Le procès Khalifa Sall suscite un vif débat dans la presse sénégalaise et continuera de faire couler beaucoup de salive avec une ampleur qui va malheureusement s’orienter vers plus de confusion que de clarté car, la décision rendue par la Cour de Justice de la Communauté CEDEAO, condamnant l’Etat du Sénégal à verser trente cinq millions de francs à titre de dommages et intérêts, venue s’y ajouter comme un cheveu dans la soupe.
Sur la connotation politique des raisons de l’arrestation et du jugement de M. Khalifa Sall dont tout le monde parle, je dirai simplement que le commun des sénégalais que nous sommes semble ne pas savoir ce qu’il veut réellement.
Nous sommes presque tous unanimement d’accord qu’il y’a, un peu partout dans le monde et particulièrement en Afrique, une impunité par rapport à certains leaders politiques que pourtant nous savons et considérons, autant qu’ils soient, soupçonnés comme des « voleurs ». Mais ce qui est incompréhensible, surtout pour le cas qui nous concerne c’est qu’on se lamente parceque notre justice exige la réédition des comptes sur la gestion de nos biens par le Maire de Dakar !
Paradoxalement cette attitude est légitime mais ne doit en rien justifier notre « opposition » à la traduction en justice des personnes fautives. Aussi, nous réagissons également presque tous en nous demandant pourquoi est-ce-que notre justice ne s’intéresse qu’aux opposants ?
L’opportunité de traduire une personne devant les tribunaux ne devrait pas faire couler autant d’encre et de salive si nous sommes tous convaincus que le bien commun doit être bien géré.
Nous devons tous nous rendre compte de l’urgence et de la nécessité de laisser la justice faire son travail .
Alors la majorité des sénégalais sont pour des poursuites judiciaires contre toute personne de l’opposition ou du pouvoir qui aurait utilisé nos biens à ses fins personnelles et sont convaincus que tout dirigeant qui abusera de nos biens fera un jour face à notre justice pour répondre de sa gestion du bien commun.
Mais ce qui inquiète le plus dans l’affaire Khalifa Sall, c’est la grande confusion semée par les journalistes, les avocats et même les juges dans la compréhension mais surtout la portée de la décision dernièrement rendue par la Cour de la CEDEAO.
Dans sa décision du 29 Juin 2018, la Cour, après avoir déclaré la recevabilité de l’action de Khalifa Sall, a jugé que :
1- le droit à l’assistance d’un conseil, le droit à la présomption d’innocence et le droit à un procès équitable de Mr Sall ont été violés.
2- Sa détention entre la date de proclamation des résultats de l’élection législative et celle de la levée de son immunité a été arbitraire.
3- la résponsabilité de l’Etat est engagée due aux erreurs et abus de ses autorités judiciaires et policières locales
Elle condamna alors l’Etat du Sénégal à payer 35 000 000 frs aux requérants à titre de dommages et intérêts.
Toutefois, la réaction des avocats de M. Sall consistant à introduire une requête devant le Tribunal de céans invitant le Juge Kandji à se prononcer sur la décision de la Cour de la CEDEAO et l’invitant à « se ressaisir » et « rétablir » leur client dans ses droits par sa libération pure et simple, m’a surpris à plus d’un titre. Ils ont même été soutenus dans leur demande par le Juge Ibrahima Dème qui dit que la libération de M. Sall doit être une « conséquence logique » de la décision de la Cour de la CEDEAO !
En quoi une décision de condamnation à des dommages et intérêts serait elle considérée comme une décision d’annulation d’un acte ou d’une procédure judiciaire ?
Je pense qu’il urge, non seulement, de revenir sur les compétences de la Cour de la CEDEAO mais surtout de clarifier l’impacte ou non de la décision de celle ci sur les décisions judiciaires déjà prises ou en cours au niveau national.
Sur les compétences de la Cour de la CEDEAO, c’est elle même qui a, à travers cette jurisprudence (Khalifa Sall) et les jurisprudences Moussa Leo Keita contre Etat du Mali du 22 Mars 2007, Elhadj Mame Abdou Gueye contre République du Sénégal du 28 Janvier 2012 et Madame Ameganvi contre Etat du Togo du 7 Octobre 2011, clairement défini et rappelé qu’elle « n’a pas pour compétence de réviser les décisions rendues par les juridictions des Etats membres » ; qu’elle « n’est ni une juridiction d’appel » encore moins « une juridiction de cassation des juridictions nationales. »
Que ceux qui réclament la libération de Khalifa Sall se doivent alors de se demander si, basée uniquement sur la décision de la Cour de la CEDEAO, elle allait être autre chose qu’une infirmation de la décision des juges de première instance ou qu’une révision voire cassation de la décision des juges d’appel ?
Rendons à César ce qui est à César et évitons de nous conduire en semblant de connaisseurs car ça fait peur. C’est sans l’ombre d’un doute que la libération de Khalifa Sall ne peut pas résulter de la décision de la cour de la CEDEAO. Et ce n’est que tacitement qu’elle a déduit de l’article 24-1 du Protocole Additionnel du 19 Janvier 2005 qu’elle peut prendre des décisions condamnant les Etats ou personnes à une obligation financière. Elle est confortée en cela par le Protocole du 10 Juin 1998 portant création de la Cour Africaine des Droits de l’Homme et des Peuples qui a prévu à son article 27 qu’elle « peut ordonner des mesures appropriées telles le paiement d’une juste compensation ou de l’octroi d’une réparation. »
Alors, à tous ceux qui réclament l’exécution de la décision de la Cour de la CEDEAO, je rappelle que c’est ni plus ni moins que de donner trente cinq millions de nos francs de l’argent du contribuable sénégalais à Khalifa Sall. Et force est alors de se demander pourquoi Khalifa Sall, que pourtant presque tous les sénégalais considèrent comme ayant abusé des biens publics, a eu l’audace de demander 50 milliards de nos francs à titre de dommages et intérêts ? Un homme politique qui se dit sénégalais et qui est accusé d’avoir détourné 1,8 milliard de francs et qui a voulu y ajouter cinquante autres milliards de l’argent du contribuable sénégalais.
Est-ce ce qui doit être la raison des marches de protestation de l’opposition de mon pays ? Tout un chacun à le choix d’apprécier cette demande de Mr Sall à sa guise et de juger si elle semble fondée ou pas. En tout état de cause, une chose est certaine, la Cour n’a même pas effleuré les cinquante milliards que Mr Sall demandait. Elle ne lui a octroyé que 35 millions.
Evitons toutes spéculations et admettons qu’il est tant de constater et d’accepter que « les décisions de la Cour de la CEDEAO n’ont aucune influence sur les procédures en cours ou les décisions déjà prises par les juridictions nationales ». Elles sont purement et simplement civiles, morales et pécuniaires résultant d’une action en responsabilité basée sur la faute ou la violation de l’Etat de certains droits des citoyens.
Le vrai débat est ailleurs ! Il y a une contradiction flagrante entre vouloir s’unir et refuser de s’accorder sur le minimum ; vouloir s’unir et vouloir conserver des lois nationales qui contredisent les communautaires.
Cette Cour, à y regarder de prés, n’est autre chose qu’un tribunal d’unique instance se fondant sur la morale et quelques principes de droits de l’homme pour réparer des dommages par des décisions à connotation financière. Les textes doivent lui attribuée des compétences d’appel voire de cassation dans certains domaines et conserver ses actuelles compétences dans d’autres spécifiquement énumérés.
L’unité se fera mais avec une volonté réelle et des réflexions approfondies.
Il semble également nécessaire de revenir sur un des moyens soulevés par Khalifa Sall et qui est relatif à la levée de son immunité parlementaire.
Bien qu’une interprétation des articles 51 et 52 alinéas 2 et 3 de la loi organique portant Règlement Intérieur de L’Assemblée Nationale nous laisse accepter qu’elle puisse être levée « dès la proclamation des résultats par le Conseil Constitutionnel », il convient de repenser l’immunité parlementaire à un double niveau.
La dite fonction devrait être cumulativement liée à la proclamation officielle des résultats mais surtout à la prestation de serment du député nouvellement élu. En effet c’est prestation de serment qui autorise l’élu d’occuper son siège, de voter des lois et de recevoir son indemnité de fonction.
Le temps est également à une redéfinition du champ de cette immunité parlementaire. Pourquoi exigerait-on une levée de l’immunité parlementaire d’un député pris en flagrant délit des cas comme le viol, le vol…pour pouvoir le juger ? Ne devrait-il pas y avoir une levée de l’immunité parlementaire de droit dans des cas spécifiquement énumérés ?
Beaucoup de pays limitent l’imminuté parlementaire aux actes liés à l’exercice de ses fonctions par le député (diffamation, heurts, insultes et même certains coups et blessures de gravité moindre entre députés). C’est le cas du Canada, des Etats Unis et le temps est pour notre pays de leur emboiter le pas. Les immunités poussent vers l’abus et l’abus mène au chaos. Il est temps pour nous tous d’accepter que comparaison n’est pas raison, que le fait que le parti au pouvoir ne traduise pas en justice (ce qui est d’ailleurs regrettable) ses propres leaders ne doit en rien enlever au fait que d’autres (de l’opposition) peuvent et doivent l’être s’ils abusent du bien à eux confié. La ligne frontalière entre le caractère politique et non politique d’un procès va toujours être très fine lorsqu’il s’agira de juger un leader ou simple membre de l’opposition.
On ne saurait terminer cette réflexion sans une recommandation à tous les hommes politiques « de considérer tous les sénégalais égaux devant la loi » mais également à l’opposition « d’éviter de crier au scandale chaque fois qu’un des leurs est traduit devant la justice ».
Comme aiment à le dire les américains « what goes around, comes around ». On ne gouverne pas pour l’éternité. Il est temps pour les sénégalais de savoir ce qu’ils doivent accepter ou refuser, ce qu’ils veulent et ne veulent pas ?
Vive le Sénégal et à bas l’hypocrisie et le mensonge. Laissez les juges juger Khalifa et marchez pour qu’on juge les gens du pouvoir. L’opposition clame et fustige l’impunité du pouvoir mais réclame sa propre impunité. N’est ce pas là ce qu’elle reproche exactement aux dirigeants du moment ? « Ne touche pas à mon pote ».
C’est injuste pour le peuple qui vous regarde tous à distance !!!
Les sénégalais veulent qu’on touche à tout pote qui touche leur pôt.
Cheikhou A Talla est juriste d’entreprise, coodinateur APR (Cincinnati USA)