« Oserais-je exposer ici la plus grande, la plus importante, la plus utile règle de toute l’éducation ? Ce n’est pas de gagner du temps, c’est d’en perdre. » Rousseau, Émile
Le système éducatif doit être bâti en fonction d’un rêve, d’un idéal d’homme, d’une vision de ce que l’humanité doit être. L’école doit être un moyen au service exclusif de l’homme et de la société. Or nous savons tous, puisque nous le déplorons tous les jours, que notre école offre des profils qui ne répondent à aucun besoin, à aucune demande sociale.
L’enseignement général tel qu’il est conçu est une absurdité : tout le monde ne peut pas aller dans un Collège d’enseignement général. Rousseau, très en avance sur son époque, nous a suggéré la voie : il faut former l’enfant en fonction de ses dispositions naturelles au lieu d’étouffer celles-ci dans un formalisme austère et généralisé.
Est-il légitime et logique que les 40% du budget national soit affectés à une école qui ne peut guère produire 45% de bacheliers (35, 9% au bac général de cette année !) ? La nation doit éducation et formation à tous ses fils, mais la plupart de nos enfants sont exclus du système, faute d’innovation dans celui-ci et dans la pédagogie. Un ministre, un peu démagogue quand même, s’est pittoresquement plaint du nombre pléthorique de bacheliers littéraires, mais a-t-il proposé un système capable d’assurer un résultat différent ?
L’antinomie fondamentale à laquelle les sociétés actuelles sont confrontées en matière d’éducation, est un débat pédagogique dont les origines sont philosophiques. Dans le processus d’apprentissage que faut-il mettre en avant : l’apprenant ou le savoir ? L’architecture d’un système éducatif traduit la réponse apportée à cette antinomie.
Certains pays, comme le nôtre, privilégient le savoir sur l’individu : une pédagogie commune ou homogène est mise en place pour offrir à tous les fils du pays, les mêmes chances d’accéder au savoir. Cette pédagogie non différenciée perpétue le principe de la transcendance du groupe sur l’individu. Le système d’évaluation d’une telle pédagogie est symbolisée par un ENTONNOIR, car l’enseignant donne beaucoup et les apprenants retiennent peu ; la sélection est ici le levier de l’efficacité à laquelle aspire la société.
Le taux élevé de redoublement et d’échec dans les examens est la conséquence de ce choix philosophique. Beaucoup d’élèves sont éjectés hors du système parce que leur caractère intellectuel n’a pas trouvé de répondant dans celui-ci. L’école est ici élitiste à outrance, mais aucune preuve n’a été apportée qu’elle a permis à notre pays d’améliorer le niveau des apprenants. La pédagogie de l’entonnoir est fatalement consubstantielle au système éducatif sous forme d’entonnoir : beaucoup de candidats, peu de diplômés ; beaucoup d’élèves, peu d’adultes autonomes.
« La première éducation doit donc être purement négative. Elle consiste, non point à enseigner la vertu ni la vérité, mais à garantir le cœur du vice et l’esprit de l’erreur. Si vous pouviez ne rien faire et ne rien laisser faire… » Rousseau, Émile
Dans certains pays du nord (c’est l’exemple de la Finlande, cf. « L’Éducation en Finlande : les secrets d’une étonnante réussite », Paul Robert ) c’est plutôt l’apprenant qui est le point focal de la pédagogie : c’est une véritable révolution copernicienne dans le monde de l’enseignement. Ça n’a rien à voir avec ce qui est théorisé au Sénégal : il s’agit là-bas d’organiser le cadre physique (l’école), les enseignements, les enseignants, les élèves et le matériel pédagogique autour des aptitudes de l’enfant. Dans ce système, l’apprenant jouit de plus de liberté, car ses potentialités sont affranchies des contraintes étrangères trop artificielles. Il s’agit d’une démocratisation très poussée de l’enseignement : la société doit offrir à chacun des types d’enseignement et de formation en conformité avec ses talents.
Dans l’absolu, il n’existe pas d’être humain sans talent, sans intelligence : chacun a des qualités, et la société doit trouver les ressorts nécessaires pour que tout le monde mette en valeur ses aptitudes. A l’image du Code de la route qui donne au motocycliste, au chauffeur de taxi et au camionneur, les possibilités de vaquer tous, sans encombre et sur la même route, à leurs préoccupations ; l’école devrait être une autoroute de la réussite et de l’épanouissement pour tous. Le symbole de ce type d’écoles est le Couloir : la diversité des compétences, des origines sociales, etc. est prise en charge dans la charpente du système éducatif.
L’échec scolaire, les très mauvais résultats en classe sont parfois très humiliants et même handicapants pour nos élèves. La solution radicale serait l’absence de redoublement et la dispersion des filières de formation pour que tous réussissent. Cependant même si un tel système est efficace comme moyen d’équité, permet-il à l’enseignement d’avoir une efficacité sociale ? Il faut certes former dans toutes les filières, mais la société garantira-t-elle à tous ces diplômés, un emploi ?
Cette antinomie peut se résumer ainsi : l’école doit-elle rester élitiste ou égalitaire ? La clé d’une réforme de notre système éducatif est la dichotomie des profils entre le général et le professionnel (dans la même enceinte) dès la classe de troisième. Nous n’avons aucune raison de continuer à construire de manière si frénétique des lycées d’enseignement général, exclusivement réservés à des élèves qui n’ont aucun profil scientifique ou littéraire. Il y a des élèves qui ne peuvent réussir ni dans les sciences ni dans les lettres : pourquoi les sacrifier alors dans un système qui n’est pas conforme à leurs dispositions innées ?
« Appropriez l’éducation de l’homme à l’homme, et non pas à ce qui n’est point lui ». Rousseau, Émile
Nous pensons que la société doit se décider en fonction de ses besoins : quels sont les besoins actuels de notre société et quel type d’enseignement est plus apte à y répondre ? Le système entonnoir et celui dit Couloir ne sont pas si opposés qu’on le pense : ils sont complémentaires à condition que l’un soit l’affluent ou le déversoir de l’autre. L’égalité des chances à l’école n’a de sens que si elle permet l’égalité sociale des chances : il nous faut une société où chacun puisse trouver les espaces nécessaires à son épanouissement intellectuel et professionnel.
Pour ce faire, il faut que les séries dites professionnelles soient désormais incluses dans les lycées. Il faut aussi qu’en fonction des potentialités naturelles des différentes localités, qu’on diversifie le type de filières et de formation à proposer. Cette option permettra de régler deux problèmes : celui de la main-d’œuvre non qualifiée qui caractérise le marché du travail et celui du chômage endémique. Peindre un camion, une voiture, un avion, une maison ; construire des bâtiments sous la supervision d’un ingénieur ; confectionner des uniformes, etc. exigent un minimum de qualification qu’il faut acquérir dans des filières d’enseignement technique.
On ne peut pas continuer à laisser ce genre de métiers à des gens qui n’en connaissent que de façon empirique. Il y a une anarchie dans le marché du travail et les conséquences sont souvent incalculables, tragiques. Quels sont les peintres qui savent discerner la bonne peinture de la mauvaise ? Quels sont les peintres qui savent faire le dosage sans risque sur la santé ? Tous ces bâtiments qui poussent un peu partout comme des champignons, respectent-ils les normes de sécurité ? Nous confions notre destin aux caprices du hasard et de l’informel et nous osons espérer une émergence économique ! Le type d’enseignement fourre-tout que nous imposons à nos enfants, est dépassé un peu partout : le manque d’innovation dans ce domaine est un véritable crime contre la jeunesse.
Il faut arrêter cette culture outrancière de l’informel : il n’existe pas de société qui s’est développée par l’informel. La bousculade effrénée vers l’enseignement général est un indicateur d’absence de vision pour l’éducation : nous avons beaucoup d’enfants et nous ne savons que faire de leurs dispositions naturelles. C’est donc une façon hypocrite pour la communauté, de consentir le minimum de sacrifice pour ses nombreux et très différents fils.
Ce qui devrait être un potentiel est dès lors perçu comme un fardeau. La leçon de morale qu’il faut en tirer devient une énigme philosophique : avons-nous le droit d’imposer à nos enfants un carcan taillé, non sur la mesure de leur profil, mais plutôt sur nos faiblesses et échecs ?
Dans les Dharas (écoles coraniques) personne ne redouble, personne n’est exclu ! Chacun progresse en fonction de ses capacités et chacun réussit suivant son profil et son rythme. Il ne s’agit pas de prôner ici une éducation libertaire telle que théorisée par Rousseau, mais d’écouter davantage la nature de l’apprenant au lieu de la formater à outrance et de tout lui donner. Nos élèves sont parfois nos esclaves intellectuels, et c’est pourquoi, même diplômés, ils sont incapables de se prendre en charge. La pédagogie de l’entonnoir bénit la tendance actuelle qui consiste, chez nos apprenants, à réussir de manière empirique : à force de faire les mêmes exercices de la même classe, on tombe sur un sujet d’examen y afférent…
«Savez-vous quel est le plus sûr moyen de rendre votre enfant misérable ?C’est de l’accoutumer à tout obtenir : car ses désirs croissant incessamment par la facilité de les satisfaire, tôt ou tard l’impuissance vous forcera malgré vous d’en venir au refus ; et ce refus inaccoutumé lui donnera plus de tourment que la privation même de ce qu’il désire… » Rousseau, ib.
Les organisations consuméristes devraient ester en justice contre l’État sénégalais pour négligence de la jeunesse. Depuis les plans d’ajustement structurel nous avons choisi la voie de l’économie des dépenses relatives à l’éducation de nos enfants ? C’est quoi un volontaire de l’enseignement ? Comment peut-on confier l’éducation des fils de la nation à des gens qui n’en ont ni la vocation ni le profil ? Ces raccourcis sont des impasses, ça ne mènera à rien sinon à amplifier le retard scientifique et économique de nos pays.
A défaut de construire le même nombre de collèges d’enseignement professionnel que de lycées d’enseignement général, on peut opter pour une solution encore plus simple. Le même lycée qui abrite les élèves orientés dans l’enseignement général peut accueillir des élèves de l’enseignement professionnel ou technique. Cette mixité créerait moins de frustration pour les parents et les élèves, car dans le même espace, des élèves de toutes les filières pourraient se côtoyer. Sur le plan psychologique, cette alternative est moins lourde que la séparation géographique des filières d’enseignement.
Ceux qui enseignent dans les lycées du Sénégal savent parfaitement que le type d’élèves que produisent nos lycées est inapte à s’insérer dans le tissu économique qui existe. Or c’est vraiment manquer d’ambition que de financer une école dont le seul but est la reproduction du système. Des enseignants qui ne produisent que des enseignants, des avocats, des journalistes indéfiniment, c’est du sur-place. Un professeur de PC doit pouvoir contribuer à former de bons peintres, un mathématicien de bons maçons, etc. Le système est tellement recroquevillé sur lui-même, qu’il y a aujourd’hui des risques de déficit endémique du personnel dans certains domaines (mathématiques, philosophie, etc.). Et si le système n’est plus capable de s’auto-régénérer, c’est la preuve de son fiasco total.
L’arachide, l’anacarde, la mangue, le maïs, etc. renferment des niches de métier qu’on aurait pu développer dans des collèges de formation professionnel au lieu de les cloisonner dans des instituts de recherche, complètement coupés de la société. La démographie sénégalaise ne saurait être un handicap, c’est une question de vision et de volonté politique.
Il y a des élèves qui développent des potentialités en athlétisme, d’autres qui sont des artistes en herbe, etc., mais c’est la communauté qui ne leur garantit pas la formation requise et les débouchés prometteurs. Or une communauté qui n’est pas en mesure d’assurer à sa descendance des profils d’enseignement et de formation appropriés, n’est pas digne d’avoir autant de jeunes.
L’énergie qui sommeille en cette jeunesse doit être réveillée et stimulée par la connaissance des besoins réels de notre société et l’invention de solutions autochtones. Comment comprendre que la mangue pourrisse encore en Casamance alors que nous importons chaque année des jus de mangue ?
Avec un investissement de quelques milliards, on peut installer de petites unités de production d’huile dans la région de Kaolack (pour mettre fin à la tragédie de la mévente de l’arachide) ; des unités de transformation de la mangue (même artisanales pour un début) dans la région de Ziguinchor. Kafountine ne doit pas se contenter d’un simple quai de pêche moderne : puisque c’est une zone touristique, on doit pouvoir y installer une usine de transformation du poisson. Ngaay doit bénéficier d’un financement spécial destiné à moderniser l’élevage dans la zone et à installer des usines modernes de tannerie.
Tous ces investissements n’auraient cependant pas d’impact à long terme si on ne développait pas à côté, une infrastructure de filières d’enseignement technique et professionnel dans les lycées. Plongeons nos enfants dans un univers aussi ouvert et nous verrons les résultats : leur créativité sera libérée et stimulée, et bientôt, beaucoup de nos problèmes seront résolus.
Il faut que les jeunes quittent les rues pour aller dans des écoles qui correspondent à leur potentiel. Il n’existe pas d’être humain foncièrement nul et inapte dans tous les domaines : au contraire, chaque être humain est un trésor caché qu’il s’agit de dénicher et de mettre en valeur. C’est notre devoir d’homme ! Si j’avais une conclusion à proposer, elle serait une invite à méditer ces propos de John Locke :
« L’éducation ne doit pas consister à préparer l’enfant à l’avenir, ou à le modeler de certaines façons; elle doit être la vie même de l’enfant… c’est à partir du développement concret de l’enfant, de ses besoins et de ses élans, de ses sentiments et de ses pensées, que doit se former ce qu’il sera, grâce à l’aide intelligente du maître. Les éducateurs ne peuvent avoir d’autres prétentions. Fuyons comme la peste cette idée néfaste que tous les enfants doivent être jetés dans le même moule : chaque enfant est un être unique et le but ultime de toute éducation est de prendre l’enfant avec tous ses défauts, avec toutes ses imperfections, avec toutes ses possibilités, tel que la nature nous l’a fourni, et d’en tirer le mieux possible ».
Alassane K. KITANE
Professeur au Lycée Serigne Ahmadou Ndack Seck de Thiès
Président du Mouvement citoyen LABEL-Sénégal
Membre de la commission Programmes et stratégies de l’IPC/FIPPU
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