Si la grandeur d’une pensée se mesure assurément à ce que nul ne peut éviter de la croiser, d’y séjourner un jour ou une vie entière, de l’habiter en apprenti, d’en ressortir la splendeur, Senghor est bien installé dans l’histoire de la pensée contemporaine.
Il fait donc partie des intellectuels qui ont contribué à modifier profondément et durablement le paysage intellectuel et politique mondial. Théoricien et novateur, jamais coupé des enjeux de son époque mais jamais réductible à eux, son œuvre est devenue une clé de lecture du temps présent.
Elle démontre la nouveauté et la force de l’impact du Président-poète sur l’Histoire. Dix-sept ans après sa mort, sa voix n’a cessé de s’affermir. Elle porte aujourd’hui plus loin qu’il y a dix-sept ans. La cause est sans doute à chercher dans le fait que sa pensée était visionnaire comme sa villa futuriste de la corniche à Dakar.
L’inauguration récente du Musée des Civilisations Noires au Sénégal, projet qu’il a évoqué lors du 1er Festival Mondial des Arts Nègres en 1966 témoigne encore de sa vivacité d’esprit. Le poète à l’esprit créatif avait l’intuition de l’avenir. Il était capable d’anticipation. On l’appelait, on sollicitait son avis, ou lui confiait des missions. On lui décernait un diplôme honoris causa ou lui accordait une citoyenneté. On inscrit en France, sa réflexion aux pro- grammes de l’agrégation de lettres.
En 2006, pour fêter les 100 ans de Senghor, l’UNESCO publiait , sous la plume d’éminents intellectuels du monde,50 écrits en hommage au poète-président. Mais accuser Senghor de tel ou tel renoncement n’a aucun intérêt, pas plus que vouloir le rallier à l’intellectuel universel que représente Marx. Sans doute, il a eu des impasses : ses concepts contradictoires, négritude et francophonie, sénégalité et francité, dialogue et autorité( car il savait aussi mordre, réprimer).
En réalité, il était plus « l’homme des confluences» que des contradictions ou des compromissions. Il appréciait ce thème pascalien de l’accordement des contraires. Il maîtrisait l’art de la nuance.
Il y a bien plus passionnant. Retracer sa trajectoire, ses luttes dans son champ de spécificité et comprendre l’écho reçu par ses thèses, jusqu’à aujourd’hui inclus.Tout ce que nous pouvons dire a déjà été dit sur cet Homme d’Etat, homme de pensée et d’action. Un Président politique et culturel qui a redessiné à sa manière avec une érudition époustouflante, la carte du monde.
Nous tenterons d’analyser combien les idées senghoriennes forgées au 20ème siècle sont encore actuelles.
Comment Senghor a-t-il pu jeter sur le monde d’aujourd’hui les ailes de sa pensée ? Comment ses thèmes récurrents voire ses concepts contradictoires ont pu trouver leur traduction au sein de la communauté internationale ? Sans nous livrer à un ordre spécifique de tous les points, nous étudierons, pour avoir une li- gne générale, sûrement volontaire, le contexte réel dans lequel une œuvre d’exception née au siècle dernier traverse encore ce siècle nouveau.
– La Civilisation de l’Universel
Senghor en imaginant la Civilisation de demain, symbole vivante de tous les continents, de tous les peuples et toutes les races pressentait la Mondialisation (Globalisation). Roger DEHAYBE, écrivain belge, Commissaire de l’année de Senghor et Ancien Administrateur de la Francophonie affirme : « le père de l’alter-mondialisme, c’est Senghor.»
La Civilisation de l’Universel surgissant du rendez-vous du donner et du recevoir devait en effet donner naissance à la rencontre de toutes les civilisations particulières. Penser qu’on a des valeurs communes, des savoirs communs, on doit donc construire et partager ensemble. Dans cette mondialisation devenue irréversible, l’Afrique pourrait y apporter grandement son sens de la communauté, de solidarité et de partage et lui, l’humaniste, forcément une touche de fraternité pour la civiliser.
– La force du dialogue
Pour Senghor, la pensée se construit dans l’échange, dans l’altérité ou la contradiction, ce qui suppose un dialogue : dialogue des cultures et dialogue des religions. Sur le dialogue des cultures, le message ne variait jamais. Il avait une vision universaliste de la culture. La refondation du monde passerait fondamentalement par le métissage culturel.
La culture qui ne peut être conçue comme une dépendance de la politique doit rester un élément de premier plan dans toute approche de développement. D’autre part, il a théorisé le dialogue des religions plus particulièrement le dialogue islamo-chrétien. Il a vite compris que la religion est un sujet sensible, où on est confronté à une diversité de croyances.
Senghor a été élu sans discontinuité alors qu’il appartenait à une religion minoritaire au Sénégal.
Sans le dialogue, la religion risque d’être l’accélérateur de la violence, le ressort, le prétexte, l’inspiration des conflits.
Le 21ème siècle en tournant le dos à ses recommandations lucides porte malheureusement en lui les folies des nations et des peuples.
– La détérioration des termes de l’échange
Senghor fut le premier à dénoncer dans un célèbre discours à l’ONU en 1962 la détérioration des termes de l’échange appauvrissant les producteurs.
L’inégalité des pouvoirs de négociation entre les petits producteurs des pays en voie de développement et les filiales des grosses sociétés agricoles des pays développés était de nature vertigineuse. Les recettes à l’exportation des pays du Sud (l’arachide du Sénégal) en baissant considérarablement entrainaient des conséquences graves sur l’investissement, les dépenses publiques, l’emploi et le pouvoir d’achat des populations, d’où leur endettement.
Senghor n’a cessé de marteler tout le temps et partout , cette notion de détérioration des termes de l’échange.
Il était déterminé à créer des opportunités pour les producteurs économiques du Sud en situation de désavantage, à mener le combat contre la pauvreté et à instaurer de l’équité, de la transparence et de la solidarité dans ce système trop injuste.
Sa revendication permanente pour un système d’échange dont l’objectif était de parvenir à une grande égalité dans le commerce mondial, à utiliser le commerce comme levier de développement et de réduction des inégalités en veillant à la juste rétribution des producteurs a fini par donner naissance au commerce équitable. Le commerce équitable n’est-il-pas une forme de commerce ayant pour principe de rétribuer de façon juste les producteurs ? Mais le combat pour la détérioration des termes de l’échange a également abouti à la mise en place d’un Nouvel Ordre Economique International (NOEI) voté par consensus par l’As- semblée Générale des Nations Unies en décembre 1974. Le NOEI prônait dans sa philosophie d’établir un prix juste des matières premières en tenant compte de la loi de l’offre et de la demande
– Les cercles concentriques
Le monde qui se construit sera constitué de grands ensembles autour de l’Europe, des Etats Unis d’Amérique et de la Chine. C’était le constat senghorien. C’est pourquoi, il pensait aussi que l’Afrique devait être un grand rêve nourrissant espoirs et passions. Il ne cessait de rappeler que le continent maternel est condamné à se réaliser, que ce soit pas à pas, ou au moyen de marchandages diplomatiques. C’était sa théorie d’intégration régionale par cercles concentriques. Son sursaut d’audace pour éviter une Afrique balkanisée n’a pas eu un grand succès. Le Président Houphouet a manifesté une absence de générosité. Au final, l’Afrique n’a pas accompli cet esprit de dépassement.
– L’environnement
Contrairement à la plupart des responsables mondiaux, Senghor avait rapidement compris les grands défis environnementaux du moment. Dès son accession au pouvoir, il crée la Direction des Parcs et Espaces Verts rattachée à la Présidence de la République. A cette époque, où l’écologie était un fait marginal, il avait déjà la conscience civique du risque de la disparition de la faune et de la flore, de la finitude des ressources. Il était animé par le sentiment d’une responsabilité à l’égard des générations futures.
– Le marxisme
Senghor n’a jamais été marxiste. L’ancien séminariste n’y trouvait pas Dieu. L’idéologie marxiste excluant la spiritualité. Mais il a libéré la terre pour la confier aux paysans sénégalais( Loi sur le domaine national).
Au moment où les peuples se ruaient vers le marxisme, il a refusé de subir l’envoûtement, se cramponnant sur un système de pensée humaniste d’inspiration négro-africaine.
Il n’a pas rejeté tout du marxisme. Il a retenu la dialectique comme méthode.
L-Histoire n’a-t-elle pas donné raison à Senghor avec la chute du Mur de Berlin en 1989 ?
Quel pays se targue aujourd’hui d’être communiste ?
« Avoir raison très tôt, c’est avoir tort », disait Edgar Faure, son grand ami et Immortel comme lui.
– Le multipartisme
Senghor a été le précurseur de la démocratie pluraliste au Sénégal et en Afrique. Il a instauré le multipartisme limité avant qu’il ne soit intégral sous la présidence de son successeur. Sortir du parti unique à cette époque était une décision politique novatrice et courageuse dans le continent.
Lorsqu’on peut tirer sur les théories d’un tel homme si largement, on a la preuve expérimentale de sa dimension intellectuelle.
En définitive, le senghorisme n’est pas une mode ou une nostalgie. Il est une grille de lecture des problèmes du monde contemporain. Le nègre visionnaire a réussi à sortir l’opinion internationale de son lieu naturel , la faire aller en un point , où elle ne saurait jamais aller d’elle-même, lui retirer toute évidence pour la remplacer par d’autres évidences. Senghor a opéré ce déplacement à la fois historique et profond avec probité, séduction et conviction. Par sa vision globale et lucide, l’Humanité forte de ses valeurs impérissables, marchera longtemps dans le sillage de sa lumière.
Mamadou Diallo est Avocat au Barreau de Paris, Docteur en droit, responsable des Cadres AFP France