Le discours contemporain sur la migration est devenu émotionnel et dépourvu de rationalité. Il laisse croire dans les pays vieillissants que les mouvements de population à travers le monde auront un effet négatif sur eux. Le coût financier de la réception des migrants et de leur intégration est parmi les arguments souvent avancés pour justifier des politiques visant à limiter les flux migratoires– y compris la migration légale.
Actuellement, 3.4% de la population mondiale vit dans un autre pays que le pays d’origine. Entre 2000 et 2017, une augmentation de 49% des mouvements a été enregistrée – et cette hausse ne ralentira pas de sitôt pour plusieurs raisons. Tout d’abord parce que la moitié de ces mouvements a été enregistrée dans les pays du nord. C’est le reflet d’une grande mobilité facilité par les traités qui existent entre eux.
C’est vrai que les pays dits du sud comptent pour l’autre moitié mais par rapport à leur poids démographique ce sont des chiffres relativement modestes. Il convient de souligner en plus que la migration est surtout intra régionale: en Afrique et en Asie, 80% des migrants sont nés dans la région où ils résident tandis que deux tiers des migrants en Europe sont nés dans un pays européen. Ce constat interpelle deux questions sensiblement différentes : la première a trait à la gestion de la migration intra régionale et la seconde à la migration inter régionale.
En effet, concernant les migrations intra régionales en Afrique, hormis l’Afrique du Nord, les autres régions d’Afrique enregistrent d’importants flux migratoires intra régionaux. Les citoyens des pays d’Afrique australe préfèrent rester dans leur voisinage, et ainsi de suite pour presque toutes les sous-régions africaines. Souvent ces migrants font face à des difficultés dans les pays d’accueil africains. On considère qu’ils occupent des places qui de droit doivent revenir aux nationaux. Malgré l’inquiétude des uns et des autres quant à l’incidence négative de la migration sur le marché du travail, surtout dans le contexte des pays en développement, plusieurs études ont mis en évidence un impact limité, voire aucun effet notable, sur l’emploi des travailleurs locaux.
Ainsi, certaines régions d’Afrique ont bien compris qu’il faut créer des cadres de coopération entre les pays hôtes et les pays d’origine de la région pour mieux structurer la gestion des flux migratoires et en tirer des avantages. En Afrique de l’ouest le cadre régional de la CEDEAO a permis aux citoyens de la région de circuler et de travailler librement dans les pays membres ; En Afrique de l’est, les pays de la CAE offrent les mêmes avantages aux citoyens des pays de la région dans le cadre d’un accord régional ; et les accords bilatéraux en Afrique australe en en Afrique du nord ont aussi facilité la libre circulation des citoyens dans ces régions.
En outre, le Protocole au Traité Instituant la Communauté Économique Africaine Relatif à la Libre Circulation des Personnes, au droit de séjour et au droit d’établissement, une fois mis en œuvre, pourra renforcer d’avantage l’agenda économique sur le continent en facilitant le mouvement des personnes pour soutenir l’intégration économique régionale.
Ces initiatives et politiques sont indispensables pour le développement économique de l’Afrique. Les décourager – comme les institutions européennes semble défendre – dans une tentative de réduire la circulation des migrants soupçonnés de vouloir se rendre en Europe ne peux que ralentir le continent – avec des effets économiques désastreux. Pour ce qui concerne la migration inter régionale, le problème trouvet-il sa réponse dans la fermeture des frontières et la création de « plateformes de débarquement » ou zones de transit dans un cadre qui facilite la migration légale et circulaire? Ce modèle, déjà testé en Turquie, a démontré que non seulement le taux de pertes humaines des réfugiés et migrants voyageant de la Turquie vers l’Europe a augmenté, passant de 1.4% en 2016 à 2% en 2017. La Turquie elle-même a accepté de s’y faire contre la promesse d’une compensation financière substantielle. Mais l’Europe a des difficultés à honorer ses engagements de ce type avec tous les pays de transit.
En effet, l’accord entre la Turquie et l’UE de 2015 visait à organiser le flux des réfugiés en Europe en vue de traiter rapidement les demandes d’asile de 72 000 réfugiés syriens bloqués en Turquie. Depuis avril 2015, seulement 12 476 syriens ont était réinstallés en Europe. Le progrès, relativement lent, est surtout dû à l’absence de consensus entre les pays européens sur le système de quotas. Cette absence de consensus ne risque pas d’être résolu de sitôt; ce qui rend les « plateformes de débarquement » un engagement très risqué pour les pays d’Afrique du Nord. L’autre solution, moins populaire, serait de lancer une politique de migration circulaire.
Dans ce cadre, une politique de migration bien conçue peut même réduire les risques souvent associés avec la migration circulaire notamment le non-respect des délais de validité de visa. Le cas de la Nouvelle-Zélande est à ce titre intéressant. La politique de migration circulaire mise en place a permis aux voisins des iles du pacifique d’obtenir des visas au profit de travailleurs saisonniers pour une dure de 7 mois. Cette politique a permis à créer un climat de confiance entre les migrants et les pays hôtes. Celle-ci a été d’une grande efficacité puisqu’elle a non seulement permis au pays de profiter de la productivité des migrants mais a aussi permis de réduire les dépassements de la période de résidence autorisée qui ont été réduits à un seuil appréciable de 1%.
Les flux migratoires ne risquent pas de cesser, du moins, pas dans un avenir proche. Pis encore, les progrès enregistrés en termes de croissance économique et de développement humain en Afrique ne vont qu’accélérer la tendance migratoire intra et extra muros. Aller avec le courant actuel qui privilégie la fermeture des frontières peut être plus coûteux ou même inefficace. Le choix est donc simple pour les pays hôtes : aller avec le courant et limiter les flux migratoires ou aller à contrecourant et établir des passerelles entre les pays d’origine et les pays hôtes pour ébaucher des nouvelles solutions qui puisent dans le potentiel de la migration au bénéfice des deux parties. La tendance de l’Europe à se focaliser sur la migration illégale et le rapatriement des demandeurs d’asile déboutés brouille le tableau de la nature de la migration de l’Afrique vers l’Europe.
Sur le nombre total d’Africains en Europe, seuls 6% sont des demandeurs d’asile dont les demandes n’ont pas été traitées. Les 94% restants résident légalement dans les pays de l’UE. Ceci malgré une augmentation du nombre de demandes d’asile émanant de ressortissants africains arrivant dans l’UE au cours des cinq dernières années. Une telle augmentation s’explique par le nombre croissant d’Africains arrivant sur les côtes méditerranéennes du nord et qui demandent souvent l’asile comme premier recours autorisé à entrer dans l’UE. En outre, les Africains ne sont pas les principaux demandeurs d’asile dans les pays de l’UE. En 2017, les trois principales nationalités étaient la Syrie, l’Irak et l’Afghanistan respectivement. Les ressortissants africains – du Nigéria, d’Erythrée et de Guinée – représentaient 29% des candidats parmi les 10 nationalités d’origine les plus importantes en matière de demande d’asile. La migration est un flux bidirectionnel.
Alors que la migration de l’Afrique vers l’UE a augmenté de 7% entre 2010 et 2015, une croissance de 19% a été enregistrée dans le sens inverse au cours de la même période. Il est nécessaire de s’attaquer à la migration de manière plus rationnelle. S’il est important de lutter contre la migration illégale – notamment en raison de son coût humain -, il conviendrait de développer davantage un cadre cohérent et juridiquement contraignant qui reflète les voies de migration légales et la mobilité.
Carlos Lopes est professeur de la Mandela School of Public Governance de l’Université du Cap et Haut Représentant de l’Union Africaine pour les partenariats avec l’Europe post 2020