Il y a quelques jours, j’étais chez la coiffeuse. À Alger. J’attendais simplement mon tour. Une femme était assise, en train de se faire coiffer. Elle discutait, en arabe.
Pourquoi parler d’elle ? Elle était « noire » : une Algérienne ? Je me souviens encore d’une coiffeuse, à Alger, pendant le Festival panafricain, en 2009. Je ne pouvais entrer dans son salon. Elle vint m’ouvrir, me disant qu’elle fermait sa porte à clé à cause des « noirs » qu’elle voyait passer devant sa vitrine. Des « Africains », des étrangers.
S’il y a bien une catégorie de la population qui est minorisée en Algérie, ce n’est pas celle des Kabyles, identifiés ou identifiables en tant qu’Algériens « comme les autres ». C’est celle que forme une population éparse (sud et ouest) nationalement invisible : les « noirs » et les « noires » d’Algérie.
Maudite ligne de couleur qui trace ses sillons dans le pays. Au nord de l’Afrique, l’Algérie a, dans son histoire, accueilli le plus faible nombre d’esclaves de la traite transsaharienne : 65 000 de 1700 à 1880, mais 100 000 en Tunisie, 400 000 en Libye, 515 000 au Maroc et 800 000 en Égypte.
Le national, en Algérie, s’est politiquement édifié, après l’indépendance, sur le diptyque « arabe et musulman », ce qui, inévitablement, laisse dans l’ombre, ou de côté, celles et ceux qui ne se reconnaissent pas, ou ne sont pas reconnus, du moins entièrement, dans cette double « identité ».
Où sont-ils, positivement, dans les représentations ? Leur inexistence sociale se double d’une invisibilité culturelle. La racialisation est portée par les conduites et rejets ordinaires, par les discours et les images.
Les contes ont dit les préjugés partagés d’une société qui se voit comme ayant souffert d’un racisme colonial externe plus que comme faisant subir un racisme interne à certains de ses membres. Comme s’ils étaient d’étranges Algériens, des citoyens fantômes.
Un conte kabyle, Nouja, analysé par Fatma Agoun Perpère, a fait du personnage une femme « au teint blanc comme de la neige » (ou « au teint clair » comme certain-e-s le disent encore aujourd’hui, en français) qui, sans autre forme de procès, tue et dépèce une servante noire pour se revêtir de sa peau – telle une « peau d’âne » – et entrer, ainsi dissimulée, dans la maison du père de son fiancé. Elle lui a « fait la peau ».
Lors du retour de celui-ci, le père, au vu de la carnation de Nouja, refuse, tout net, cette union. « Tu veux que les gens se moquent de nous ? Qu’ils disent : vous avez pris une négresse dans votre famille ! Les femmes ne manquent pas ! Je t’en trouverai une où tu voudras. »
S’il y a bien, en effet, une expression de la négrophobie, c’est celle-là : empêcher tout mariage « interracial ». Noire est associée, dans les représentations, à servilité, ruse, transgression. Je n’évoque même pas le sexisme régnant selon lequel « les femmes ne manquent pas » : elles sont interchangeables.
Dans le théâtre d’ombres autrefois joué dans les cafés « maures », en honneur pendant le mois de ramadan, Karakouche est le héros comique par excellence. Comme par hasard, figure également dans le casting le rôle de la servante noire sale, perfide et dépravée, Nigâr, la reine de la transgression. La garce.
Les « noires » sont présumées transmettre des maladies vénériennes. Une honte. Du passé ? Dans Le Grain magique, Taos Amrouche rapporte une variante récente de la « servante noire » : Loundja. Aux mêmes causes sont rapportés les mêmes effets.
Couleur de peau et noirceur de l’âme
La couleur de la peau est associée à la noirceur de l’âme, à la disgrâce intégrale. Comment, dans un tel cadre social, quand on est « blanc » « faire confiance » ou « accorder du crédit » à quelqu’un de « noir » ? C’est avancer à contre-courant. Le préjugé racial et la marginalisation vont de pair.
Quand, aujourd’hui, (le grand) Salah Degdouga chante la femme noire, il sait ce qu’il fait. Il faudrait aller l’écouter à In Salah (extrême sud algérien). Et l’inviter ailleurs.
Quand des jeunes, diplômés, s’affirment, sur les réseaux sociaux, comme « BlackRafik » ou « BlackMahmoud », ils opposent l’affirmation à la mise à l’écart. Peut-on être recruté par une compagnie aérienne du Golfe quand on est noir, Algérien, et, aussi, anglophone ? Rien n’est moins sûr.
Beaucoup disent qu’ils « n’ont pas de chance ». Le plafond de verre est quant à lui largement sous-estimé par celles et ceux qui n’y sont pas confrontés. Effectivement, aucune raison ne fonde la prévention, réelle, et constatable, à l’égard des « noirs ».
Dès l’indépendance, Ahmed Ben Bella avait déclaré à Accra, au Ghana, en 1963 : « Ce sont les impérialistes qui ont essayé d’établir des différences entre les Africains soi-disant blancs et noirs. » Il avait fait ainsi, publiquement, d’une question à soulever un non-problème. Et même un tabou. Jusqu’à présent.
Actuellement, certains ministres du gouvernement sont noirs. C’est le cas, par exemple, d’Abdelkader Benmessaoud, au Tourisme. L’émir Abdelkader lui-même avait choisi, aux Finances, un esclave noir affranchi. Cela signifie-t-il, pour autant, que la question soit réglée ?
Tout au contraire. Lorsqu’ils jouent dans l’équipe nationale, les Algériens voient en leur gardien de but, Raïs M’Bolhi, le fils d’une Algérienne plus que d’un Congolais. Des mendiants maliens apostrophent des Algériens en leur disant : « Tu es noir et tu ne veux pas m’aider ? Pourquoi ? ». Il n’y a pas de solidarité de « couleur ».
Les noirs algériens, nommés quelquefois Rougi (rouquin), « Suédois » ou « Américains » sont ainsi sommés de choisir leur camp : racial ou national. L’arrivée de « migrants », c’est-à-dire d’immigrés venus de pays du sud, le Niger, le Mali ou le Cameroun occulte davantage encore le problème interne.
Car « noir » aujourd’hui, en Algérie, renvoie largement à « Africain », « étranger », indésirable et proscrit. Il faut reconnaître qu’alors, la situation des individus est plus difficile, plus précaire encore.
Une Algérienne « blanche » – présumée musulmane – ayant épousé un Camerounais « noir » et chrétien en situation irrégulière se retrouve, pour sa part, facilement dans une situation impossible : rejet par la famille, mariage interconfessionnel non reconnu officiellement, enfants non inscrits à l’état civil et apatrides.
Elle est elle-même reniée, maudite et rejetée. N’y a-t-il pas suffisamment d’Algériens pour qu’elle porte son dévolu sur un « noir » ? N’importe qui sauf un « noir »… L’argument de l’interchangeabilité – vraie ou fausse – masque toujours la prescription endogamique, qu’elle soit religieuse, raciale, nationale ou sociale.
Cette obligation endogamique est une forme de l’exclusion. Le langage du kahlouche (noir, nègre), du khedim (serviteur), du ouaçif (domestique), ou encore du ‘abd (esclave) efface les réalités historiques, sociales et politiques. Il est facteur de méconnaissance. Est-ce pourquoi, au lieu d’être analysée politiquement, cette population minoritaire fait l’objet d’études « anthropologiques » ? Relève-t-elle de « l’humanité » ou de la « citoyenneté » ?
Quand la revue marocaine Zamane, en 2013, explique « Pourquoi nous sommes racistes », la revue algérienne Naqd consacre, en 2015, un numéro à la communauté, au communautaire, au communautarisme. Il faut interroger, à ce propos, le rapport colonial que le nord – de l’Algérie – entretient avec son sud.
Comme si une frontière séparait le pays en deux
L’idée même de sous-sol, et d’exploitation des ressources, détourne l’attention de la répartition des bénéfices et des investissements. Tout se passe comme si, en effet, une frontière séparait le pays en deux. Un nord « tourné vers l’Europe », selon l’expression de Hegel, et anciennement départementalisé par la puissance coloniale.
Un grand sud, ancien territoire colonial dépourvu d’ambition assimilatrice, espace dévolu aux essais nucléaires et à leurs conséquences délétères, auquel le nord tourné vers l’Europe tourne le dos.
C’est sans doute pourquoi Inland (Gabbla) réalisé en 2008 par Tariq Teguia est si touchant, en ce qu’il interroge les frontières de la parole et de l’espace, et trace une route peu empruntée, vers le Mali. Le cinéaste prend ainsi le pays à l’envers. L’héroïne, dans ce récit, est une femme noire, qui n’est pas Algérienne, mais immigrée en situation irrégulière.
À quand, alors, les films qui donnent voix et visages – car les deux vont de pair – aux Algérien-ne-s noir-e-s ? Sait-on, en Algérie, que le premier acteur noir en France, Habib Benglia, est né en 1895 à Oran de parents caravaniers originaires du Mali ?
Qu’est-ce que « subsaharien » veut dire aujourd’hui ? Parler de l’Afrique « subsaharienne » revient à rendre politiquement correcte l’ancienne appellation d’Afrique « noire ». Il est temps d’utiliser l’expression « afro-maghrébin » et de l’élargir au-delà des festivités rituelles des Ouled Beni Bilal et autre diwans.
Quelques chercheurs (Salim Khiat ou Abderrezak Dourari) ont montré les ressorts de la négrophobie en Algérie, accentuée et aggravée par l’arrivée d’autres « noirs » d’autres pays. Mais leur voix est elle-même minorée, comme si elle n’était pas « représentative » de l’Algérie contemporaine.
Comme s’il ne pouvait y avoir de héros noir dans les représentations collectives. Se dégager et s’émanciper de cette posture serait une façon originale, pour l’Algérie, de se décoloniser et de se défaire du partage du monde que les Européens ont effectué à partir du XXe siècle en « départementalisant » les espaces de la moitié nord de l’Afrique selon la dualité « arabe-africain » et en faisant ainsi de la langue le vecteur de l’identité.
Le cas du Soudan est à cet égard exemplaire. En Algérie, comme dans tout le continent, les Africains sont autres, c’est-à-dire que le terme désigne tout le monde, sauf les Maghrébins au nord et les Européens au sud (Afrique du Sud). Quelle vision funeste et faussée de l’unité du continent !
Se dégager et s’émanciper de cette posture serait une façon originale, pour l’Algérie, de se décoloniser et de se défaire du partage du monde que les Européens ont effectué à partir du XXe siècle.
Ce qui doit être modifié, pour les nationaux comme pour les étrangers, c’est le principe même de l’indésirabilité. Car la ligne de couleur se double des limites religieuses et linguistiques de l’acceptabilité. Qu’en est-il des noirs chrétiens et anglophones accusés d’être des voyous, des délinquants voire des criminels ?
L’Algérie est aujourd’hui un grand pays de la discrimination qui ne voit pas la poutre dans le regard social et politique porté sur les noirs dans leur ensemble, et en particulier sur les noirs autochtones.
Partager une chambre à la cité universitaire, être en binôme pour ses études, se marier ne doit pas un parcours du combattant pour tous ceux et toutes celles qui font partie des Haratins (habitants noirs du Sahara). Car c’est reproduire à l’identique, à l’intérieur du pays, le sort réservé autrefois aux « indigènes » par l’ancienne puissance coloniale. C’est ainsi, paradoxalement, répéter chez soi ce qu’on dénonce chez les autres.
Le titre est un proverbe algérien.
– Seloua Luste Boulbina est philosophe, ancienne directrice de programme au Collège International de philosophie à Paris (2010-2016), actuellement chercheuse (HDR) à l’Université Diderot Paris 7. Théoricienne de la décolonisation, elle s’intéresse aux questions coloniales et postcoloniales, dans leurs dimensions politiques, intellectuelles et artistiques. Elle a publié Les Miroirs vagabonds ou la décolonisation des savoirs (arts, littérature, philosophie), L’Afrique et ses fantômes, Écrire l’après, Les Arabes peuvent-ils parler ?, Le Singe de Kafka et autres propos sur la colonie et Grands Travaux à Paris. Elle a dirigé de nombreux ouvrages dont Dix penseurs africains par eux-mêmes, Décoloniser les savoirs, Révolutions arabes : rêves, révoltes, révolutions ou Réflexions sur la postcolonie. Paraîtra en novembre Restitution : combat des chefs et chasseurs de têtes in Musées et restitutions, M-O. Blin et S. N’dour dir., PURH.