On n’a plus besoin d’être devin ou analyste chevronné pour prédire les élections en Afrique. Dès l’établissement du calendrier électoral, le scénario, d’avance, s’écrit devant nos yeux, implacable : il ne déjoue jamais les pires prévisions. Partout, le même état invariable : le doute, l’espoir, la cacophonie, et le triomphe de l’arbitraire, souvent aux forceps. Le rude quotidien des populations, fait des morsures de la pauvreté, habituelles donc digérées, reprend son droit ; et les contestataires sont consumés dans le silence, la marginalisation et l’oubli. Les martyrs, c’est connu, ont une durée de vie courte, c’est loi de la nature. Cap donc sur les 5 ou 7 prochaines années. Pour les contestations, se battre et faire vivre un simulacre de démocratie, on aura quelques manifestations éteintes, et des ambassades en occident à assiéger. Avant, pourtant, un optimisme forcené régnait. Il s’épanouissait dans les espoirs. Il opérait à renforts d’empathie médiatique, et la fable du peuple souverain, enfin mature, armé de son bras puissant c’est-à-dire la jeunesse combative, promettait presque le bout du tunnel. Demi-tour.
Aux prises, presque toujours dans les élections africaines, d’abord un vieux pouvoir usé et médiocre, ankylosé dans l’âge, disposant d’un ascendant sur le maillage administratif que nourrit le clientélisme ; incarné par un satrape, au passé vaguement glorieux, qui trouve toujours dans la défense de l’Afrique la dernière bouée pour ne pas sombrer. La recette est connue, usée jusqu’à la corde. Miracle, elle marche toujours. Dissimulez toute pensée vide et morbide sous le vernis du dégénéré panafricanisme-nouveau, vous séduirez les masses, en braconnant, du reste, sur les terres intellectuelles. Il y une connivence et une complicité insoupçonnées entre politiques et théoriciens. Tous politiques qu’ils soient, ils ne sont pas débiles, ils ont fait les mêmes écoles, ils ont le flair, les réseaux, et l’entrisme aidant, ils captent l’air du temps. Ils s’abreuvent donc aux sources intelligentes et mettent le soin de les arrimer à leurs vils desseins. Les cerveaux des gouvernements ne pillent pas que le peuple, ils pillent aussi les intellectuels à leur grand dam : toute pensée récupérable est donc récupérée. C’est potentiellement Yaya Jammeh qui rencontre Wa Thiong’o. C’est Sassou qui dort sur les genoux d’Obenga ou l’inverse – lire à ce propos Pensées actuelles en miettes1 de l’égyptologue. C’est Kagamé – le plus fringant du lot – il a plusieurs seins nourriciers. Ce pouvoir piétine la constitution, invoque le droit de la réécrire pour l’adapter au cœur des valeurs dites authentiques et endogènes, décide de sa temporalité politique propre, émancipé de ce legs évident de la colonie et de ses relents ; ce pouvoir renvoie dans ses cordes un occident accablé par ses ingérences passées et le procès colonial qui l’attrait à la barre. Ainsi ragaillardi, ce pouvoir truque et scelle ses élections. Il attend ensuite que la bulle démocratique dégonfle pour promulguer ce qu’il avait déjà mijoté sur l’autel d’une cuisine sophistiquée. Ensuite, dans le malheureux rôle du challenger, un impétrant de petite gloire. Souvent ex-ami du pouvoir, il a été défenestré pour quelques audaces ou ambitions précoces. Il présente sa renaissance, se rachète une virginité à peu de frais, affine sa stature de martyr rudoyé, harcelé, voilà l’alternance, habillée des apprêts de la vertu. Il prend à témoin le monde, donne des gages de renouveau, domestique très vite un certain éclat politique. Il fait chavirer l’élite hors gouvernement et réseaux, la diaspora, les nombreux désireux du changement. Le soufflé retombe : il perd.
Le goût de bile, le sentiment d’injustice s’épaississent dans les cœurs revanchards mais attristés. Il inonde les rues. Les populations, lointaines du cirque, ont daigné, sous la promesse inconnue, voter. Le bulletin de vote était le bon à tirer de la résignation. Déjà assoiffé et à bout sous le joug du tyran, le peuple signe bien malgré lui, un bail supplémentaire avec son bourreau. Et c’est là, qu’entre en jeu l’arbitre tout frais désigné. Jadis bourreau, ennemi absolu au spectre toujours présent, Paris est appelée à la rescousse. On en appelle à elle pour faire régner l’ordre, pour appeler les dirigeants à leur devoir de respecter une constitution, dont d’ailleurs les populations rejettent timidement les relents coloniaux. C’est l’ultime signe de la défaite. Celle suprême de la capitulation couverte de honte. Le soleil des indépendances a perdu de sa superbe, son éclat, malgré la floraison ininterrompue du discours libérateur depuis 50 ans, la souveraineté est piétinée. Le bourreau originel, mécaniquement et forcément coupable, est sommé de désinstaller son legs. L’aveu est terrible. A aucun moment, les héros de l’indépendance ne sont comptables, ou alors vaguement. Ils sont alors requalifiés de marionnettes grand-guignolesques, ventriloquées de l’extérieur. Pas plus comptables ne le sont leurs successeurs. Paris reste le centre d’émission, du discours et du contre-discours. Elle peut donc s’autoriser de laisser le chien se débattre, elle tient la laisse, là est l’essentiel.
Changement de registre
En temps de vulgates afro-pessimistes, on avait le paternalisme d’injonction de type Foccardien. Il était d’obédience raciste, et civilisateur. Il disposait d’un réseau opaque, souterrain, criminel. Il avait inoculé son venin dans les segments économiques et politiques, il en administrait le cours. Il avait vocation à mourir dans le siècle nouveau, agrippé formidablement par Verschave2 et les nombreux disciples qui lui emboîteront le pas. Il a pourtant survécu à tous ces procès. Il n’est pas mort. Il juste a muté. Il a pris le pli du temps, ventilé d’aise pour son orientation nouvelle. Il était toujours accompagné d’une forme de sentimentalisme d’empathie humanitaire. Le fort, blanc, impeccable et généreux, donne la main au nègre souffreteux, il absout le forfait et soigne sa bonne conscience catholique.
En temps de vulgate afro-optimiste, narration nouvelle, on a le maternalisme d’absolution et d’amour. Le regard ne change pas tellement, tout juste le discours. A l’aide quelques statistiques, toilettées à l’occasion, le faste est promis. Il n’a aucun ancrage, aucune effectivité, c’est le monde du chiffre. La revue du Mauss3 et Régis Debray4, depuis 1981, avaient perçu ce récit arithmétique. Peu importe, le discours c’est comme le nuage polluant, qui doit moins au capitalisme qu’au désir d’espoir à l’œuvre actuellement. Nous sommes malheureusement condamnés à en souffrir. Qu’à cela ne tienne, les « inférieurs » d’autrefois deviennent les frères nouveaux, égaux, immanquablement bons et leurs forfaits propres, ne peuvent être que les fruits de notre crime passé. La gauche française, imprégnée du souvenir de la libération algérienne, n’a jamais réellement su déprendre de la vision anticoloniale des ex-colonies. Elle ne voit que des anciens colonisés, et au gré de l’agenda diasporique du malaise identitaire des minorités, en France, elle soumet aussi les agendas locaux.
La ruée de l’Afrique
Voici venu le temps enthousiasmant de l’Afrique. On se frotte et s’aiguise les pinces. Les médias catastrophistes d’il y a 10 ans passent de la charogne au rapace. Ils étaient de simples rubriques dans leur journal, ils sont devenus journaux à part entière. Ils ont humé l’air frais de la promesse d’un eldorado, ils se placent dans le marché. S’entichent d’idoles ânonnant, ou mieux, théorisant ce temps nouveau, de préférence transgressant l’ancien ordre déjà mort. Ça accompagne ainsi leur mue in petto. Les réseaux demeurent, seuls changent les discours. Et vous tenez que la France ne peut presque plus rien. Et c’est bien embêtant pour ceux qui l’accablent. Elle ne fait plus qu’émettre des communiqués prudents, à hauteur du risque économique qu’elle prend, et des compromissions auxquelles elle doit consentir. L’affairisme ne fait pas bon ménage avec le sentimentalisme. Mais l’on n’a ni l’envie ni le temps de pleurer la France, son positionnement diplomatique a toujours été problématique. Elle a toujours claironné ses valeurs pour en réalité ne traiter qu’avec les mafieux et les lobbys. Les valeurs n’étaient donc qu’une chimère, elle récolte donc une partie de ce qu’elle a semé en arrosant le terrain depuis plusieurs années. Mais le bourreau a bon dos.
La France accueille quelques écrivains politicards sur le tard à leur demande. Miracle notable, la notoriété engendre la conviction, pas l’inverse. Passons et pressons. Et vite, car il nous en cuirait. Maudite quand elle s’ingère, la France l’est davantage quand elle se tait. La culpabilité coloniale, qui connaît un regain aigu, la terrifie. Elle s’est donc associée à cette vulgate, bon gré mal gré. L’afro-optimiste ne gêne personne, en cela, il est décoratif, mais en cela aussi plaît-il. C’est un parti simple, qui ne demande pas de risque, et n’aboutit à aucun ban. La France y accède, c’est même, avec l’AFD, les instituts français, son audiovisuel extérieur, le nouveau pied sur lequel danser pour gagner en respectabilité perdue. Le Collège de France avait acté au Printemps dernier, sans doute sa chaire artistique, ne s’y attendait pas, l’officialisation de la mutation. Levez le camp messieurs, plus rien à transgresser que de national et d’endogène. La réalité effraie mais il appartient aux Gabonais, aux Congolais et aux autres de bouter la gangrène eux-mêmes. La tâche est immense, pourtant la soif de héros ne doit pas s’étancher ailleurs.
Mais l’on s’égare. Revenons en Satrapie.
L’on a beau jeu, invoquant quelques îlots de démocratie fragiles – on peut citer à loisir le Ghana, le Burkina Faso, le Sénégal, le Nigéria – de projeter sur l’avenir beaucoup d’espoir. Mais le crépuscule des satrapes est long, interminable, probablement dynastique. Tous les types sont présents sur le plateau. La brutalité sanglante de Nkuruziza, les tortures à huit-clos de Déby, le chic et fringant Kagame, les facéties que l’on voudrait drôles, hélas non, du vieux Mugabe, l’affairisme teinté d’ethnicisme de Condé, la folie radicalisée de Jammeh, le luxe, la luxure et l’insouciance cruelle des Obiang, la discrétion des Eyadema. De ces destins inégaux, non réductibles à une trajectoire unique, l’on peut en revanche tirer un faisceau. Les satrapes doivent leur survie à au moins deux reposoirs solides : un panafricanisme de fraîche date, souvent véhément à mesure que s’accélère le vertige de leur chute, et des relais externes et internes. Le clientélisme et le clanisme, dans l’écheveau ethnique, sont autant de données qui ancrent davantage un système où le respect des règles est un lointain charabia, qui laisse insensibles des masses sinon non-comprenantes, à tout le moins peu concernées.
Les complices du satrape
L’essence divine du pouvoir, sauce ancien régime, tient des teintes locales, avec un patrimonialisme qui gage de la redistribution arbitraire. L’Etat change les droits en dons, ses devoirs, en actes de bienfaisance, ses prérogatives, en générosités. S’il faut y voir l’essoufflement de l’appareil d’Etat sous la rudesse de la pauvreté, qui défait insidieusement les règles, il y a un lien plus incernable, avec la représentation populaire du pouvoir comme aboutissement d’un processus, personnel, clanique ou affairiste. Les populations attendent du roi élu, ses largesses, sa grâce. Elles n’opposent pas leur légitime droit, elles formulent des doléances. L’état est en conséquence, un bienfaiteur institutionnel, désincarné, presque privé. Des milliers de personnes, dont le privilège est d’être du bon côté de la barrière, redoublent d’assentiment voire de cécité volontaire face aux forfaits, car leurs vies, voire leur épanouissement, dépendent de la pérennité du système en place. Les ramifications sont tentaculaires, et la pieuvre étatique, contrairement à ce qui s’échangeait dans les boudoirs parisiens, dispose toujours d’un temps d’avance, d’une masse populaire acquise. Réfléchissant à la question, J.P.Olivier de Serdan6 décortique savamment la mécanique de la corruption, enchâssée dans des logiques de largesses et de générosités liées au don, qui acte l’appartenance à une certaine caste, symbole de la réussite et de la réalisation sociale. Tenant intellectuellement un discours contestataire d’un ordre dit occidental, sous la perfusion duquel par ailleurs elles vivent, les petites têtes de l’Etat patrimonial dissuadent les inquisiteurs et les réduisent au silence, tout comme la classe intellectuelle dont elles chipent et maquillent les idées. A coup sûr, on ne peut décoloniser des ventres vides, d’où l’échec des tentatives, l’affluence vers les guichets consulaires occidentaux, les pirogues vers la mort, le déni de soi et la dévalorisation locale. Mais, l’on peut corrompre des ventres vides. Le politique a une chance de réussir, là où l’intellectuel au discours convenu, n’en a aucune. Le satrape achète la vie, là où l’intellectuel vend un rêve dont il n’émet d’ailleurs que le souhait.
La survivance du satrape a aussi quelques commodités pour la paix civile. Un pacte tacite aux convenances mutuelles entre cocontractants. Les satrapes y délèguent leur primat moral dans une cotutelle bien huilée, dans laquelle d’ailleurs ils cèdent leur souveraineté première à ceux qui œuvrent dans les âmes désespérées. Comme pourvoyeurs de kit de survie, l’état patrimonial a l’église et la mosquée. Elles distillent savamment, à dose homéopathique, l’anesthésie qui réduit en cendres, progressivement, la fibre contestataire. Nulle part, en Satrapie, il n’existe de conflit entre satrapes et guides moraux et religieux. Ils se tiennent la main. L’éternité s’assure en fusionnant temporel et spirituel. Il faut des sacrifiés : les populations s’offrent, car en échange la mythologie religieuse offre bien des rétributions. Le satrape, comme l’intellectuel mainstream ou le religieux, se garde bien de parler des douleurs des populations. Pour les trois, il faut loger le discours respectivement dans une sphère historique, paradigmatique et philosophique. Les drames ne deviennent plus que des épiphénomènes dont la mention vous range d’emblée dans la catégorie méprisée des déclinistes.
Si la réalité déroge à la vulgate, c’est ainsi elle qui doit être bâillonnée. Et on s’y emploie. Les élites constellées dans un univers in et numérique, excluant de facto ceux dont ils prétendent être les hérauts, se repaissent dans l’espoir scintillant de l’avenir. Une certaine jeunesse, triée sur le volet, qui a renoncé – avait-elle le choix ? Elle n’a jusqu’ici démontré que peu d’appétence pour la réflexion – à penser, est désignée comme mascotte pour vulgariser la propagande. Flattée dans son aise, elle démontre même du zèle à l’occasion. Un champ lexical porteur et nouveau apparaît autour du numérique, de l’entrepreneuriat, l’innovation, les hubs, et la technologie. Mots ronflants mais vides dans lesquels on tasse et exploite l’énergie débordante d’une jeunesse volontariste. La pensée se paie de slogans, et les instigateurs médiatiques de la narration, adjoints aux théoriciens du temps de l’Afrique, relaient. Sur cette nouvelle carte de visite proprette, nulle tâche ne doit figurer, elle assombrirait l’allure. Portraits élogieux, clichés du jeune cadre dynamique, sanglé dans son costume, avec ses « after-works », ses propositions de coaching et autres anglicismes, dominent la vogue du moment. Sans nulle surprise, voici la nouvelle vague dite libérée, affranchie, rebelle, puissamment ancrée dans une temporalité et des valeurs labellisées africaines. La contorsion a un génie piètre. On en rirait si ce n’était pas triste. Les décolonisés à la mode ont doublé dans l’allégeance à l’occident les aliénés supposés. L’exploit est en tout point retentissant. Mais enfin, à quoi pouvait-on bien prétendre d’autre. Cette élite financière, urbaine, est l’allié objectif des satrapes, qu’elle s’époumone à dénoncer mollement. Dans les boudoirs occidentaux, il n’est pas rare que les jeunes bénéficiaires des fameux biens mal acquis, se côtoient entre eux dans leur cercle. L’exaltation de cette jeunesse, toujours bien circonscrite à des îlots d’embourgeoisement confinés, est la meilleure publicité que pouvaient attendre les satrapes. En réalité, elle était inespérée, car voici, magnifiquement offerte sur un plateau, la preuve que leurs actions portent leurs fruits.
Les satrapes n’abdiquent pas pour autant à leur despotisme local. Ils empruntent à Bolloré une formule au cynisme presqu’envoutant : « La haute direction d’une grande maison mérite un peu de terreur »7. Les satrapes l’appliquent à l’Etat. Ils musellent médias, ou les convertissent dans un asservissement doux, à leur vision, ils matent la dissidence, ils la tuent. Ils réservent les débats nationaux à quelques modestes espaces insignifiants, sans écho ni impact. Aidés par la nostalgie des origines virginales perdues qui imprègne les âmes, par la flopée d’activités récréatives – disons pour condenser, le folklore – qui occupent à plein temps leurs administrés, tout débat est impossible, et donc reporté à la seule terre qui daigne l’accueillir, celle de l’ennemi occidental. Editeurs, médias puissant, décideurs, leaders d’opinion y sont. Dans un pacte de non-agression avec les satrapes, la Françafrique médiatique – la seule qui échappe miraculeusement à tous les procès – a pour elle un atout formidable : 30 millions d’auditeurs-lecteurs-consommateurs dévoués et énamourés. Elle poursuit ainsi son insipide activité de journalisme d’empathie, c’est commercial, il y a des auditeurs à bichonner, des intellectuels à caresser. Et, faut-il être juste, il n’appartient pas à l’audiovisuel extérieur de France de mettre à l’agenda les questions douloureuses. La place parisienne reste donc le centre névralgique d’émission des tendances. Toute critique du système occidental y obtient le déroulement du tapis rouge. Il est curieux que les médias occidentaux semblent promouvoir ceux qui les vilipendent. En réalité non, comptant sur l’épuisement de ce discours sous l’effet de l’usure du temps, ils se gardent de lire ou même de discuter, et inscrivent toutes les publications sous le label de leur séquence narrative. Le débat étant ailleurs, lointain, affairé essentiellement à dresser le procès colonial, les satrapes ont les chemins dégagés, les coudées France. A l’occident les responsabilités, à l’Afrique les problèmes. Et l’on est presque quitte.
La tentation du déni
Un phénomène relativement similaire est à l’oeuvre dans les pays musulmans, avec l’obscurantisme religieux et le terrorisme ; la grande ignorance des populations trouve dans les théories conspirationnistes les commodités qui apaisent la violence du réel. Autrement dit c’est l’irrépressible incapacité à se voir dans son bel habit et dans ses tares. Il faut à ce titre noter le nombre inquiétant d’articles de presse, véritablement démentiel, où se diffusent complaisamment, dans une dynamique quasi-sectaire, les fausses informations. Faciles, manipulables, réductibles à des slogans. Car c’est bien connu, toute complexité analytique, de facto irrécupérable par des propagandistes, est écartée. Le complotisme joue les débroussailleurs pour les satrapes. Ils se voient presque blanchis, jamais comptables, tout au plus, la seule chose qu’on ne leur pardonne, c’est d’aller à Paris y faire des courbettes, quand bien souvent, leurs détracteurs y courbent l’échine pour des strapontins et vont s’y faire tamponner leur visa de respectabilité médiatique. Rien n’a jamais été aussi cohérent que la ressemblance entre dirigeants politiques, crèmes intellectuelles et populations. La sourde ressemblance, quoique niée, est l’entaille originelle du malaise dont l’occident a vocation à être le poison et l’antidote. Tout simplement car les conditions premières, naturellement de proximité, d’un discours véritablement endogène, ne sont pas réunies, à cause d’une pusillanimité et d’un refus obstiné à voir son reflet tel qu’en lui-même violent. Lui qui ne permet rien d’autre que l’urgence. Si Charles Péguy8 prophétisait cet aveuglement qui précède le déni, les satrapes l’ont bien compris.
Évoquant la nostalgie dans l’ignorance, Kundera9 la décrit comme l’état sélectif où la mémoire filtre. Ce qui en résulte, c’est la frustration, entre le désir et un réel possible. Voilà, donc que la diaspora, brinquebalée dans son écartèlement, soutient inconsciemment les satrapes, en contribuant à ce roman écrit depuis l’extérieur, au mépris des premiers concernés. D’un continent jeune, gourmand de succès et à raison, on en a fait une « mode », une destination, un intérêt, soustrayant des attentions toute la complexité de son panel culturel, faisant comme s’il s’agissait d’un bloc et d’un produit commercial. Avec l’emballage, aux allures d’exotisme chic, qu’on singularise, alors qu’elle n’est dépositaire d’aucune forme de différence irréductible dans le commun du monde. Au différencialisme raciste qui a fondé l’entreprise coloniale, succède, le différencialisme identitaire, au nom d’un particularisme éternel. Porte ouverte au fantasme d’un âge d’or dans le passé, qu’un retour pourrait ré-enchanter, on condamne un continent à écrire son histoire à rebours quand sa jeunesse, majoritaire, n’a elle qu’un avenir. Les cours de l’histoire s’entrechoquent. Ainsi naissent des mythologies à la peau dure, sur des réalités et valeurs propres, indépassables, avec lesquelles il faut composer et souvent se compromettre. Si dans le fond, la pensée est recevable, encore qu’elle demande un effort minutieux de pédagogie, elle est mal dégrossie et cache des démissions et renonciations plus graves. Les satrapes invoquent ces mêmes valeurs dires singulières ou incompressibles, pour expliquer leurs échecs. Isoler les satrapes comme seuls responsables de ce fangeux crépuscule interminable, c’est manquer les enjeux essentiels. Le même discours les irrigue tous : écrivains, intellectuels, zélateurs désignés de l’Afrique. Les discours enamourés, trompeusement révolutionnaires, n’ont jamais été des gages d’horizons purs ; bien souvent hélas ce n’est qu’un cordon qui nourrit la gloriole de héros de seconde main. C’est cette énergie qu’il faut réussir à vider de sa négativité, et à régénérer. L’occident ne peut pas accueillir toute la culpabilité du monde, l’Afrique doit prendre sa part.
Le crépuscule des pouvoirs africains devait vite s’achever, promettait-on, dans une nuit courte et annonciatrice de la renaissance. Elle perdure parce que le fond de l’affaire ne guérit pas à l’esquive. La périphérie ne cantonne qu’à l’épiphénomène. La centralité occidentale remplit le vide local, c’est bien désolant. Parler de l’Afrique doit se faire dans son cœur, dans son cours, dans ses urgences, à la seule aune de ceux qui y vivent. Seuls des discours partants du vécu, avec un calendrier propre, endogène, et un détachement des férules internes, peuvent accélérer le temps, entendu qu’il n’existe nul calendrier de guérison naturelle de la satrapie mortelle. Savoir qui on est, préalable rabâché à l’envi, dans une quête de soi, n’a de sens que si c’est une étape transitoire pour toucher au mieux-être collectif. C’en est devenu à tort l’aboutissement. Quand le panafricanisme devient un trophée que l’on décline comme gloire, et non un marchepied, il cesse d’avoir quelque intérêt. Et à Régis Debray de clore la cérémonie, détournant ainsi sa pensée acide contre la gauche, le panafricanisme « était une vocation, c’est devenu un métier ». Ainsi collectionne-t-on nombres de satrapes héroïques, aux destins raffermis sur le fumier de milliers d’africains.
1 https://www.cairn.info/revue-presence-africaine-2014-2-p-299.htm
2 François-Xavier Verschave, La Françafrique : Le plus long scandale de la République, Stock, 1998
3 http://www.revuedumauss.com.fr/
4 Regis Debray, L’Erreur de calcul, Cerf, 2014
6 Giorgio Blundo, Jean-Pierre Olivier de Sardan, « La corruption quotidienne en Afrique de l’Ouest », Politique africaine 3/2001 (N° 83) , p. 8-37
7 http://www.francetvinfo.fr/culture/tv/canal/video-complement-d-enquete-c…
8 « Il faut toujours dire ce que l’on voit : surtout il faut toujours, ce qui est plus difficile, voir ce que l’on voit. » Charles Péguy ; Notre jeunesse, 1910
9 Milan Kundera, L’ignorance, Gallimard, 2000
Texte initialement publié sur le blog www.elgas.fr, le 7 septembre 2016