Le président de la République, Macky Sall, a déclaré, lors du forum pour la paix, organisé le week-end dernier à Paris, que les menaces qui pèsent sur le métier de journalisme sont de deux ordres : le pouvoir de l’argent et celui de l’Etat. Mais les grands ennemis, concède-t-il, ce sont ces « pouvoirs obscurantistes qui créent des organes de presse pour en faire des instruments de propagande et de pression. Il cite nommément, dans les colonnes de journal Le Soleil, « les opérateurs économiques qui, pour gagner des marchés publics, créent des journaux et mettent la pression ». Et de rappeler que depuis qu’il est à la tête du pays, aucun journaliste n’a été interpellé, encore moins, mis en prison. Le président Sall a aussi parlé du vote du « code de la presse qui consacre la dépénalisation des délits de presse ».
Nous partageons, à quelques nuances près, l’analyse de son Excellence, M. Macky Sall, lorsqu’il indexe les « pouvoirs » de l’argent et de l’Etat, comme forces d’inertie qui entravent un journalisme de qualité, au service des populations.
Pourtant, aucune occasion n’a été ménagée par les organisations de presse, pour attirer l’attention des pouvoirs publics et de l’opinion sur la précarité dont souffrent les journalistes et les techniciens des médias. La majorité n’a même droit à la survie, tellement les conditions de rémunération – pour les plus « chanceux » – sont exécrables. Nombreux sont ceux qui n’ont pas de contrat de travail, après avoir passé cinq, sept ans, voire plus, à exercer le métier dans les salles de rédaction.
Le Synpics, le syndicat des journalistes, dirigé, à l’époque, par Mme Diatou Cissé, avait sollicité une descente des inspecteurs du travail dans les rédactions, pour mesurer l’étendue des conditions de travail inhumaines des confrères qui souffrent le martyre. Mais des forces tapies dans l’ombre ont eu raison de cette initiative salutaire.
La totalité ou presque des entreprises de presse est déficitaire. C’est un fait. Mais entre la précarité des reporters et le train de vie de certains « patrons », la distance doit être évaluée en années lumières. Qu’est-ce qui le justifie ? Le sauvetage des emplois explique-t-il à lui tout seul le maintien de certaines entreprises sous perfusion ?
Des journalistes et techniciens sont atteints, de plein fouet, dans leur dignité, parce qu’ils peinent à enjamber la première étape de la pyramide de Maslow (la survie, satisfaction des besoins primaires : manger, boire, se soigner etc). Cette situation de précarité peut expliquer – le président a raison – leur vulnérabilité face au pouvoir d’argent. Même si cela ne justifie pas la corruption, loin s’en faut.
Quant au « pouvoir de l’Etat », il devient un danger pour la liberté de presse, avec ses lois liberticides (comme c’est le cas dans le présent Code de la presse : articles 18, 192, 193 etc). L’autre modus operandi, c’est le chantage de l’Etat contre des « patrons » mauvais payeurs du fisc. Il y a aussi les dossiers occultes, ou l’envoie des gros bras pour faire la fête à un journaliste impénitent. Ajouter à la liste, sa force de corruption imparable : pécules mensuels, octroi de marchés, de terrains, voyages etc.
Cet environnement économique morose des médias, qui souffre de son manque d’organisation et de déficit de vision, devient un terreau fertile pour les bandits « économiques », qui veulent, à tout prix, faire prospérer leur business. Certains mettent en place des groupes de presse, comme outils de pression, pour gagner des contrats juteux ou bénéficier de passe-droits. Et cela peut avoir comme conséquence, le non-respect de la politique éditoriale. Dans ce désordre « organisé », certains ne définissent même pas de ligne éditoriale claire, tellement la recherche de gains a pris le dessus. Les « pouvoirs obscurantistes » – comme le président les désigne – qui font parler leur puissance d’argent, ne mettront pas du temps à trouver des hommes et des femmes, prêts à faire le sale boulot de propagande, moyennant quelques billets de banque.
Cette situation menace le journalisme de qualité qui met un point d’honneur à vérifier l’information, la recouper, l’approfondir ; tout en cultivant l’équidistance par rapport à tous les pouvoirs (économique, politique etc). Son rôle de veille, d’alerte et de vigie, est sérieusement entamé par un journalisme alimentaire qui ne se gêne pas à tronquer l’information, à être le bras armé de forces tapies dans l’ombre etc.
Par ailleurs, le président Sall, s’est réjoui du fait qu’aucun journaliste ne se trouve en prison. Mais cela est loin d’être un indicateur de bons rapports entre les acteurs des médias et les tenants du pouvoir. Combien de journalistes et techniciens ont été entendus à la Division des investigations criminelles (Dic) et à la section recherches de la gendarmerie à Dakar ? A titre d’exemple, nos confrères Alioune Badara Fall (ABF), Directeur de publication du journal ‘’L’Observateur’’, et Mamadou Seck, ont déféré, en 2015, à la convocation de la section recherches de la gendarmerie de Colobanne. On leur reproche d’avoir publié des informations concernant le déploiement des troupes sénégalaises en soutien des opérations au Yémen et sont, à ce titre, accusés de « violation de secret défense ».
Mamadou Wane, dirpub du journal « L’Enquête » et ancien enfant de troupe, a aussi été convoqué pour avoir mis en ligne des informations relatives à des nominations au sein de l’armée.
Ajouter au tableau, le refus des députés de la majorité à voter, de 2012 à 2016, le projet de loi portant Code de la presse. Ils ont exigé que l’Etat enlève du texte toutes les dispositions relatives à la dépénalisation des délits de presse. C’est à ce prix que le Code a été voté à l’unanimité le 20 juin 2017. Notre pays est, sur ce plan, très en retard par rapport à beaucoup de pays africains, parmi lesquels le Libéria, le Burkina et le Niger.
ET SI SON EXCELLENCE FORCAIT…
En dépit de tout cela, le président de la République, Macky Sall, continue à affirmer que le « Code de la presse consacre la dépénalisation des délits de presse ». Il n’en est rien ! L’abandon des dispositions relatives à la dépénalisation était la seule condition posée par les députés pour voter texte. Alors, de deux choses l’une : soit le président est mal informé, soit il a forcé les traits de la réalité pour charmer Reporter Sans Frontières (RSF) qui encourage la dépénalisation des délits de presse dans le continent africain.
M. Macky Sall qui soutient qu’en Afrique, il y a une volonté de plus en plus affirmée d’assurer la protection des journalistes et de créer les conditions d’un exercice libre de cette profession, doit alors comprendre l’enjeu de la dépénalisation des délits de presse. C’est la première porte d’entrée pour la protection des journalistes et techniciens Sénégalais exposés à des lois liberticides. Et le vrai sens du « Pacte sur l’information et la démocratie » initié par RSF.