Le 19 octobre, l’Arabie Saoudite confirmait par le relais de la télévision publique Al Ekhbariya que le journaliste saoudien dissident Jamal Khashoggi avait été tué au consulat d’Istanbul. L’enfant du palais saoudien devenu un éditorialiste insoumis avait subitement disparu une fois entré le 2 octobre dans la représentation consulaire de son pays. La réaction de Ryad était très attendue, au regard de la crise aigüe déclenchée par cette disparition et au bout de 17 jours d’atermoiements et d’une gestion de crise désastreuse: un feuilleton de dénis, mystifications, démentis, silence pesant et maladresses. Mais les explications finalement fournies par le royaume, une bagarre qui a mal tourné selon Riyad, semblent pires que le mal. Et l’annonce par Ryad du limogeage de deux hauts responsables de la sécurité, en l’occurrence le vice-président du service général de renseignement, Ahmad Al-Assir, et un conseiller de haut rang à la cour royale ainsi que l’arrestation de 18 Saoudiens dans le cadre des investigations, en fait des lampistes à usage de fusible, un argument de misère comparé à l’ampleur des révélations sordides abondamment faites par les services turcs sur le modus operandi du meurtre de Khashoggi. Un commando de quinze Saoudiens, arrivés quelques heures plus tôt de Riyad, la plupart par avion privé, sont entrés dans le consulat en même temps que le journaliste et en sont ressortis peu de temps après, selon des responsables turcs. Rien ne lui aurait été épargné dans ce massacre à la tronçonneuse et en musique. La liquidation de Khashoggi, 59 ans, serait essentiellement due ses critiques récurrentes contre la guerre menée par son pays au Yémen et contre l’autoritarisme du prince héritier.
A ce niveau, le sort tragique de Khashoggi est une réalité gênante qui dépasse sa seule dimension individuelle et prend une ampleur stratégique majeure. Car la thèse de l’interrogatoire qui aurait mal tourné, l’argument des seconds-couteaux liquidant le journaliste par excès de zèle après avoir nié l’évidence de l’exécution du gêneur arrivent trop tard pour faire avaler cette fable indigeste. Comment croire qu’un commando venu d’Arabie Saoudite peut assassiner un citoyen saoudien derrière les murs infranchissables de leur consulat sans être couvert par l’Exécutif ? Qui croira à ce scénario d’éléments incontrôlables, en réalité des officiers des services de sécurité du royaume ou des proches de MBS et un médecin légiste pourvu du grade de lieutenant-colonel, destinée in fine à disculper le souverain et son successeur désigné ? En tous cas, pas les autorités turques qui ont montré tout leur intérêt à monter en épingle cette affaire, qui constitue une atteinte à leur souveraineté sur leur sol, mais qui s’inscrit aussi dans une grille géopolitique complexe. C’est pourquoi Ankara s’est très activement employée à faire avancer l’enquête et à faire diffuser des images des caméras de surveillance, qui ne peuvent émaner que des services de renseignements. En effet une partie à 5 se joue dans la tentative du prince héritier saoudien de reconfigurer la région en affrontant l’ennemi juré iranien et ses alliés régionaux. En mars 2015, alors ministre de la Défense, MBS a pesé de tout son poids pour engager l’Arabie Saoudite, soutenue par une coalition arabo-américaine, dans la guerre du Yémen contre les rebelles houthistes, chiites appuyés par l’Iran. En juin 2017, MBS a décrété le blocus contre le Qatar, pétromonarchie suspectée de complaisance à l’endroit de l’Iran. Lors de la crise avec le Qatar, le seul pays puissant de la région à avoir défendu Doha n’était autre que la Turquie. En novembre 2017, Saad Hariri, alors Premier ministre du Liban, annonce sa démission depuis Riyad, où il est maintenu contre son gré, avant d’être libéré grâce à une intervention de la France, et de retrouver finalement ses fonctions. Depuis 2015, trois princes saoudiens, en exil en Europe, ont été ramenés de force dans leur pays. En novembre 2017, dans le cadre d’une grande purge financière, des centaines princes et hommes d’affaires, proches parents de la famille régnante ont été séquestrés au Carlton de Riyad et libérés en échange de chèques astronomiques au profit du Trésor royal.
Aujourd’hui aux prises avec une crise économique et financière intense, imputée par Erdogan aux Américains, Ankara se range encore du côté de ce petit émirat, dont la chaîne de télévision vedette, Al Jazeera, donne au feuilleton Khashoggi le maximum de résonance pour compromettre les Saoudiens et éclabousser le grand allié de MBS, Donald Trump. Le président turc est en effet furieux que les Etats-Unis refusent obstinément d’extrader Fethullah Gülen, soupçonné d’être le cerveau du coup d’Etat militaire de juillet 2016. A cet égard, la libération fort opportune du pasteur Brunson, condamné à trois ans de prison pour cause de proximité avec la cause kurde et les amis de Gülen apparait comme un geste de mansuétude calculée. Trump paraît certes piégé par l’affaire Khashoggi, mais cela ne suffira pas à le faire changer de pied au Moyen-Orient et particulièrement en Arabie Saoudite, pays assis sur un immense gisement d’or noir, qui balance entre aspirations modernistes et gouvernances archaïques. Un entre-deux parfaitement résumé par Jamal Khashoggi dans sa dernière tribune posthume intitulée « Ce dont le monde arabe a le plus besoin est la liberté d’expression » : « le monde arabe fait face à sa propre version du rideau de fer, imposé non pas par des acteurs externes mais à cause des forces nationales se disputant le pouvoir ».