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Ena: Le Droit Public Enterré, à Tort, Dans L’indifférence Générale !

Le droit, le droit, le droit ! Le droit serait-il responsable de tous les maux de l’administration sénégalaise ? Si l’administration sénégalaise est moins performante, c’est parce qu’il y aurait beaucoup de candidats issus des facultés de droit qui réussiraient en masse le concours d’accès à l’ENA ! Si les hommes politiques veulent, le droit doit s’incliner ! Le droit ne serait là que pour fournir au politique les moyens d’accomplir sa volonté, au-delà il n’aurait aucune utilité! Certains, comme les rédacteurs du décret n°2018-1907 du 09 octobre 2018 portant réforme du concours d’accès à l’ENA, le pensent. Malheureusement. En effet, changer l’épreuve obligatoire de droit public pour en faire une épreuve au choix reviendrait à changer, sans mesurer les conséquences, les règles et principes de notre administration publique, changer ses agents et finalement changer l’Etat tout court. Cette réforme se fonde explicitement sur une attaque contre les sciences juridiques. La suppression de l’épreuve obligatoire de droit public est à la fois un révélateur et sans doute un accélérateur de la banalisation du droit public (II) entraînée par l’application d’une concurrence contestable (I). D’où la nécessité de rappeler l’utilité et l’importance de l’épreuve de droit public dans le cadre du concours d’accès à l’ENA (III).

I-Le droit public concurrencé

Le problème soulevé ici peut recevoir plusieurs expressions. Dans sa version la plus simple, il revient à se demander si la suppression du droit public comme épreuve obligatoire ne constitue pas une anomalie voire une erreur regrettable. Surtout, pour disqualifier les candidats diplômés en sciences juridiques, c’est sur le fondement d’un semblant rupture d’égalité que les rédacteurs du décret n°2018-1907 du 09 octobre 2018 cherchent à démontrer l’impuissance des « juristes » à servir une gestion publique performante. En effet, ce qu’il y a de plus étrange dans cette mort programmée du droit public est sans doute que les raisons qui sont invoquées, hostiles du reste au droit public en particulier et aux sciences juridiques en général, sont à peu près les mêmes que celles qui s’y rendent favorable. D’abord, le principe d’égalité n’est pas absolu. Ensuite, au Sénégal, le Conseil constitutionnel a toujours admis des différences de traitement. Ainsi le juge constitutionnel a fait valoir que si le principe d’égalité implique qu’à des situations identiques on applique un traitement égal, tel n’est pas le cas quand on est en face à des situations distinctes ou le traitement sera différent. Les étudiants diplômés en droit public ont pour spécialité l’Etat, ses fonctions, ses missions, l’administration publique dans sa gestion globale. Dans le cadre de ce concours, l’épreuve de droit public ne saurait être traitée de la même façon que les autres épreuves.

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Ce qu’il est important de rappeler c’est qu’après avoir réussi l’épreuve obligatoire et fatidique des tests psychotechniques, souvent fatale et défavorable aux « juristes », les candidats diplômés en sciences juridiques ne partiraient-ils pas avec un gros handicap du fait de l’absence d’une épreuve obligatoire de droit public ? Ne seraient-ils pas concurrencés de façon déloyale ? Ce qui est certain est que le diplôme de droit public est lié au couronnement de l’apprentissage de la gestion et le fonctionnement de l’administration publique. Les diplômés y ont reçu les éléments de transmission, à l’ENA ils devront y recevoir les éléments d’application. Ainsi si 70 % à 90 % de ceux qui réussissent sont définis comme des « juristes », il reste que les rédacteurs du décret n°2018-1907 du 09 octobre 2018 oublient qu’ils vont là où ils pensent avoir le plus de chances de réussir. Comment le leur reprocher? Si la mondialisation n’a pas affecté le mode de sélection des élèves ingénieurs à l’EPT (Ecole polytechnique de Thiès), elle ne devrait non plus affecté le mode de sélection des énarques. Les fonctions de souveraineté sont plus que jamais essentielles partout dans le monde. Au nom de quoi ceux qui ont reçu une formation initiale justement pour servir l’Etat dans ses différentes missions devraient être traités comme ceux qui ont eu un autre parcours universitaire ou encore comme ceux qui se consacrent à apprendre à gérer les comptes des clients d’une banque ? .

Par ailleurs, l’administration risquerait de faire travailler en masse des gens qui n’ont jamais appris leur métier. Pourtant, récemment en Grande Bretagne, quand Madame Theresa May disait qu’elle attendait pour déclencher l’article 50, c’était dû à une variété de considérations politiques, mais aussi au fait que son administration n’était pas prête, qu’elle n’avait plus d’experts en droit public sous la main pour négocier le Brexit. La tentation du gouvernement britannique a été de répondre: « Qu’à cela ne tienne, nous recruterons des juristes du privé.» Par contre, ceux-ci ont fait poliment savoir: « Désolés, mais nous allons être un peu chers pour vous.» C’est aussi le lieu de rappeler que l’Allemagne, elle, recrute ses fonctionnaires essentiellement chez les juristes.

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II-Le droit public banalisé

Il est important de préciser qu’un Etat c’est surtout une organisation. Et, l’Etat que nous avons s’organise selon des règles de droit public. Ses institutions, ses activités financières, fiscales, commerciales, sociales, militaires ou encore diplomatiques sont toutes régies par le droit public. N’y a-t-il pas un paradoxe dans cette persistance, voire cette amplification de l’image négative des sciences juridiques au moment où le périmètre de l’État s’élargit à l’intérieur comme à l’extérieur, au niveau africain, voire mondial ?

L’accusation des sciences juridiques par les rédacteurs du décret est, pour résumer brutalement, que l’on n’apprendrait rien dans les facultés de droit. Avec la suppression du droit public comme épreuve obligatoire, ce paradoxe devient très présent. Il concentre l’ambiguïté du discours politique sur ce qu’est l’État aujourd’hui. La plupart de nos hommes politiques se disent en capacité d’influer sur le destin de leurs concitoyens en ayant des comportements sans le moindre souci au respect de la loi. D’abord, la référence au taux de réussite des « candidats « juristes » dont s’inspire l’exposé des motifs n’est pas sans précédent dans la nouvelle pratique administrative sénégalaise. Si ces formules n’ont pas éveillé l’intérêt des juristes, surtout publicistes, cela s’explique probablement par le traitement particulièrement banal qui est réservé à la matière, depuis quelques temps, dans le pays.

Par ailleurs, l’exposé des motifs révèle un complexe envers la gestion privée ou ce qu’on appelle communément le management. Or l’Administration ne poursuit pas les mêmes objectifs que l’entreprise privée. Essayer de les rapprocher n’a pas véritablement de sens car lorsqu’un gestionnaire privée intègre occasionnellement l’administration c’est bien les règles de gestion publique qu’il est tenu d’appliquer et de faire appliquer.

Ce qui est certain est que cette réforme risquerait de beaucoup coûter à la fonction publique dans la mesure où ces métiers et ces missions sont mal connus et mal compris par les rédacteurs du décret n°2018-1907 du 09 octobre 2018. Ils assimilent ainsi confusément les hautes responsabilités à exercer dans l’administration aux seuls impératifs du secteur privé, sans nécessairement savoir d’ailleurs quels sont leurs rôles. On est évidemment très loin de la réalité de l’importance des sciences juridiques, au mieux caricaturés, voire totalement ignorés par les rédacteurs de ce décret aux motivations discutables.

III-De l’utilité du droit public

En soulignant les dangers d’une telle réforme, nous voulons mettre l’accent sur le caractère non équivoque de la relation entre droit public et administration publique. Le droit public est la matière fondamentale qui permet de former aux valeurs de service public. La vocation de l’ÉNA depuis sa création consiste à former des serviteurs de l’action publique, c’est-à-dire des fonctionnaires de responsabilité qui exercent et conduisent l’action de l’Administration dans le respect du droit et des grands principes républicains. Une administration a besoin d’être soumise au droit. Elle doit être incarnée par des agents ayant intériorisés les impératifs de l’idéologie du service public et rompus à la tache de la légalité administrative ainsi que de la performance. Prendre en compte l’importance du droit public dans l’évaluation des candidats au concours d’accès à l’ENA concourt dès lors à une meilleure appréhension des divers enjeux actuels de la mondialisation du droit. De façon plus prospective, la réforme issue du décret n°2018-1907 du 09 octobre 2018, s’il remet en cause de façon assez profonde l’avenir du droit public, semble moins apte à prendre en compte les nouvelles exigences résultant à la fois d’une attention particulière à la mondialisation du droit ainsi que de la convergence vers l’Etat de droit en tant que titre de respectabilité pour toute administration publique.

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Par ailleurs, certains élèves de l’ÉNA, à leur sortie, vont accomplir des carrières qui passent, par exemple, par nombre d’entreprises publiques. Pourtant, le droit des entreprises publiques est une matière fondamentale en master de droit public pour les étudiants ayant choisi l’option administration publique. Qui serait mieux préparé qu’eux pour participer à la gestion de ces entreprises publiques ? Qui serait mieux préparé que les juristes pour gérer les entreprises de l’Etat ? D’autres iront dans l’administration territoriale. Qui serait mieux apte que les juristes pour appliquer le Code général des collectivités territoriales ? L’intérêt général qui est au cœur de l’action de l’administration veut dire quelque chose. Demander à un candidat s’il sait ce qu’est un administrateur civil, ce que sont ses missions, revient juste à lui demander quel est le droit qui régit l’administration et comment distinguer l’intérêt général des intérêts particuliers. Par conséquent, il est certain qu’on ne vient pas à l’ÉNA comme on entre dans une business school. On ne vient pas faire un MBA à l’ÉNA !

Mouhamadou Ngouda MBOUP

Enseignant-chercheur de droit public FSJP/UCAD

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