S’il faut chercher un homme qui résume assez bien la scène politique sénégalaise, Idrissa est un beau spécimen. Fils du royal Cayor, redoutable dans sa maîtrise du wolof, chatoyant disciple religieux, prédicateur coranique, formé à l’école occidentale, bluffeur intellectuel sans lectures consistantes, amateur de bons petits mots en wolof, en anglais, et en français, précoce militant, opposant valeureux, taulard prestigieux, premier ministre velléitaire…La boucle est loin d’être bouclée. Il est redevenu banal opposant, gardant pour lui tout le pedigree précité, tout juste traine-t-il, accolée comme une tare, cette image d’un Sisyphe moderne qui veut conquérir son rêve de présidence, et qui sème sa graine depuis des lustres sans jamais la voir fleurir.
Ce n’est rien exagéré que de dire que la scène politique sénégalaise, depuis les indépendances, a eu ses grandes figures aussi emblématiques qu’impuissantes. L’intransigeance morale avait Mamadou Dia, la morale intellectuelle avait Cheikh Anta Diop, l’intellect dictatorial avait Senghor, la dictature de la grande ambition avait Wade, l’ambition marxiste avait produit une portée d’aspirants, de Amath Dansokho à Landing Savané et bien d’autres. Tous ces hommes, excepté Cheikh Anta Diop mort hélas précocement, ont à un moment donné de leur carrière, pactisé, avant de divorcer. Tantôt compagnons d’une unité nationale recherchée pour le « bénéfice suprême de la nation », tantôt ennemis, recherchant curieusement la même unité dans l’opposition. L’aventure solitaire, la claire destination d’un parti politique, a toujours été la hantise des rassemblements sénégalais. D’où la relative facilité avec laquelle les pouvoirs peuvent piller les ressources de l’opposition, en lui adressant le baiser de la mort. Le culte de l’unité, la fabrique du consensus, comme pratiques politiques, contribuent à rendre illisible la scène politique, où les idées sont bien secondaires face aux alliances et aux (im)postures. De toute cette rapide lecture, Idrissa Seck est presque la synthèse. Symbole de la présence de réelles prédispositions mais bafouées par les jeux mesquins de pouvoir et l’absence totale d’idées au souffle long. Idrissa Seck est comme un condensé d’une séquence, faite de vanité et d’égotisme.
Toute une génération d’aspirants politiques, nés dans les années 80, lassés de voir les responsables peu à l’aise dans l’élocution, sans bagage intellectuel rayonnant, marionnettes des forces hégémoniques, se sont laissé duper par Idrissa Seck. Dans le désert, il est facilement devenu le diamant qui, avec quelques formules bien senties, redonnait corps au rêve des jeunes de voir leurs leaders s’élever au niveau des standards qu’ils admiraient. L’ancien pensionnaire de Princeton, étoile filante à Sciences Po, en avait à priori l’étoffe, avec ces écoles cotées. Avec son aisance en wolof, plus d’ailleurs qu’en français, qu’il entrecoupait de prêches religieux comme le pays en raffole, il gommait presque sa formation occidentale, apparaissant comme un pur produit local. Comme héritier d’un lignage royal du Cayor, ce wolof choisi, brillant, espiègle et taquin, plaisait et faisait rire. En une formule il pouvait se sortir d’une position difficile, offrant aux populations ce qu’elles voulaient d’un dirigeant, les garanties de l’authenticité, même si au niveau national, ce wolofisme ne séduisait pas tout le monde. Aux élites, il s’adressait dans ce français académique, solennel, plus fluide, qu’il infusait aussi de passages coraniques, et il triomphait aussi. Ainsi est-il devenu un amuseur politique, un conteur écouté avec admiration mais dont le propos finissait toujours aux oubliettes.
Toute maîtrise d’une langue, quelle qu’elle soit, vous donne du pouvoir. Vous en devenez l’expert couru, dont les phrases suscitent à la fois de l’admiration et de la convoitise. Dans un pays de l’art du discours comme fait royal et dynastique, mais aussi fait propre du prêche et de la prédication, l’instrument de la parole est un pouvoir de domination qui sépare d’ailleurs les élites des populations. C’est un instrument aussi de promotion. Cet ancien talibé qu’est Idrissa Seck en a fait l’instrument de son ascension, jouant au risque d’en faire trop, de ces différents registres. C’est la part tendre et romanesque de son histoire, il reste un produit de la méritocratie et il en a gardé une forme de gratitude dont l’expression manque cependant de régularité.
Quand en 2005, alors première phase active de la croissance économique au Sénégal sous Wade – le pays venait en effet de négocier et d’obtenir beaucoup d’argent des institutions financières – Idrissa Seck est jeté en prison à cause des chantiers de Thiès par son mentor et père, la scène politique sénégalaise tient sa première tragédie moderne du siècle. Chez Senghor et Dia, l’amitié et le pacte avaient volé en éclat sur l’autel du désaccord et de l’ambition. Mais chez Wade et Seck, la famille éclate pour l’ambition du second et la crainte du père. L’art du discours qui l’a toujours maintenu à flot, viendra de nouveau à la rescousse d’Idy, avec les fameux CD où il relate, depuis la prison, son affaire, font l’effet d’une bombe. La presse s’arrache le scoop. Les commentaires pleuvent. Le contenu autant que le processus de vulgarisation de ces CD intriguent et fascinent.
C’est le moment sans doute où le génie devient tragique, voire martyr. Le ton obscur, les références, la voix clandestine, la diction, l’idée même de cette défense, signent la patte Idy, qui suscite de la compassion mais aussi lui ouvre cette place d’opposant numéro 1, dans un duel avec le père. Pour être juste, il faut mettre au crédit d’Idrissa Seck d’avoir été la première victime d’un arbitraire politique, avec son bras armé judiciaire, qui ne cessera de se répliquer sous la présidence Wade, et ensuite sous Macky Sall. La mise hors d’état de nuire d’un indésirable devient pour tout pouvoir, un moyen de dresser l’appareil républicain pour des fins personnelles. Cette dérive qui a précipité la désaffection pour Wade dans l’opinion est une pente glissante qui fragilise les institutions. Idrissa Seck pourra dire, et à raison, avoir été la victime zéro, l’oiseau qui annonçait les caprices antidémocratiques de Wade.
Mais de ce potentiel, Idrissa Seck ne fera rien. Il a connu le sommet de sa gloire très tôt. Par paresse intellectuelle d’abord, incompétence politique ensuite, mais surtout par une suffisance et une arrogance coupables. Celui qui devait incarner la nouvelle génération d’hommes politiques se perdra dans de vieilles pratiques combinatoires. Il s’est tellement vu dans son destin, beau et grandiose, déjà président, tel un Bayrou croyant avoir eu un message de la Vierge Marie, qu’il s’est dispensé du vrai travail, des vrais sacrifices qui auraient pu l’y conduire. Dans ce mélange de messianisme religieux et de culte de sa propre personne, Idrissa s’est cru né pour être président, offrant à chacun de ses discours ce mysticisme surfait revenant sur l’essence divine du pouvoir. Cette vision du pouvoir comme don de Dieu rassemble nombre d’hommes politiques, mais oublient-ils, le peuple vote aussi. Parler à ce peuple reste le chantier premier d’un homme politique. Le démarcher, lui parler, le comprendre, qu’importe l’éduquer, mais le fréquenter au long cours, sont des étapes importantes sur le chemin du pouvoir. Idy, convaincu que sa piété aurait sa récompense, que son génie personnel, qui s’affadit avec le temps du reste, lui aurait donné de l’avance, s’est bercé d’illusions. Il a accumulé les échecs, toujours plus cuisants, jusqu’à apparaitre, après des débuts tonitruants, à l’âge souvent où la stature s’affirme, comme un parmi les autres, que l’on pourrait confondre avec n’importe qui.
Toutes les conférences de l’ancien maire de Thiès sont des dialogues où, en scène, il discute de petites affaires politiques sans jamais s’élever au niveau des idées. Le lecteur et ami de Jacques Attali – on ne peut faire pire en termes de mentor – bien introduit dans les réseaux de Robert Bourgi, a pendant tout son parcours politique soigneusement évité de parler politique dans le dur des enjeux. Sur tous les sujets importants, il s’est caché dans des consensus nationaux mous. Ce qui reste invraisemblable, c’est de voir comment un homme qui a été si à l’avant-garde, est devenu, le temps d’une décennie, si has been. Aucune urgence nationale ou internationale n’a suscité une réflexion, une production intellectuelle, pour nous dire ce que pense le bonhomme. Ni livre, ni récit. Ni positionnement. Ni envergure. Il s’est dissimulé dans de longs silences, laissant son parti voguer avec une vitesse de sénateur, piloté par des lieutenants valeureux mais sans réellement de cap. Si les hommes politiques peuvent bien souvent se passer d’une réflexion sérieuse sur le monde, décliner des visions dans leur quête du pouvoir, on ne peut faire l’économie d’avoir un savoir-faire politique, si l’on veut conquérir réellement la fonction suprême. Dans les deux cas, Idrissa Seck est resté à sec et à cours d’idées, essayant de capitaliser sur un patrimoine politique ancien, hélas trop maigre pour lui assurer assez de provision sur la survie. Il y a comme l’impression que l’intelligence réelle du personnage s’est arrêté, figé dans le temps, incapable de se renouveler, perdant ainsi tous ces gens qui étaient disposés à l’aider, mais qu’il a déçus si profondément.
A la veille des élections, nul doute qu’il reviendra comme à l’accoutumée sur la scène. A la poursuite d’une gloire qui se joue de lui comme son ombre. On ne le calcule même plus, peut-être est-ce sa seule chance, que dans le chaos généralisé, le mépris qu’il suscite chez le pouvoir, ne bascule en défiance en sa faveur. C’est peu probable. Si personnellement, Idrissa m’a donné, à l’âge de 15 ans, l’envie de faire des études de Sciences politiques, mon intérêt pour lui s’est dilué avec le temps. C’est l’histoire d’une réelle déception parce qu’elle naît d’une vraie affection que du reste je lui garde. Mon divorce avec lui a été total quand il a pris position dans l’affaire Oumar Sankharé. Si j’ai pendant longtemps, essayé de comprendre la sociologie électorale sénégalaise pour tolérer son mélange des genres entre le politique et le religieux, son opportunisme confrérique, l’absence de défense du professeur Sankharé en revanche, qu’il a même accablé avant sa mort, a ruiné le peu de sympathie que j’avais encore pour lui. Il est, du reste, assez amusant que lui-même a été jugé par le tribunal du blasphème dont il a lui-même été un radical juré. Tel est pris qui croyait prendre.
Il n’est rien de plus coupable qu’une intelligence figée de certitudes. C’est comme les peuples. Le passé n’est pas l’horizon. L’intelligence se régénère, s’aère, se nourrit, s’adapte. Sinon, elle végète, et racornit. Elle devient vaine, décorative, comique. Banalisée dans le décor, on l’évoque, souvent au passé, comme une gloire périssable. Trop à l’écoute des pensée flagorneuses, Idy s’est offert son propre suicide politique avec les ors d’un comique politique demandé parce que sans fond. D’avoir essayé dans l’opposition des combines, des associations, des postures, de s’être défilé dans des choix importants, d’avoir refusé de créer un parti démocratique courageux qui assume une vraie opposition à temps plein, d’avoir oublié les couches défavorisées, d’avoir été pauvre en références intellectuelles et politiques, font de Idrissa Seck l’une des plus grandes illusions récentes. Tant de potentiel pour si peu de produit ! Le grand fracas qui masque le vide. Et que le temps révèle. Il peut se concevoir des génies sans lauriers, mais une graine sans fleur… !