Des systèmes de gouvernement du peuple, la démocratie est celui qui présente le plus de gages pour assurer la plus large expression des opinions les plus diverses et les plus contradictoires. C’est un système qui organise un exercice du pouvoir par le peuple, la citoyenneté, via une représentation et des institutions. Il y a comme un principe d’égalité des visions et de liberté des expressions qui serait le moteur du jeu démocratique en ce que la diversité citoyenne est le ciment de la structure. Seulement, cette vision, pour le moins idéaliste des choses, est piégée parce que la réalité est plus accidentée qu’un tableau monolithique d’une linéarité à toute épreuve. La démocratie est dans les faits un champ de compétition de visions différentes et concurrentes du monde, mais aussi un réseau d’inégalités à multiple facettes. Comme le veut la règle dans toute compétition, il faut des perdants par le jeu en l’occurrence de l’élection qui est une modalité parmi d’autres, d’expression de la volonté citoyenne pour se doter de gouvernants. C’est d’ailleurs une approche rousseauiste de la démocratie et de la liberté, car pour Rousseau, la liberté est l’obéissance à une règle qu’on se choisit. Cette règle est la possibilité du choix du gouvernement (élection) et de la norme (loi). La démocratie est donc la célébration triomphale de la liberté et de l’égalité validée par un cérémonial électoral et des rites institutionnels.
Cependant, l’égalité de principe qui est au fondement de la démocratie est contredite par les faits lorsqu’on sait que toutes les opinions ne sont pas audibles, du moins accèdent difficilement dans le débat public parce qu’elles ne se valent pas toutes du simple fait que certaines se nourrissent des forces de l’argent, d’autres des forces de la conviction et d’autres encore des forces de la contestation. Cette rivalité des forces qui compétissent à l’accaparement de la décision politique par la majorité, crée une atmosphère belliqueuse où le but du jeu est la mort des idées de l’autre, l’exil des uns, l’emprisonnement des autres. Les perdants «dont les desseins et le destin sont entravés par la justice dénoncent, comme toujours, des juges aux mains de leurs opposants. A les entendre, le procès est toujours un règlement de compte politique». On doit ajouter que la justice est parfois complice par fourniture de moyens à la déstructuration du fait démocratique en se mettant, sous le couvert de considérants douteux ou d’une incompétence de principe, au service du vainqueur. Il est curieux de constater que les opposants sont poursuivis et condamnés pour des faits que les partisans sont tout aussi coupables mais qui, par leur allégeance, rend la justice borgne dans sa démarche sanctionnatrice. Il est encore plus étrange de relever que des lois scélérates sont spécifiquement votées de façon moutonnière pour cibler des contradicteurs et taillées, au sens propre, de sorte à les déchoir de leur éligibilité. Tous les pouvoirs arrangent une symphonie mortifère pour faire régner l’ordre du plus riche. Un dissensus entre le principe et la réalité démocratique s’établit.
Ce lambeau démocratique est aux antipodes des belles déclarations qui ont fondé cette belle architecture de gestion du pouvoir. Une donnée statistique démontre d’ailleurs que, dans cette guerre de position, c’est la force qui est nourrie par l’argent qui «invariablement triomphe» au point de faire dire à certains que «l’argent est le sang de la démocratie». Le débat démocratique semble pris en otage par ces sombres questions d’argent. Plusieurs raisons peuvent expliquer cette situation, mais le rapport de forces économiques entre les groupes sociaux qui entrent en débat, en est une qui comporte le plus d’arguments explicateurs. En effet, nos sociétés modernes sont structurées de telle sorte que l’accès aux moyens de communication, donc d’expression démocratique, demandent des moyens que les personnes en proie à une grande pauvreté ne peuvent pas se payer quoiqu’en promette la liberté d’expression et les Ntic. L’opinion est modelée par ces castes de riches qui ont les moyens de les informer souvent en les désinformant, de les manipuler et de les gouverner vers le sens voulu. C’est là une défectuosité démocratique qui laisse entre les mains d’une minorité le sort de la majorité. Il s’opère une inversion de la norme démocratique qui voulait que la majorité gouvernât. Il est vrai que, numériquement, une majorité se dégage pour déterminer le camp gagnant, mais il s’agit d’une majorité de votes aiguillonnée par une minorité d’argent. C’est à cet effet que Gustave Le Bon a pu dire, parlant des foules électorales, ce «qu’elles manifestent surtout, sont la faible aptitude au raisonnement, l’absence d’esprit critique, l’irritabilité́, la crédulité́ et le simplisme», leurs décisions étant influencées par «l’affirmation, la répétition, le prestige et la contagion».
Ainsi donc, la minorité manipulatrice impose ses options dans les politiques publiques et l’orientation des lois par l’entremise de puissants instruments de pression, d’influence et de corruption que sont les lobbies. Au final, il ne se réalise rien d’autre qu’une marchandisation de la citoyenneté, de l’Etat et de ses institutions. L’idéal démocratique cède sous la toute-puissance de l’argent-roi et laisse place à un marché politique à moins que, par coïncidence, les intérêts de ces pouvoirs privés économiques ne rencontrent, tout à fait par hasard ou par une manipulation de masse, les intérêts des populations. La mécanique est implacable au point de tourner en ridicule toute voix alternative qui chercherait à restituer au peuple son pouvoir originaire en le qualifiant de populiste, démagogue ou réactionnaire.
Le Sénégal n’échappe pas à cette nouvelle norme démocratique du règne de l’argent avec la grande pauvreté comme principe amplificateur. Il est d’ailleurs tout à fait notable que de grandes figures politiques soient judiciairement associées à des scandales financiers présumés ou avérés, accusées qu’elles sont de s’être illicitement enrichies sur les deniers publics pour, officieusement, se doter d’un «trésor de guerre» politique en direction d’échéances électorales. On relève aussi un enrichissement fulgurant des hommes politiques une fois arrivés à une position de gestion des deniers par le miracle de corruption et du détournement impunis. L’unité de compte de ces détourneurs indécrottables est devenue le milliard. Certains fonctionnaires des régies financières (douanes, impôts, trésor) sont des alter égo de Crésus et pourtant ils n’ont qu’un salaire mensuel d’un agent d’un pays sous-développé. Le Sénégalais lambda s’est fait la croyance que l’argent ne fait pas sans argent et adopte une attitude de vassal vis-à-vis de l’homme politique.
Il y a donc tant chez l’élu que l’électeur des distorsions qui les font s’éloigner de l’idéal démocratique. En effet, par la pression d’une demande acharnée de moyens de survie par le citoyen qui semble monnayer sa voie, l’élu se sent «obligé» d’être riche par tout moyen. On peut raisonnablement imputer cet état de fait à, d’une part, une absence de règlementation de la vie politique avec une situation assez drôle avec le parti au pouvoir qui se finance avec les deniers publics et l’opposition qui survit comme elle peut, avec le risque de se voir ouverte aux vents du blanchiment et de sponsors de tout acabit des plus louches aux moins fréquentables. L’opposition est, par la force des choses, en situation de dépendance et de redevabilité qui l’oblige à retourner l’ascenseur à ses généreux donateurs une fois au pouvoir. D’autre part, l’abolition chez l’électeur d’une conscience politique le rendant exigeant non pas tant sur le bénéfice monétaire qu’il peut retirer de l’élu mais sur le respect de la rigueur dans la gestion des problèmes de la cité. C’est pourquoi dans les politiques de lutte contre le blanchiment de capitaux, les titulaires de mandats électifs sont considérés comme exposés à la tentation de blanchir.
La démocratie est prise en otage pour ne devenir que le véhicule contraint d’une mainmise de l’argent sur les politiques, la politique, les lois et le devenir social. Le pouvoir qui résulte du jeu démocratique est confisqué par une élite financière, la démocratie n’est du coup plus le pouvoir du peuple pour le peuple, mais le pouvoir de l’argent pour une catégorie. Cette catégorie de spoliateurs comprend de véreux hommes d’affaires, de marabouts qui ont traduit leur nom en fonds de commerce et instrument de chantage. Parfois, c’est la menace mystique qui sert d’arme de destruction pour jouir des gaietés du pouvoir. C’est dégueulasse. Les journalistes, sans talents avérés, profitent du système par la complaisance ou, tels des tueurs à gage, exécutent des contrats sur la tête du plus tenace des opposants. Cette servilité de la plume à l’argent est plus dissolvante pour les sociétés parce que la presse occupe dans la démocratie une position centrale en tant que véhicule de la bonne information, mais aussi vecteur de modelage de l’opinion si bien que toute anomalie journalistique est un péril démocratique. La presse est un garant de l’intégrité démocratique, surtout en cette période où les esprits vacillent et sont tiraillés entre plusieurs chapelles.
Ce règne de l’argent dans tous les compartiments du corps social conduit à affecter un prix à toutes les choses, même à celles qui sont censées n’avoir qu’une valeur mais pas un prix. Les examens et concours, les décisions de justice, les recrutements en entreprises, les bénédictions des marabouts, la tendresse d’une dame, le parrainage, le vote et tutti quanti, tout se monnaie et se marchande d’ailleurs. Un délitement des lits de la nation, autre effet du règne de l’argent dans la société, crée un République des classes à double vitesse avec des privilégiés qui exercent des violences symboliques sur les pauvres. Deux mondes qui se regardent sans se voir, sans se parler, sans communiquer, chacun y perdant un peu de son humanité par absence de l’autre. Pourtant, «l’enjeu est tout autre : il est relationnel : se lier aux autres, se lier au sens, se lier au réel, se lier à l’œuvre, l’éternité des liens comme seul vérité» (Cynthia Fleury).
Des mécanismes régulatoires qui permettent au corps social de se remettre à l’équilibre pour éviter son implosion sont nécessaires. Il n’est certainement pas envisageable d’exclure l’argent des rapports sociaux et de la démocratie, mais il est possible de cantonner son rôle ou, à tout le moins, d’endiguer ses effets. Le financement de la vie politique, sans être une panacée, est tout de même concevable d’autant que d’autres grandes démocraties l’ont éprouvé avec bonheur. L’idée étant de limiter à des proportions acceptables et contrôlables les ressources et les dépenses des acteurs de la vie politique. Trois modèles sont envisageables : soit un financement étatique, soit un financement privé, soit un mixte des deux. Dans un pays comme le Sénégal, la dernière modalité est la plus acceptable parce qu’elle n’abandonne pas les partis à des mercenaires économiques qui en feraient des instruments de confiscation du pouvoir, et non plus, elle ne soumet la vie politique aux desiderata d’un parti-Etat.
Ibrahima Malick THIOUNE
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