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Diego, Le Masque De La Joie

Diego, Le Masque De La Joie

Le parfum des années 70 au Sénégal ne sentait pas que le marxisme et le soleil des indépendances. Non plus que le Dakar et le Saint-Louis mélancoliques et métissés que regrette maladroitement Golbert Diagne. Il y avait aussi, comme dans l’air, flottante et gaie, la naissance d’un esprit. Peut-être une école. Assurément une génération d’artistes qui ont trempé dans ce bain commun. Cette euphorie, propre aux villes qui naissent ou renaissent, avec l’embourgeoisement, les mondanités, les soirées plus mixtes, et la pratique culturelle ancienne qui rejoint la locomotive. En un mot, une ébullition citadine et un appétit pour la création. En pleine libération, dans le monde artistique, au croisement des influences qui se traversaient, cubaines, brésiliennes, américaines, européennes, entre autres, il y avait au Sénégal ce frémissement, ce premier cri, comme celui d’un bébé, qui annonçait l’arrivée des groupes, et parmi eux, des idoles.

Il faut surtout noter les rudiments avec lesquels beaucoup de groupes commenceront. Ce côté artisanal, franchement pauvre, restera comme une marque de fabrique, mais aussi comme le symbole d’une fragilité continue qui suivra certains jusqu’à la fin de leur vie. Il est connu que le talent n’est pas un gage. Pas plus que le travail. Qu’il existe dans certaines sphères, une loterie, qui décide des destinées. Mais il y avait une prime à la création, un mérite à l’insouciance et qu’importe, perdre à l’échelle de la postérité, c’était gagner au plaisir de jouer. Il reste souvent cette consolation dans l’art, qui couvre de velours les frustrations potentielles. Les premiers heureux élus sont les mythiques jumeaux de scène, complices et rivaux, Youssou Ndour et Omar Pène, qui respectivement, à la fin et au début des années 70, créent leurs groupes. La suite de l’histoire n’est plus à raconter. Ils exporteront le Sénégal, mieux que tout le monde, et à leurs côtés s’épanouiront somme considérable d’artistes aux destins inégaux, qui attesteront que le phénomène était générationnel.

Pourtant, dans la discrète année 69, naissait le Xalam. Groupe que les puristes, mélomanes incollables sur le Sénégal, chantent, comme les hispaniques célèbrent le Buena Vista social club. Dans la grande portée d’artistes des années 70, Xalam, avait déjà une empreinte spéciale, faite de folie, d’insouciance, de débauche, nombre de ces ingrédients communs aux groupes de rocks stars. Mais Xalam avait une dimension locale, des moyens modestes, une vraie patte d’artiste, et se produisait dans ce Dakar nocturne. Dans cette génération, l’énergie quotidienne et l’incertitude faisaient des artistes des personnes ordinaires, vantant du reste la débrouille dans leurs couplets. Cette figure du citoyen démuni, élément du fait national, du débrouillard, du travailleur acharné, sera régulière dans les clips de Youssou Ndour (Bay kat, Dem dem…), ceux de Omar Pène (Chômeurs, étudiants…) et même tardivement, ceux de Ndongo Lô (Marchands ambulants…). Inconsciemment, comme avertis de la loterie de la fortune, les artistes un peu dans la lumière, chantaient des sans-grades, comme dans une thérapie préventive.

Souleymane Faye en a d’ailleurs gardé l’allure. Il est resté un bonhomme déconneur et imprévisible, avec un corps et un visage qui portent les stigmates de l’âge et des rudesses de la vie. Si un grand sourire, voire un rire tonitruant, vient souvent noyer le visage dans un apparent enthousiasme, on y perçoit tout de même, comme une forme de souffrance tue, une blessure, de celles qui ne se disent pas. De chanteur, il est devenu amuseur, farceur, personnage en quelque sorte, dont les facéties peuvent tout autant sublimer le talent que l’étouffer. Si c’est le destin des groupes de se sacrifier, presque inéluctablement, pour que le leader grimpe en haut de l’affiche, à Xalam, comme dans d’autres groupes, l’argent a pu diviser, conflictualisé. Il en est bien souvent des groupes, comme parfois des couples, les coups de foudre produisent les divorces les plus fulgurants.

Il reste ce crabe qui ronge, les groupes ne s’en remettent jamais, et consentent à vivre dans une harmonie négociée. Taffa Cissé, percussionniste légendaire de ce groupe, béquille en or sur laquelle peut se reposer Souleymane Faye, est un autre pilier de Xalam. Il a écrit dans l’ombre les plus belles pages de la musique sénégalaise. Si la voix – et le personnage – de Souleymane Faye sont restés inaltérés, puissant organe qui défie le temps, elle demeure sublimée par le rythme, la fièvre savante des percussions. Xalam était une expérience de groupe, voilà pourquoi l’éclipse de tous pour un seul a vocation à se renverser. Au niveau national, Diego est devenu la référence des poètes du chant rudimentaire. Il a décortiqué l’amour, le mariage, produit des sonorités atypiques, incorporé à sa musique de nombreuses influences. Plus encore, sur scène, ce diable infatigable, avec un don pour l’improvisation, a tenu des salles entières en haleine, donnant de sa personne dans ses performances. Ses duos et ses participations à des compositions légendaires, ont bien enraciné le mythe Diego au Sénégal. Dans les confessions du soir, entre connaisseurs de la musique, il est souvent cité, comme personnage unique. Cependant la curiosité ne va jamais au-delà de la scène, pour pénétrer dans l’antre de la création, dans la forge de cet artiste, pour y voir le symbole d’une condition d’artiste, abandonné par la gratitude nationale, esseulé, qui, comme Joe Ouakam, Médoune Diallo, et un certain nombre d’artistes, est consumé dans le silence d’une situation difficile.

Comme dans une division sociale des rôles, la scène sénégalaise a réparti les porte-étendards : à Youssou Ndour la gloire nationale et les mérites officiels. A Omar Pène, le cri des entrailles qui remue et enfièvre tout le monde. A Baaba Maal, l’étoffe internationale et le gardien du temple. A Diabaré Samb, le cri protecteur des âges. A Cheikh Lô, la joie inexpliquée. A Toure Kunda, et aux frères Guissé, l’éloge de la fratrie. A Wasis Diop, une tradition de l’élégance. Et tant, et tant d’autres. Il y a toujours une place et une unicité pour le génie. Souleymane Faye, Diego, emporte avec lui cette singulière allure, mi-folle, mi-rebelle, cet idéal de l’artiste crapoteux et maudit, que l’on aime à distance raisonnable, et dont il est bon de saluer le génie in petto, mais qu’on oublie en public. Il rappelle ce vers de Senghor : « je ne laisserai pas les louanges de mépris vous enterrer furtivement » Ce que nous dit surtout la condition de Diego, c’est la fébrilité et la souffrance.

La reconnaissance chez les artistes se joue encore dans des sphères trop petites, et ils ne vivent pas bien de leur travail. Le masque de la joie qu’ils offrent comme une pudeur bienséante se fissure dans l’intimité et c’est souvent le premier pied dans l’abus, les abus, de plusieurs formes, qui signent souvent la fin.

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