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LeÇon Inaugurale

La ville de Saint-Louis a accueilli du 29 novembre au 1er décembre 2018 la 1ère édition du Salon national du livre, à l’initiative du ministère de la Culture. Makhily GASSAMA était le parrain de cette édition. Nous vous proposons ci-après la Leçon Inaugurale qu’il a prononcée à l’ouverture du Salon. *

Permettez que je commence par remercier sincèrement Monsieur le Ministre de la Culture, Abdou Latif Coulibaly, et les membres du Comité scientifique d’avoir porté leur choix sur ma modeste personne comme parrain de la toute première édition du Salon national du Livre.

Je pense que depuis la constitution du premier gouvernement du Sénégal indépendant, le département de la Culture a connu deux occasions qui m’ont paru exceptionnelles. La nomination de l’énorme artiste, Youssou Ndour, à la tête de ce département ministériel, constituait indubitablement une occasion chargée de promesses, mais une occasion finalement avortée : les professionnels de la Culture qui l’entouraient n’avaient pas compris qu’il fallait radicalement changer de méthode de travail voire de vision dans l’élaboration et l’exécution des projets. Ils ont servi Youssou Ndour à tort comme ils avaient servi le très regretté Abdel Kader Fall, lui, intellectuel talentueux, éducateur émérite. Deux grands Sénégalais aux parcours et aux expériences nettement différents. La nomination d’Abdou Latif Coulibaly constitue une seconde occasion d’exception : j’encourage les professionnels de la Culture à continuer à s’accommoder aux exigences de la forte personnalité de ce compatriote venu d’un monde qui sait réconcilier le rêve et l’action ; n’est-ce pas là l’aspiration de toute œuvre culturelle ? Témoin, en peu de temps, la création de ce Salon du Livre, précieux vecteur culturel, et la montée presque vertigineuse du budget du Fonds d’Aide à l’Édition.

En m’adressant à vous, je ballotte entre deux sentiments apparemment contradictoires : d’une part, des sentiments de fierté et de plaisir, d’autre part, celui de la crainte de m’adresser à vous, dans une trentaine de minutes, sur un sujet aussi complexe et passionnant que celui de ce premier Salon national du Livre : « Penser terroir, agir territoire pour la promotion du livre et de la lecture ».

Il s’agit bien de retour, de retour réfléchi et dynamique au pays natal, pour reprendre la sublime image d’un des phares de notre littérature de langue française. Ce « retour », au propre comme au figuré, nous en avons besoin présentement plus que jamais. C’est vital, car notre dignité est sérieusement menacée, car l’oubli gagne du terrain et intimide la conscience que nous avons ou que nous aurions dû avoir de notre situation réelle dans le monde. Nous nous croyons debout avec assurance ; en réalité, nous ne faisons souvent que tituber. L’Amérique, l’Europe, l’Asie forgent leur avenir à partir des acquis de l’histoire de leurs pays. Est-il vrai que le continent qui a vu naître l’espèce humaine a renoncé à sa propre histoire pour se laisser aveugler par le prétendu éclat de celles des autres ?

Il est vrai que la grande aberration pour un créateur, pour un intellectuel, pour tout bâtisseur quel que soit son domaine de compétence, c’est de vouloir s’installer dans le passé et de vouloir le vivre pleinement. Comme il est vrai également que la bêtise humaine, certainement la plus absurde et fatale au développement et à l’épanouissement d’un peuple, c’est de faire table rase de son passé et de vouloir créer ou construire ex nihilo. « Rien ne vient de rien », Mesdames et Messieurs. Nos efforts d’aujourd’hui, surtout dans le domaine artistique et littéraire, voire politique, doivent être le prolongement des productions, des œuvres du passé si nous tenons à nous épanouir pleinement. Même le développement économique n’échappe pas à ces vérités universelles. Pendant plus de cinquante ans d’indépendance, renonçant aux racines, nous avons tergiversé et cela a coûté cher aux pays du continent surtout dans sa partie francophone.

Monsieur le Ministre, en choisissant Saint-Louis comme haut lieu de la première édition du Salon national du Livre, vous avez été fidèle à l’histoire de notre pays ; vous avez compris que cette ville a été, durant des siècles, le centre culturel de notre pays, ville où les ulémas étaient reçus comme des princes ; où des savants en islam, comme Ibn Mikhdadi Seck ou son fils Doudou Seck, l’interprète talentueux béni par Cheikh Ahmadou Bamba, n’étaient pas avares de leur érudition. Le livre et la lecture étaient toujours au centre de leurs préoccupations et au cœur de leurs projets. L’exposition « Émergence de la littérature religieuse », présente à l’événement, nous le confirmera certainement.

            Le peuple de Saint-Louis, mieux que toute autre communauté humaine, connaît la justesse de ces propos à travers son vécu quotidien dans l’histoire du Sénégal. L’immense et légitime orgueil, plusieurs fois séculaire, de ce peuple, ne vient ni des faits d’armes de ses ancêtres, ni de la primauté de ses contacts avec le monde occidental ou le monde arabo-berbère, ni d’une beauté physique susceptible de nous avoir fait oublier la beauté plastique de nos Peuls du Fouta Toro ; la fierté, l’orgueil des Saint-Louisiens résident, consciemment ou inconsciemment, dans la particularité de leur personnalité, dans leur élégance morale, dans leurs arts vestimentaires et culinaires, dans la musique et la danse du terroir, mais aussi et surtout dans leur singulier art de tirer profit de toutes valeurs humaines, même en situation coloniale ; aucune mode vestimentaire, culinaire, linguistique, artistique n’est venue se substituer à leurs propres productions : durant plus de trois siècles de régime colonial, leur orgueil et leur fierté ont résidé dans la symbiose qu’ils ont su réaliser entre la culture africaine et la française en particulier ; entre les cultures occidentales, arabo-berbères et la nôtre en général. Ils sont seuls, à ma connaissance, en Afrique subsaharienne, à avoir conservé jalousement leur africanité en l’enrichissant au contact, même forcé, de l’Autre, à avoir lucidement accepté des éléments des cultures étrangères qu’ils ont su triturer, malaxer, dompter et introduire dans leur système de valeurs et le tout vivant dans une harmonie étonnante ; ce qui n’est pas sans conséquences déterminantes sur la culture sénégalaise, sur le comportement du Sénégalais partout où il vit dans ce vaste monde.

Ce que je viens de soutenir est si vrai en eux qu’à l’heure « tragique » du transfert de la capitale du pays, de Saint-Louis à Dakar, ils étaient venus, en masse, ici même, confier leurs amertumes à la statue du Gouverneur Faidherbe ! Attitude incompréhensible pour de nombreux observateurs. Pourtant, ils étaient fiers de leur culture, fortement métissée, de leurs boubous, de leur élégance proprement africaine, quand nous étions fiers de nos costumes européens ; pourtant, c’est eux, mieux que bien des Africains, sous le régime colonial, qui ont su instaurer et entretenir une certaine culture, véritablement de leur cru, une culture fidèle au passé, tendue vers l’avenir : ils ont résisté, à la fois avec élégance et fermeté, sans rien brusquer, sans effaroucher le maître du lieu d’alors, le colonisateur, à l’assimilation, à toute fusion incontrôlée de leur être dans les valeurs de l’Autre, à la perte de leur identité. Le Saint-Louisien a pris son bien partout et il est demeuré africain, un bel Africain.

Une phrase, une seule phrase, dans le roman « Karim » d’Ousmane Socé Diop, résume parfaitement ce que je viens de soutenir avec conviction : « Saint-Louis du Sénégal, vieille ville française, centre d’élégance et de bon goût sénégalais ». On voit que matériellement, incontestablement, Saint-Louis est bien une « ville française », mais culturellement elle est et se veut non seulement sénégalaise, mais surtout artisane de la nouvelle culture sénégalaise, qui est une culture métissée.

L’être saint-louisien a été dépeint, souvent avec bonheur, par des romanciers sénégalais dont Ousmane Socé Diop, Abdoulaye Sadji, Malick Fall, Colonel Moumar Guèye…

A lire attentivement les œuvres des phares de notre littérature de langue française, à se pencher objectivement sur l’histoire de Saint-Louis, on est porté à soutenir que tout écrivain sénégalais doit se vouloir saint-louisien pour produire des œuvres originales, fidèles à nos cultures et à l’évolution du monde. C’est le particulier qui produit l’universel. Et nos plus grands écrivains ont tous obéi à cette loi sans exception aucune. Nous voilà donc, de plain-pied, dans la deuxième et dernière phase de mon intervention.

La démarche, qui consiste à retourner aux sources, n’est pas nouvelle dans l’univers littéraire ; elle traduit des aspirations nouvelles en faveur d’une littérature fortement nationale, même si l’écriture est de langue étrangère. Le XVIe siècle européen nous offre un exemple éloquent : deux attitudes apparemment contradictoires caractérisent les créateurs et les savants de cette époque : une puissante aspiration à des idées nouvelles et en même temps un retour passionné aux sources de leur civilisation. Nous savons que ces savants et ces écrivains et artistes ont brillamment réussi leur œuvre et ont su ainsi bâtir des socles d’un monde nouveau dont les fruits continuent d’alimenter les aspirations de l’homme jusqu’à celui du XXIe siècle. Dans le domaine de la création littéraire, nos premiers écrivains de langue française ont adopté les mêmes attitudes apparemment contradictoires et sont parvenus néanmoins à réaliser des chefs-d’œuvre ; sur cette question, je vous renvoie au Dialogue sur la poésie francophone de L. S. Senghor.

Qui dit œuvre littéraire dit langue. Soucieux de pénétrer le génie des langues africaines, L.-G. Damas a suivi des études d’ethnologie et s’est livré à certains exercices comme la collecte, la traduction et la publication des Poèmes nègres sur des airs africainsi. La poétique qui sous-tend ces poèmes « traduits du rongué, du fanti, du bassouto, du toucouleur ou encore du bambara » est approximativement la même que celle de ses propres œuvres, en particulier Pigments.

Aimé Césaire était attentif aux styles africains et se plaisait à écouter les analyses de Léopold Sédar Senghor, le théoricien du groupe, sur la poétique africaine. La parenté entre le style du Martiniquais et celui des maîtres féticheurs bambara « ou, plus justement peut-être, … [celui] des fidèles du Vaudou »ii est saisissant, comme le témoigne ce passage, parmi tant d’autres, extrait du Cahier d’un retour au pays natal :

« voum rooh oh

pour que revienne le temps de promission

et l’oiseau qui savait mon nom

et la femme qui avait mille noms

de fontaine de soleil et de pleurs

et ses cheveux d’alevin

et ses pas mes climats

et ses yeux mes saisons

et les jours sans nuisance

et les nuits sans offense

et les étoiles de confidence

et le vent de connivence »iii.

Par son hermétisme inquiétant, son rythme monotone, mais violent et pénétrant, ses images hétéroclites, insolites par les rapports qui les séparent dans leur réalité, des images qui se bousculent et confondent des éléments apparemment disparates comme dans l’écriture surréaliste, par ses cassures grammaticales, par diverses figures de langage qui rejoignent les vertus de juxtaposition des langues agglutinantes, mais aussi celles de la langue initiatique, tout renvoie, dans ce poème, au conclave des grands maîtres sorciers dans le film Yeelen du Malien Souleymane Cissé.

Si, dès le début de 1948, L. S. Senghor se croyait prêt à assumer ce qu’il appelait sa tâche – « être professeur et poète » – c’est parce que tout simplement il avait acquis la certitude qu’à « l’école des poétesses de [son] village », il avait enfin « appris ce qu’était la poésie noire » et il brûla, en conséquence, « tous [ses] poèmes d’avant 1935 », c’est-à-dire l’ensemble des poèmes écrits avant son enquête sur des langues africaines. Comme L.-G. Damas, L. S. Senghor s’exerça au style africain en traduisant en français des poèmes bambara, peul, sérère, bantu, comme le célèbre poème qu’il intitula Chant du feu. Ce trio constitue sans le moindre doute les principaux phares de notre littérature de langue française.

On sait que les meilleures œuvres poétiques de Birago Diop sont soit des traductions de poèmes wolofs soit de poèmes d’inspiration wolof. Ce poème wolof, “Kassak”, chant des circoncis, chant de la Case de l’homme, traduit ou interprété par Birago Diop, illustre bien les propos tenus, ici, sur notre poésie francophone :

« La Terre saigne

Comme saigne un Sein

D’où coule du Lait

Couleur du Couchant.

Le Lait est rouge,

Du Sable sourd du Sang,

Le Ciel pleure

Comme pleure un Enfant.

Qui donc s’était servi du sinistre Hoyau?

L’Onde se plaint

Au plongeon de la Pagaie,

La Pirogue geint

A l’étreinte de l’Eau,

Hyène s’est piquée

Au passage de la haie

Et Corbeau a cassé

Sa plume dans la plaie.

Qui donc s’était servi du sinistre Hoyau ? »iv

« Correspondance » baudelairienne ? que non pas ! Il ne s’agit pas ici d’une quelconque « évasion hors du réel » ; il ne s’agit pas non plus d’aller à la découverte d’un « monde supérieur » dont notre monde est une pâle copie. Ici, le poète traditionnel, profondément enraciné dans notre monde, monde réel, palpitant de vie, assiste, impuissant, à la métamorphose de l’univers matériel dont les éléments, par le fait d’un geste magique, d’un geste hors du commun, rompent avec tout équilibre, perdent leur nature, changent de nature, s’épousent, divorcent ; le poète est la principale victime de ce bouleversement inattendu de l’univers ; contrairement à Baudelaire, notre poète ne cherche pas à s’échapper pour rejoindre un autre monde, un monde supérieur de par sa cohérence. Pas de fuite. Il se soumet à l’ordre qui vient d’un autre univers, l’univers spirituel, qu’il ne nie pas, mais qu’il ne rejoint pas. L’expression de cet univers matériel qui, du reste, appartient au monde vivant, bouleversé par l’intrusion de l’univers spirituel (le « sinistre Hoyau » mis à l’œuvre), ne peut être que surréaliste, car le surréalisme est d’abord désordre puisqu’il ébranle notre vision habituelle du monde. Il faut souligner que ce surréalisme-là est proprement africain ; il existe bien avant André Breton et son école.

Plus près de notre génération, l’Ivoirien Ahmadou Kourouma, pour bouleverser non seulement l’écriture romanesque, mais aussi l’univers romanesque à travers son architecture, a accompli, on le sait, un retour remarquable aux sources malinké. Un retour bruissant qui l’a conduit à la table des génies de notre littérature francophone.

Permettez que je rappelle à nos jeunes écrivains, à nos « producteurs » de livres, que « Rien ne vient de rien », que l’universel n’est rien de moins que le fruit du particulier, que pour un homme civilisé, dans le sens que tout créateur appartient à une civilisation, il n’existe pas de création ex nihilo permettant de se passer des recettes, des techniques artistiques de la civilisation à laquelle il appartient. Pour que nos jeunes écrivains en soient convaincus, qu’ils interrogent l’histoire de la ville de Saint-Louis et l’histoire des productions de l’esprit sur l’ensemble de notre globe.

PAR Makhily Gassama

Parrain du Salon

LE CHAPEAU EST DE LA RÉDACTION

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