la Constitution et est constitutionnel ce que dit le juge constitutionnel.
C’est pour cette raison que de l’architecture institutionnelle, le Conseil constitutionnel est à la fois le plus béni et le plus banni, selon la situation qu’on occupe ou le camp qu’on défend. Le Conseil ne laisse aucun Sénégalais indifférent, il intéresse tout le monde.
L’exemple le plus patent est sa décision rendue le 9 mai 2018 suite à un recours introduit par des députés de l’opposition tendant à déclarer contraire à la constitution certaines dispositions contenues dans la loi portant révision de la Constitution et adoptée le 19 avril 2018 et violant le Règlement intérieur de l’Assemblée nationale.
Pour les besoins de la démonstration en vue d’une bonne compréhension, force est d’écarter dans l’analyse toute forme de passion et d’invoquer impérativement la raison juridique à travers le pouvoir d’interprétation du juge pour attester de l’impossibilité d’un contrôle de constitutionnalité d’une loi constitutionnelle et d’une incompétence du Conseil à statuer sur la conformité d’un acte parlementaire au Règlement intérieur de l’Assemblée nationale.
I – De l’impossibilité de contrôler la constitutionnalité d’une loi constitutionnelle
Juger, c’est interpréter pour ensuite décider en opérant un choix frappé de l’autorité de la chose jugée. En droit constitutionnel, on procède de manière concurrentielle à une pluralité d’interprètes des textes (président de la République, parlementaires, ministres, juges). Mais, dans cette communauté interprétative, tous n’ont pas le même statut ; la portée de l’interprétation dépendra de la place qu’occupe l’interprète. Et en sa qualité de protecteur de la Constitution, le Conseil constitutionnel est l’interprète suprême, détenteur de l’autorité de la chose “interprétée” que constitue sa décision.
A – De la nature constitutionnelle de la loi indexée
En l’espèce, il a décliné sa compétence à juger les dispositions d’un texte qu’il qualifie, qu’il interprète comme étant une “loi constitutionnelle”. Cette posture n’est point nouvelle dans l’univers serein du contentieux constitutionnel.
Malgré sa liberté d’interpréter à sa guise et les échos de Danton relayés par certains politiques l’invitant “à l’audace, toujours de l’audace et encore de l’audace”, le Conseil constitutionnel n’a de cesse de rappeler que sa compétence n’est pas générale et qu’il ne détient qu’un pouvoir d’attribution délimité par la Constitution. Comme dans cette décision du 9 mai 2018, il avait exclu déjà de son champ de contrôle une loi modifiant les articles 21 et 28 de la Constitution sous prétexte «qu’elle est une loi constitutionnelle dont le contrôle échappe à la compétence du Conseil constitutionnel». (Aff. n°9/C/1998 du 9 octobre 1998, Considérant 5). Dans la même année, il affirmait expressément qu’en tant que «juge d’attribution, le Conseil constitutionnel ne peut se prononcer que sur des cas limitativement prévus par des textes qui déterminent ses attributions». (Aff. n°11/C 1998 du 02 septembre 1998, Considérant 9). Il reconnaitra le 14 mai 2003 «que la compétence du Conseil constitutionnel est délimitée par le Constitution ; qu’elle n’est susceptible d’être précisée et complétée que par une loi organique dans le respect des principes posés par la Constitution». (Aff. n°1/C/14 mai 2003, Considérant 2).
Dans le même sillage, la loi organique sur le Conseil qui définit les règles et modalités de son organisation et de son fonctionnement ne vise que les lois organiques et ordinaires justiciables devant la haute juridiction dans le cadre du contrôle de constitutionnalité. Donc, en écartant les lois constitutionnelles, les “sages” n’ont agi qu’en bon droit en appliquant «la Constitution, toute la Constitution et rien que la Constitution» en vertu de l’incompétence ratione materiae.
D’ailleurs, au nom de l’universalisme constitutionnel, le juge français a rendu une décision quasi identique le 26 mars 2003 à propos de la loi constitutionnelle relative à l’organisation décentralisée de la République en se fondant sur sa compétence limitée par les textes et son impossibilité à contrôler une loi qui révise la Constitution. Les mêmes arguments sont ceux du juge sénégalais à propos de la loi sur le parrainage.
Ainsi, il a réitéré son rôle de gardien de l’ordre public juridique dans l’interprétation stricte des textes qui consacre la sécurité juridique au lieu de juger selon les conjonctures à l’instar du tailleur qui dessine ses patrons selon la mode vestimentaire qui change au rythme des saisons. Cette logique du Conseil révèle une sorte d’héroïsme solitaire plus difficile à assumer que d’appliquer la loi au-delà et en dehors des textes. Il est conscient du syllogisme légal qui est son activité quotidienne : la majeure étant le pouvoir d’interprétation ; la mineure, le texte à interpréter ; et la conclusion, le sens donné à ce texte. C’est donc le Conseil, par son interprétation, qui donne à la majeure le sens de son contenu. Le pouvoir du juge trouve sa source dans le sentiment qu’a le Constituant du constitutionnel et de l’inconstitutionnel. Quand il dit le droit, il le met au service du juste et non le juste au service de la loi.
Ceux qui l’incitent à aller plus loin, à être moins légaliste et moins respectueux des textes, semblent rapprocher l’interprétation du Conseil à celle d’une gamme musicale qui accorde plus de liberté à l’exécutant, lequel détermine la valeur des notes et leur succession au point d’agir sur la structure même de l’œuvre. Et c’est là le danger que doit absolument éviter le juge constitutionnel, sinon il devient lui-même législateur lorsqu’il outrepasse la loi ou Constituant s’il va au-delà de la volonté du Souverain exprimée dans la Constitution. Au Sénégal, un tel cas de figure installerait le Gouvernement des juges.
Qui plus est, le contentieux constitutionnel est objectif et non subjectif. Il ne met en rapport deux personnes juridiques mais deux textes de droit ayant un lien de subordination et de supériorité : la Constitution et les lois. Ici, les requérants invitent le Conseil à confronter deux textes de même rang, de même nature et de même valeur. Tout texte qui modifie la Constitution est naturellement une “loi constitutionnelle”, donc déjà de nature constitutionnelle. Même s’il le voulait, le Conseil ne le pourrait pas pour des raisons pratiques, juridiques et axiologiques.
B – De l’expression de la volonté du Constituant dérivé
L’incompétence du Conseil constitutionnel à examiner la loi portant révision de la Constitution se justifie aussi sous l’angle de la compétence organique. Le 19 avril 2018, ne s’était pas réunie l’Assemblée nationale, chambre parlementaire. L’erreur a été entretenue par le caractère monocaméral du Parlement sénégalais. S’il y avait le Sénat, ce serait le Congrès qui se réunirait pour adopter cette loi constitutionnelle. Ainsi, il s’agit du Pouvoir Constituant dérivé qui, selon le doyen Georges Vedel, n’est rien d’autre que la continuation et le prolongement du Pouvoir Constituant originaire. Or, la volonté du Pouvoir Constituant étant souveraine ne peut aucunement faire l’objet d’un contrôle par un pouvoir, de surcroît, constitué comme le Conseil constitutionnel. En tant que Constituant, sa volonté n’a ni égal, si supérieur encore moins concurrent.
On s’est également insurgé sur le Conseil pour renier le caractère constitutionnel de la loi qui lui est déférée sous prétexte qu’une loi n’est loi qu’après promulgation. Un tel argument aussi ne saurait prospérer et cela pour deux raisons : d’abord, le Conseil ne connait que des lois. Tout texte qui n’est pas encore loi ne peut être recevable devant lui ; ensuite, le contrôle a priori ne porte que sur des lois non encore promulguées mais déjà adoptées. Si c’est la promulgation qui fait la loi, ce type de contrôle n’aurait plus de sens.
La promulgation participe à la mise en œuvre de la loi pour son applicabilité, mais une fois votée et adoptée, la loi existe. Et c’est elle que visent la Constitution et la loi organique lorsqu’elles parlent de contrôle de constitutionnalité des lois.
II – De l’incompétence à statuer sur la conformité d’une résolution parlementaire au Règlement intérieur
A – le Règlement intérieur n’est pas la norme de référence du Conseil constitutionnel
Une confusion fatale a induit en erreur les requérants sur ce point. Le Conseil constitutionnel est, depuis quelques années, compétent pour contrôler la conformité du Règlement intérieur à la Constitution. La norme de référence du Conseil est et demeure la Constitution seule. C’est son unique référentiel. Dès lors, si on l’invite à examiner la conformité d’un texte à un autre différent de la Constitution, il ne ferait que décliner sa compétence. En l’espèce, il a agi comme tel et en bon droit.
Le Règlement intérieur de l’Assemblée est similaire à une loi. Comme tel, tout texte qui lui est subordonné relève non du bloc de constitutionnalité mais du bloc de légalité, donc du ressort du juge administratif. C’est pour cette raison que le Conseil constitutionnel, sans aller très loin, a tout simplement proclamé son incompétence puisque l’examen de la conformité d’une résolution parlementaire au Règlement intérieur de l’Assemblée nationale ne rentre pas dans son champ de compétence.
B – L’inopérationnalité de l’acte détachable devant le Conseil constitutionnel
C’est la conséquence logique de ce qui précède. Il ressort d’une jurisprudence constante que l’acte détachable est hors du champ constitutionnel que laboure le Conseil. D’ailleurs, dans sa décision n°92/305 DC du 2 février 1992, le Conseil constitutionnel français, à l’instar de la doctrine, a défini l’acte détachable comme «un acte constitué d’une mesure principale et d’actes connexes que, seul le juge administratif peut soumettre à un régime contentieux distinct de celui appliqué à la mesure principale».
Ici, la mesure principale correspond au Règlement intérieur lui-même. Sa conformité et sa révision stricto sensu peuvent bel et bien faire objet d’examen par le Conseil constitutionnel comme s’il s’agit d’une loi organique ou d’une loi ordinaire. Mais, une convention qui serait un acte connexe au Règlement intérieur, en l’espèce la résolution détachable à l’acte principal, serait soumise à un contentieux autre que celui de l’acte principal. Ainsi, on quitte le contentieux constitutionnel pour aller vers le contentieux administratif.
En filigrane, l’évocation du vote sans débat semble être caractéristique d’une invitation au juge pour soulever une certaine irrégularité afin de prononcer une violation certaine de la loi. Or, dans la pratique des institutions et surtout parlementaires, il existe ce que le professeur Pierre Avril appelle, les Conventions de la Constitution. Il s’agit de pratiques non écrites et usitées souvent par les parlementaires. Ce sont des ententes entre groupes parlementaires pour rendre plus efficace le travail législatif. Et il est de coutume que sur proposition des deux présidents de groupes ou d’un député, qu’une loi soit votée sans débat. Il y a juste quelques mois, la loi de finances initiale a été votée sans débat sur proposition d’un député, membre de l’opposition même.
Conclusion
Le retour sempiternel et constant aux textes renforce le prestige et l’autorité du Conseil constitutionnel. La crainte de le voir user et abuser de sa liberté d’interprétation se dissipe au rythme de ses décisions puisqu’il semble œuvrer pour l’ancrage de l’Etat de droit, la soumission des institutions et pouvoirs publics au droit, avec lui au premier chef. De cette crainte nait un espoir grandissant de le voir rendre justice à la Constitution et au citoyen.
Ces deux attendent beaucoup du Conseil, non pas qu’il crée la justice mais qu’il la réalise, la concrétise et qu’il en procure le bénéfice à ceux qui s’adressent à lui. Revenir au juge, c’est choisir la résolution pacifique des litiges. C’est renoncer à les trancher par la force, accepter de se soumettre à un tiers arbitre et imposer la même attitude à l’adversaire. Avec le Conseil constitutionnel, on «tranche en termes juridiques des conflits d’ordre politique». C’est parce qu’il n’a pas lui-même d’intérêt dans la dispute, qu’il est sollicité pour l’apaiser.
C’est pour toutes ces considérations que le Conseil excelle dans sa modestie mais aussi dans sa fermeté. Il n’a jamais voulu usurper des pouvoirs extra ou métajuridiques. En permanence, il a rendu ses décisions en les motivant tout en rappelant son domaine d’intervention et ses prérogatives constitutionnelles. Il veille à ne jamais céder à la tentative d’innover encore moins de légiférer. Tout se passe comme s’il avait toujours à l’esprit que la première vertu du juge est la prudence d’autant plus que dans le terme “jurisprudence”, on peut lire “prudence”.
Mouhamdou Mounirou SY
Maitre de Conférences à l’Université de Thiès
Conseiller de Monsieur le Premier ministre