Si je devais parler aux Chefs d’État et Présidents, bientôt en conclave à Nouakchott, voilà ce que je leur dirais :
La Mauritanie que vous allez visiter sous peu dans le cadre du 31e sommet de l’Union Africaine est un pays dans lequel sévit un ‘’Apartheid déguisé ‘’, non codifié comme il le fut en Afrique du sud. ’’Être Noir en Mauritanie est un délit, sans que cela ne soit écrit nulle part’’, disait un observateur du CRAN. Des lois non écrites confinent en effet, l’homme noir mauritanien, au mieux, au rang de citoyen de seconde zone, au pire, en victime du déni d’humanité à travers l’esclavage.
L’exclusion voire la négation de l’Homme noir mauritanien a débuté dès les années 1960. Elle va se prolonger pour atteindre son point culminant avec les régimes militaires. Entre 1986 et 1991, la communauté négro-africaine de Mauritanie subira déportations et maltraitances dans ses composantes Peuls, Soninkés et Wolof ; 120 000 âmes se verront déportées au Sénégal et Mali en 1989, selon les chiffres du HCR ; des centaines de leurs villages seront détruits ou réoccupés le long de la vallée du fleuve Sénégal qui fut, par ailleurs, le théâtre d’exactions et d’exécutions extra-judiciaires massives.
En 1990, l’Etat mauritanien intensifie l’exclusion et entreprend de dénégrifier l’armée nationale ; plus 3 500 soldats et officiers sont touchés ; les militaires négro-africains sont quasiment tous arrêtés et jetés dans des camps mouroirs ou ils seront torturés, soumis aux traitements les plus dégradants. Plus de 500 mourront , ensevelis dans des fosses communes qui ont essaimé les camps militaires du pays et la vallée du fleuve ; fosses communes qui n’ont pas fini de livrer leurs secrets, dont la dernière en date – celle de Benamira dans le Nord du pays (28 corps ligotes) -, découverte en mars dernier par des chercheurs d’or , soit 28 ans après les faits , mais que le gouvernement mauritanien actuel s’évertue à couvrir , refusant toute investigation…
Le 28 Novembre 1990, – fête de notre indépendance nationale – 28 soldats Negro- africains sont pendus en guise de solidarité avec l’Irak arabe, ‘’victime de l’agression des USA’’. Le reste des militaires négro-africains ayant échappé à la mort est radié de l’armée. Les auteurs de ces crimes et exactions courent toujours, circulent librement, occupant de hautes fonctions de l’Etat, protégés par une loi d’amnistie inique et scélérate, votée en 1993 qui consacre l’impunité dans le pays. Pendant ces années de plomb la population négro-africaine, la composante Peule en particulier va subir un véritable génocide exécuté par l’armée, à l’image de ce qui se passe actuellement au Mali, mais beaucoup plus important par l’ampleur… Il n’existait pas alors de réseaux sociaux, et seule le gouvernement Français et nos voisins immédiats savaient ce qui se passait.
Si les déportations massives et les exécutions extrajudiciaires se sont arrêtées après cette période sombre de l’histoire de la Mauritanie indépendante, l’épuration ethnique quant à elle, n’a jamais cessé depuis ; elle a pris simplement des formes plus sournoises… Le pouvoir actuel a entrepris depuis 2011 une opération d’enrôlement qui vise – officiellement – à doter les Mauritaniens de papiers d’état-civil biométriques et sécurisés, mais qui en réalité, s’est révélée être dans son exécution, à caractère raciste et discriminatoire à l’égard des Noirs de Mauritanie pour lesquels l’obtention des nouveaux documents relève du parcours du combattant pour les plus chanceux. Des milliers de Noirs sont ainsi devenus apatrides dans leur propre pays faute d’état-civil. Des familles sont divisées, l’époux se voit enrôlé pendant que l’épouse est rejetée, sans épargner les enfants ; des élèves en cours de scolarité sont contraints d’abandonner l’école, faute de papiers … Les commissions techniques et le comité de supervision et de contrôle chargés de cet enrôlement sont quasiment mono-ethniques, alors que la population mauritanienne est pluriethnique.
Les hauts postes de l’Etat et de l’administration, l’appareil judiciaire, nos forces de défense et de sécurité, nos médias audiovisuels publics et privés, le secteur économique, les grandes Ecoles du pays, tous les secteurs de la vie nationale, en un mot, sont presque exclusivement aux mains d’une composante nationale – la communauté blanche, arabo-berbere-, par choix politique délibéré de nos gouvernants …
L’esclavage demeure une réalité dans le pays aussi bien sous sa forme traditionnelle que sous la forme de ce qu’il est convenu d’appeler l’esclavage moderne, et les victimes sont toujours les mêmes : les masses noires.
Excellences, il n’est pas besoin de se munir d’une loupe pour se rendre compte de la réalité de ‘’l’Apartheid déguisé ’’ en Mauritanie. Il vous suffira de regarder autour de vous. Observez bien vos interlocuteurs , prêtez attention également à ceux qui vous servent dans les hôtels , dans les salles de réunion (serveurs, femmes de ménage, chargés de l’accueil etc ), suivez nos télévisions pour quelques minutes, demandez à visiter nos Administrations , nos écoles , notre armée nationale, observez la rue mauritanienne et vous serez édifiés sur l’image erronée que beaucoup d’Africains se font de la Mauritanie ou que le gouvernement mauritanien s’efforce de vendre. Vous verrez alors le racisme d’Etat se déployer dans toute sa laideur sous vos yeux …
Excellences,
La Mauritanie ne peut pas continuer à vivre dans l’ignominie de l’esclavage, de l’exclusion et de la discrimination sur des bases raciales, ethniques et tribales et continuer à travailler avec les autres nations libres du monde comme si de rien n’était ! Vous aviez dénoncé et combattu l’Apartheid en son temps, vous ne pouvez faire profil bas sur qui se passe chez nous. Il y va de la crédibilité de votre institution, il y va du respect de la dignité humaine, il y va de la paix et de la stabilité de la sous-région et du continent… car cette situation est pour le moins porteuse de lendemains, incertains, dangereux pour tous…
Samba Thiam est ancien prisonnier politique (traité en forçat à walata), président des FPC