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Senghor : Dix-sept Ans Qu’il Dort Sans Fin !

Senghor : Dix-sept Ans Qu’il Dort Sans Fin !

Par Amadou Lamine Sall

Lauréat des Grands Prix de l’Académie française

C’est le 20 décembre 2001 que vous nous avez quittés : pourquoi ceux que nous aimons meurent-ils ? Que restent-ils de ceux qui voyagent si loin, si près, si ce n’est la mémoire de ceux qui sont encore restés et qui se préparent, eux aussi, pour l’éternelle couette de terre ? Alors, que reste-t-il vraiment qui surmonte le temps, si ce ne sont les livres d’histoire ? En écrivant ces mots, mon cher poète, je pense à vous, je pense aussi à un autre homme disparu le 4 décembre 2018 dernier, à 16 jours du 17ème anniversaire de votre grand sommeil. Le Sénégal a pleuré Sidy Lamine Niasse, d’une année mon aîné, enfant de Kaolack comme moi. J’évoque sa mémoire ici, car ma maman l’aimait et elle a beaucoup, beaucoup pleuré quand je suis allé dans sa chambre lui annoncer notre deuil. Je n’aime pas voir ma mère pleurer. Que l’on ait de l’estime pour lui ou non, Sidy Lamine était Sidy Lamine. «Amadou, je viendrai embrasser notre maman, bientôt», m’avait-il lancé à la fin du dîner à la résidence de notre ami, l’ambassadeur de Palestine, Safwat Ibraghith. La Palestine, belle et rebelle, se souvient toujours de Léopold Sédar Senghor. Tous vos successeurs lui ont gardé ce que tu lui avais donné le premier. Un héritage qui honore notre pays au sein de la communauté internationale.

Si cher poète, comme le temps est long depuis votre grand sommeil ! Et pourtant, vous êtes si présent en nous, avec nous. Pas une année où aux plus reculés des hémisphères, l’on ne vous fête ! Nous rentrons de Paris le 9 novembre 2018 où l’Académie des Sciences d’Outre-mer célébrait, autour de la thématique de la trilogie de la paix, trois grands noms : Léopold Sédar Senghor, Martin Luther King, Alfred Manessier le peintre. Monsieur Moustapha Niasse, votre ami si fidèle, disciple invincible, en sa qualité de président du Conseil d’administration de la Fondation L. S. Senghor, en était l’invité d’honneur. Maître Boucounta Diallo, Raphaël Ndiaye, directeur général de la Fondation, et votre Peul qui a migré dans les bras des Sérères, étaient présents au pays de Victor Hugo. C’est comme si vous y étiez et vous y étiez. Monsieur Gérard Bosio, le fils inconsolé et qui fut votre conseiller, nous y a accueillis. Il s’échine, avec grand mal, à ouvrir un musée en votre nom où seraient enfin exposées toutes les œuvres du patrimoine que vous lui avez laissées et qu’il garde comme le dernier grenier de mil. Au même moment, Emmanuel Macron, le jeune Président français qui tisse sa légende, mais à qui un mouvement populaire sorti de l’exaspération et de la pauvreté, dénommé les «Gilets jaunes», lui ôte ses aiguilles et ses étoffes, pourrit le quinquennat, met la France à nu, face au monde. Le Président français recevait près de 70 chefs d’Etat pour la commémoration du 11 novembre, cent ans après la 1ère guerre mondiale de 14-18.

J’ai pensé alors au soldat Senghor, combattant de la seconde guerre mondiale. Je me souviendrai toujours de mon voyage à Saint Médard en Jalles, non loin de Bordeaux, cette localité où vous aviez été interné comme prisonnier de guerre et dont la médiathèque porte désormais votre nom. Vous imaginant dans ce camp près de 82 ans plus tard, j’ai mesuré en foulant ce sol combien la grâce divine vous avait préservé de la mort. Plus fascinant encore : jamais en vous regardant gouverner, dire des poèmes, prononcer des discours, manger, dormir, l’on ne pouvait distinguer en vous que vous aviez été un seul jour de votre vie au cœur de cette boue glaciale et sanglante que fut le théâtre de la guerre, en ce temps-là. Je n’ai jamais vu et entrevu en vous que la lumière. Ou cachiez-vous donc cette vie antérieure, me suis-je toujours demandé à vos côtés ? Est-ce donc la poésie qui avait tout embelli en vous ?

Tiens, le 25 novembre, en entrant dans les locaux de la nouvelle radio «E-media», où j’étais venu prendre part à un débat animé par le teigneux journaliste Alassane Samba Diop, je vous ai trouvé à l’accueil avec Nelson Mandela. Oui, une belle photo de vous et du grand Zoulou décorent les locaux de cette naissante station radio. Bel hommage d’une solide compagnie d’invincibles journalistes, dont Mamoudou Ibra Kane, Antoine Diouf, Khalifa Diakhaté, entre autres. Vous êtes ainsi dans le cœur d’une nouvelle génération médiatique qui triomphe par sa rigueur et sa qualité.

Si cher poète, Monsieur le Président – dans l’ordre alphabétique, vous assistez de là où désormais votre regard déshabille toutes choses, aux tribulations du Sénégal dans ce qui devait être un moment apaisé de haute responsabilité et qui, sous nos yeux, se révèle comme un tragique théâtre politique de fous et d’hallucinés. La politique et des ambitions démesurées ont rendu méconnaissable notre pays. Notre chance, cependant, est que le plus grand nombre du Peuple sénégalais reste grand et lucide. Seule l’arène politique est atteinte d’un cancer généralisé. Nous espérons que le suffrage universel, au lendemain de l’élection présidentielle de février 2019, guérira très vite, au réveil, les plus atteints. Le système fort contesté dit du parrainage a déjà sorti de la chimiothérapie quelques chanceux. Un vent de folie et d’ambition que rien ne semble arrêter pollue jusqu’à l’eau de nos robinets. Le Peuple se tait. La horde des politiciens déferle sur nos vies. Sans respect. Avec une poignante honte. Ce visage-là ne ressemble pas à votre pays. Tant pis si nous acceptons cette fatalité. Peut-être mènera-t-elle à un jour nouveau, une autre manière de faire de la politique, une autre manière d’être digne.

Votre 4ème successeur bâtit, bâtit, bâtit. Quelle que soit l’adversité, il sera difficile de dire de cet homme qu’il fut un flâneur tenant en laisse une tortue pour installer son pays au cœur de la modernité. Nous lui souhaitons que l’histoire de son héritage ne soit pas d’argile. Mais nous n’oublions pas que des chefs d’Etat africains paient cher pour offrir la pauvreté à leur Peuple. Ce qu’il nous faudrait accélérer serait plutôt l’émergence d’industries productives, génératrices d’emplois et de richesses, exportatrices, sans lesquelles il ne saurait y avoir de véritable pays avancé. Là se logent nos faiblesses. Il faudra bien résorber ce gap. L’Etat seul ne saurait y réussir, mais il doit pousser en ce sens le secteur privé national et international, dans un partenariat dynamique, qui relaie et complète les actions de l’Etat.

Macky Sall, c’est son nom, cher poète, brigue un second mandat en février 2019. Le temps de vos 20 ans au pouvoir est bien sûr révolu. Je vous vois d’ailleurs en rire. Vous nous avez toujours confié que vous étiez arrivé au pouvoir par accident et que vous ne comptiez pas y rester longtemps, jusqu’à cette fameuse et si contestée tentative de coup d’Etat qui changea le temps de votre mandat. Votre 4ème et jeune successeur a fixé la norme à deux mandats de cinq ans. Après lui, nous souhaitons que les Sénégalais approuvent un mandat unique dont la durée restera consensuellement à être fixée, afin d’avancer et d’éviter à notre pays de détestables échéances trop proches les unes des autres qui nous installent dans des campagnes électorales permanentes, sans compter les inévitables compromissions de renouvellement de mandat avec de grosses coalitions politiques qui ne viennent pas que pour boire du thé.

Tiens, le Musée des civilisations noires dont vous rêviez vient d’être enfin inauguré, 11h, le jeudi 6 décembre 2018, par l’heureux Président Macky Sall. Près de 93 ans d’attente, décompte fait ! En effet, que de temps parcouru depuis 1925, date d’évocation de ce projet par un certain Lamine Senghor, puis 1957 avec les Assises de Rome autour d’intellectuels et d’artistes, 1966 avec le totémique Festival mondial des arts nègres, 1974 avec le Conseil des ministres spécial de Dakar sur le musée. Quatre dates marquantes révélées par l’actuel ministre de la Culture Abdou Latif Coulibaly devant le Parlement le 4 décembre 2018. L’inauguration du tant souhaité projet du Mémorial de Gorée attendra combien d’hivernages ? Le Président Sall a dit oui à ce projet dans son discours d’inauguration du Musée et l’a réitéré en lettres d’or au Conseil des ministres du mercredi 12 décembre 2018. Enfin, le symbole de toutes les mémoires souffrantes serait érigé pour l’histoire et dans l’histoire des Noirs de toutes les couleurs.

Que te rapporter d’autre, cher poète, en ces temps incertains du monde. Les Etats-Unis d’Amé­rique scalpent les Etats libres et son invraisemblable et fatidique Président a ouvert des boutiques de linceul le long de ses frontières. La Grande Bretagne lutte contre elle-même et aiguise ses couteaux avec ses propres dents en sortant de l’Union européenne par le «Brexit». La Chine continue sa marche jaune devenue jaune-arc-en-ciel, pour dire que ses conquêtes sont devenues grandes. L’Afrique s’organise. Juste le temps encore d’enterrer le reste des chefs d’Etat qui l’humilient et la déshonorent ! Mais nulle part dans le monde, la démocratie ne porte des habits de grande lumière. La justice, non plus. Le combat des écologistes s’intensifie, conséquence de l’accélération du réchauffement climatique face à des gouvernants aveugles et suicidaires. La 3ème guerre mondiale est déclenchée : nature contre homme. La fin n’est plus loin. Au Sénégal, nous luttons contre un projet de port monstrueux, une pieuvre géante et puante qui étend ses tentacules de Ndayane à Toubab Dialaw, sur un des plus beaux littoral sénégalais. Un génocide écologique qui s’annonce si le Président Sall n’y apporte pas la plus précieuse et la plus patriotique des attentions. Déjà, les catastrophes du port de Bargny-Sendou sont désormais ressenties jusque chez toi, cher poète, à Joal la Portugaise. Tes vertes vérandas sont menacées par la suie noire des vents noirs de la pollution. La poésie résiste, mais jusqu’à quand ? Mais le temps des poètes n’est pas fini. Dans l’actualité des réflexions du monde, j’apprends ceci du chercheur américain André Tanenbaum : «Dans le futur, chacun possédera chez soi un terminal connecté à un réseau d’ordinateurs. On pourra faire des référendums spontanés sur des questions législatives importantes. Plus tard, on pourra supprimer les représentants du Peuple au bénéfice de l’expression populaire directe.» Par ailleurs, sur un autre sujet de langue et de religion, je partage avec vous ces éclairantes leçons de Fawzia Zouari : «Des élus français confondent l’enseignement de l’arabe avec l’enseignement du Coran. Ils se trompent. L’arabe existait avant le Coran et était une langue de poésie avant tout. De même que bien des musulmans prient sans savoir lire ni écrire. Donc, il n’est point besoin d’apprendre l’arabe à l’école pour connaître et pratiquer la religion (…) le plus grand pays adepte de cette foi, l’Indonésie, ne parle pas l’arabe (…) le musulman peut naître chinois (…) l’arabe est aussi la langue des juifs et des chrétiens d’Orient.»

Mon cher poète bien-aimé, dans mes lectures qui m’éloignent de l’environnement médisant et nauséabond de nos politiques, de l’angoisse de nos Peuples, j’ai appris que Dieu nous parlait et nous écrivait tous les jours avec des consonnes et que c’était à nous d’y introduire les voyelles pour tracer et assurer notre propre verticalité vers Lui.

Votre pensée nous manque. Elle nous donnait à boire quand nous avions grand soif.

En ce 20 décembre 2018, 17 ans après votre grand sommeil, sur votre tombe poussent des poèmes que des pèlerins sont venus écrire pour vous et qu’ils n’ont pas voulu signer. Quand arrive le vent, il les essaime dans tout le cimetière de Bel-Air et les morts les lisent à haute voix la nuit avec Julien Jouga.

Vous ne nous avez jamais quittés !

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