- le Président,
J’ai besoin de vos lumières car vous êtes le seul à pouvoir m’assister dans la situation où je me trouve. Je vais vous parler de Ngagne, un jeune sénégalais au début de la vingtaine. Il est à la force de l’âge et en ce moment, son seul objectif, pour ne pas dire sa seule obsession, est d’aller en Europe par tous les moyens, quitte à prendre tous les risques. L’esclavage en Libye, les morts sur la route du désert, les naufrages d’embarcations en Méditerranée et autres catastrophes liées à l’immigration clandestine ne suffisent pas à le dissuader de son entreprise macabre.
Ngagne est convaincu que la France représente l’eldorado. Il répète à l’envie que malgré son amour pour son pays et pour l’Afrique, il ne voit pas comment il peut s’en sortir au Sénégal, lui qui est issu d’une famille modeste, d’un milieu défavorisé. Il a surtout subi une colonisation mentale, lui qui, comme vous M. le Président, est né après l’indépendance n’a jamais vécu la vraie colonisation. Et vos propos sur les aspects positifs de la colonisation française n’ont fait que renforcer le sentiment de colonisation mentale que subit Ngagne et une grande partie des jeunes du Sénégal et d’Afrique. Je respecte votre intelligence, et je pense bien vous regrettez cette boutade malheureuse sur la colonisation et sur le fameux dessert des tirailleurs sénégalais.
Là où j’ai besoin de votre aide, c’est, non pas de revenir sur vos propos, mais de les contrebalancer fortement. Vous devez montrer à Ngagne que nous, sénégalais et africains, nous n’avons pas à nous mettre sur un strapontin dans le concert des nations, Nous n’avons pas à être les préférés de quelque état que ce soit. Si la France s’intéresse au Sénégal c’est parce qu’elle y a des intérêts tout simplement, ce qui est tout à fait normal et logique.
- le Président, j’essaie d’expliquer à Ngagne que quand le Sénégal accueille un hôte de marque, comme le président français Emmanuel Macron, c’est normal de lui réserver un accueil digne de notre téranga tant et tant loué et chanté. Mais j’ai du mal à lui expliquer pourquoi le Sénégal ne réserve pas ce même accueil à M. Adama Barrow, à M. Ibrahima Boubacar Keita ou encore à M. Jorge Carlos Fonseca. Et aussi pourquoi, nous, peuple du Sénégal, nous ne pouvons pas bénéficier de cet environnement propre que nous offrons à M. Macron. Je n’arrive pas à expliquer à Ngagne que l’amitié que le Sénégal a pour la France est plus important que l’amitié qu’il a pour la Gambie, le Mali ou le Cap-Vert. Et encore, personnellement, sans être spécialiste de la géopolitique, je ne crois pas en l’amitié entre des états souverains.
Je n’arrive pas à expliquer à Ngagne que quand M. Macron vous reçoit en France, cela ne chamboule pas le moins du monde le quotidien de ses compatriotes, qui souvent ne sont même pas au courant de votre visite. J’ai besoin d’arguments pour expliquer à Ngagne la raison pour laquelle, pour l’accueil de M. Macron vous vous déplaciez à l’aéroport avec tout votre gouvernement, les membres des corps constitués de l’Etat, des détachements de l’armée, etc. En revanche, vous M. le Président, êtes accueilli en France, à votre descente d’avion, par d’obscurs ministres dont le rang protocolaire se trouve dans les profondeurs de la liste du gouvernement français. J’ai encore moins d’arguments pour expliquer à mon jeune ami le fait de déplacer de jeunes enfants et de les aligner au abords des routes pour saluer le président français en agitant des drapeaux tricolores, alors qu’ils devraient être en classe en train d’étudier. En revanche, votre cortège se fond quasiment des les embouteillages parisiens lors de vos visites en France. Comment puis-je convaincre Ngagne qu’il a la même dignité qu’un jeune français dans ces conditions ? Je suis à court d’idées M. le président et j’ai besoin de vos lumières, pour le bien de Ngagne et des jeunes africains, pour leur émancipation mentale. Non pas en paroles, mais en actes.
Je me garderais de citer d’autres exemples, car mon but n’est pas de créer une polémique stérile mais plutôt d’aider nos jeunes à retrouver leur confiance en eux et la confiance en leur patrie. Si je n’ai pas réagi immédiatement après l’incident des « aspects positifs » de la colonisation, c’est aussi pour ne pas alimenter la polémique et ne pas être dans l’émotion du moment. J’ai donc préféré attendre que la poussière retombe et que les émotions se calment pour prendre ma plume et vous écrire.
Pour revenir à mon propos, avec un tel déséquilibre dans nos rapports avec la France. Je ne trouve pas d’arguments pour déloger le complexe d’infériorité inconscient qui s’est installé dans l’esprit de Ngagne.
En attendant votre précieuse aide, je ne suis pas resté les bras croisés. Je parle souvent à Ngagne de l’histoire de la colonisation, de ce qui a motivé les puissances européennes à venir coloniser l’Afrique et d’autres parties du monde. De la façon dont ces puissances ont essayé de masquer ce pillage organisé des colonies avec des thèses racistes, plus acceptables dans les opinions publiques occidentales de l’époque, ce qui est tout aussi abject. Je lui ai parlé de Jules Ferry qui clamait le devoir et le droit des « races supérieures » à civiliser les « races inférieures ». Etant donné que vous êtes passionné d’histoire, je ne vous apprends rien. Cependant je n’arrive pas à expliquer à mon jeune protégé qu’il y a encore aujourd’hui une rue qui porte le nom de ce monsieur en plein centre-ville de Dakar. Je comprends alors la confusion que j’ai fait naître dans l’esprit de ce pauvre Ngagne.
Pour rétablir sa confiance d’africain noir et l’aider à bien comprendre ce qu’est réellement la colonisation, je lui conseillé de lire Aimé Césaire, notamment son Discours sur le colonialisme. Je lui en ai donné un petit aperçu en paraphrasant le grand auteur qui a mentionné que toute mise en contact entre deux civilisations différentes peut être bien, mais la colonisation n’est pas la meilleure façon de mettre en contact deux civilisations, si on peut même considérer cela comme une mise en contact.
En réalité mentionner les aspects positifs de la colonisation n’est-ce pas la même chose que mentionner les aspects positifs de l’occupation nazie en France ? Cette occupation qui a justement valu aux valeureux tirailleurs sénégalais de se battre au péril de leur vie pour y mettre fin, avec ou sans dessert. Je suis à court d’arguments pour expliquer à Ngagne la fierté de mon président qui mentionne que les ressortissants sénégalais, contrairement aux autres tirailleurs sénégalais, étaient récompensés de desserts par le colonisateur qui occupait son pays, le Sénégal, et les avait enrôler pour se battre contre l’Allemagne qui, à son tour occupait leur pays, la France. Est-ce que ces desserts rendaient l’occupation française au Sénégal plus acceptable à nos yeux que l’occasion allemande en France ? Bien sûr que NON ! Et d’ailleurs, je ne pense pas que les français apprécieraient que vous leur parliez des aspects positifs de l’occupation nazie durant la seconde guerre mondiale. Et ils auraient raison.
Je me suis évertué à expliquer à Ngagne que les routes, les hôpitaux, les chemins de fer, les ports et autres infrastructures construites durant la colonisation ont été faites d’abord et avant tout pour les besoins et les intérêts de l’occupant et qu’ils ne font pas le poids face aux abominations commises dans les colonies, y compris au Sénégal, la colonie « préférée » des français. Ces infrastructures servaient uniquement à faciliter l’exploitation éhontée de nos pays et le pillage de nos ressources. Les routes et les chemins de fer servaient essentiellement à transporter les minerais usurpés et autres richesses volées vers les ports afin de les acheminer par bateau vers la France. Les hôpitaux n’étaient pas là pour le bien-être des populations indigènes mais plutôt pour leur donner un niveau de santé minimal afin de s’assurer de leur productivité maximum. Les soins de santé dont bénéficiait le colon français n’avaient rien à voir avec ceux réservés aux indigènes. J’ai aussi ajouté, pour le bénéfice de Ngagne qu’il n’est pas acceptable de piétiner la dignité d’un peuple en échange de quelques infrastructures. C’est moralement condamnable.
Ceci est d’autant plus important à mentionner que nous vivons dans une société où le matérialisme tant à prendre le pas sur nos valeurs intrinsèques en tant que peuple et en tant qu’individu. Nous le constatons notre société, dans certaines familles, où la personne sur qui on peut compter pour nous procurer un certain bien-être matériel ou financier est souvent plus respectée que la personne qui, malgré sa volonté, ses valeurs et sa dignité n’en a pas les moyens. Si nous voulons aider nos jeunes et leur redonner leur fierté nous devons leur montrer l’exemple en mettant les valeurs humaines devant les possessions matérielles, en priorisant l’«être » plutôt que l’«avoir ». Nos jeunes en ont besoin et nos moins jeunes aussi.
Pour encore parler de la colonisation à Ngagne, j’ai fait appel au plus francophile de vos prédécesseurs, pour ne pas dire le plus français des présidents sénégalais, Léopold Sédar Senghor. Ce dernier, malgré son amour assumé et sa faiblesse avouée pour la France, a fustigé cette entreprise mortifère qu’est la colonisation. Il a dénoncé l’Europe blanche qui a transformé les princes africains en adjudants, les Askia en maquisards. Il demande au Seigneur de pardonner à la France qui a donné la chasse aux enfants d’Afrique comme à des éléphants sauvages et les a dressés à coup de chicotte. J’ai appelé Senghor à la rescousse car je veux que Ngagne connaisse la vraie signification de la colonisation sans pour autant tomber dans le raciste ou la haine. Je voulais qu’il sache que la colonisation en Afrique est la suite logique et la petite sœur de l’esclavage comme le néocolonialisme est l’enfant naturel du colonialisme.
En tant que premier président sénégalais n’ayant pas vécu la colonisation, n’ayant pas été formaté à cette logique de chosification de l’africain, vous avez là une grande chance, et par conséquent une responsabilité, de marquer l’histoire positivement et de marquer les esprits de tous ces jeunes en leur offrant ces biens précieux qui sont la dignité et l’espoir, même dans le dénuement matériel. Les générations futures se rappelleraient alors de vous de la même façon que les générations actuelles se rappellent de Thomas Sankara. Ce dernier n’a pas donné la richesse à la jeunesse burkinabé et africaine mais il leur a redonné leur fierté et un espoir pour le futur.
J’ose croire que votre volonté n’est pas uniquement de gérer notre pauvreté, que vous souhaitez inscrire votre action dans la durée. Cependant le genre de propos que vous avez tenus sur la colonisation ne vous y aident pas et brouillent votre communication d’où la nécessité de les contrebalancer avec des actions fortes et univoques.
Pour Ngagne et pour tous les jeunes, rétablissez un équilibre dans les rapports de notre pays avec la France et avec n’importe quel autre pays, que ce soit une puissance occidentale ou monarchie pétrolière. Je suis persuadé que vous en avez la volonté, reste à vous en donner les moyens car nos jeunes vous regardent, spécialement le jeune Ngagne. Eux et moi comptons sur vous.
Respectueusement,
Kader Camara
M. le président, je vais vous parler de Ngagne, 20 ans, qui veut aller en Europe .