#Enjeux2019 – « Le Sénégal leader de la démocratie en Afrique !», aurait récemment décrété l’ambassadeur US à Dakar. Il ne faut pas prendre cette déclaration pour un compliment. Car si ce n’est pas là, un langage diplomatique qui dit à Pékin ce que les Chinois veulent entendre et à Dakar ce qui flatte les Sénégalais, c’est de la condescendance de « Grands Blancs », comme disait l’autre (même si en l’occurrence il s’agit d’un Africain Noir bon teint). C’est pour dire qu’en Afrique, ce continent d’aveugles en matière de démocratie, le borgne qu’est le Sénégal est mieux loti.
C’est vrai que le Sénégal n’est pas le Burundi ou la République Démocratique du Congo, le Togo ou le Zimbabwe, tous ces pays sous la coupe de satrapes qui ne se résolvent à organiser des élections que quand ils ont usé de toutes leurs armes, ruses et sortilèges face au peuple prêt au sacrifice suprême et quand leurs parrains de l’extérieur ne peuvent plus rien faire pour eux.
C’est un fait aussi que ce pays n’a pas subi de guerre civile comme le Liberia, la Sierra Leone, la Côte d’Ivoire ou l’Angola notamment et que les élections n’ont jamais donné lieu ici aux affrontements entre partis et ethnies qui ont ensanglanté encore récemment le Kenya, l’Ouganda et le Soudan du Sud notamment.
Certes, la tenue régulière d’élections « libres et transparentes » et l’alternance pacifique entre équipes politiques constituent le fondement de la Démocratie. Mais pourquoi coter le Sénégal au-dessus de la Tanzanie, du Ghana, du Cap Vert et de Maurice, pays qui ont chacun organisé plus d’élections démocratiques et assuré plus d’alternances de pouvoir pacifiques que le nôtre ? D’autant que tous ces pays abritent aussi une presse libre et indépendante ainsi qu’une société civile organisée et critique.
– Démocratie inachevée –
En fait, l’organisation régulière « d’élections libres et démocratiques », même suivie d’alternances au pouvoir, ainsi que l’existence d’une presse libre et d’une société civile organisée ne suffisent pas à garantir le fonctionnement d’une démocratie achevée.
Au Sénégal, la puissance incontrôlée du président de la République qui nomme à toutes les fonctions militaires et civiles, la vassalisation des pouvoirs législatif et judiciaire par l’Exécutif, la caporalisation des médias publics et même privés pour partie, le fait que le président de la République a accès à des sommes considérables dont il ne rend compte de la gestion à aucune autorité, qu’il est aussi chef d’un parti politique, marquent nettement les limites du système démocratique.
Voyez le traitement qui a été réservé à monsieur Khalifa Sall, maire de Dakar, dissident du Parti Socialiste et candidat présomptif à la présidence de la République contre le président Macky Sall : accusé des crimes infamants « d’association de malfaiteurs, escroquerie de deniers publics et blanchiment de capitaux » pour avoir utilisé une « caisse noire » en place depuis toujours à la mairie de Dakar, au vu et au su de tous les gouvernements qui se sont succédé dans ce pays.
Voyez le traitement fait à monsieur Karim Wade, autre challenger de M. Macky Sall, condamné pour enrichissement illicite, crime dont il n’est pas nécessairement innocent : il est libéré à la suite d’un « deal » entre ses protecteurs et le président puis envoyé en catimini à…Doha au Qatar ! Au nez et à la barbe de la Justice ! Puis quand il tente de formaliser sa candidature, sa condamnation est remise sur le tapis et il est déclaré inéligible.
Pendant ce temps, des « grands bandits » dont les crimes ont été dument documentés par l’une ou l’autre des nombreuses agences de lutte contre la corruption et le blanchissement d’argent que sont la Cour de Répression de l’Enrichissement Illicite (CREI), l’Autorité de Régulation des Marchés Publics (ARMP), la Cellule Nationale de Traitement de l’Information Financière (CENTIF) ou l’Office Nationale de Lutte contre la Corruption (OFNAC), occupent encore des fonctions de premier plan et continuent de sévir en toute impunité.
Comment dès lors encenser cette démocratie ? Du reste, en quoi contribue-t-elle au développement économique et social du pays ?
Le Sénégal est classé 32eme rang en Afrique (162/189 pays dans le monde) selon l’édition 2018 de l’Indice de Développement Humain (IDH) qui prend en compte le niveau d’éducation de la population, l’espérance de vie et le niveau de revenu. Loin derrière la Mauritanie, derrière le Bénin et Madagascar notamment. Au moins 40% de la population vit encore sous le seuil de pauvreté. Notre pays figure depuis 2015 au 25eme rang du classement des pays les plus pauvres au monde établi par le Fonds Monétaire International.
La démocratie sénégalaise assure-t-elle les droits de tous et notamment des femmes et des minorités, enfants, personnes handicapés et homosexuels ?
Le rapport 2017 sur la parité dans le monde établi par le Forum Economique Mondial (Global Gender Report), basé sur les critères de niveau d’éducation des femmes, leur situation d’emploi et leur accès au pouvoir politique, classe le Sénégal 91eme sur 144 pays du monde.
Concernant les droits de l’enfant, notre pays est classé 168eme sur 196 pays dans le classement établi par l’ONG suisse Humanum pour l’année 2017.
Les droits des personnes atteintes d’albinisme ou de handicaps physiques sont ignorés au point qu’ils sont presque systématiquement condamnés à la misère et à la mendicité. Quant aux homosexuels, il est admis qu’ils n’ont même pas droit à une sépulture décente.
– De profondes réformes –
Notre démocratie est à la croisée des chemins : le/la 5eme président(e) de la République du Sénégal (ou au 4eme bis) ne pourra pas maintenir le statu quo au risque d’installer l’instabilité.
Procédera-t-il/elle à un aggiornamento pour instaurer comme c’est dans l’air du temps, un système politique autoritaire qui serait populaire s’il était capable comme au Rwanda d’améliorer rapidement les conditions de vie des populations tout en renforçant l’indépendance et la souveraineté nationale ?
Ou s’appliquera-t-il/elle plutôt à approfondir et renforcer notre démocratie, option que nous estimons plus conforme à l’histoire de ce pays et à l’expérience politique de ses populations ?
Il lui faudra alors rompre d’emblée avec l’hyper présidentialisme, par une profonde décentralisation politique et administrative qui reconnaitrait une large autonomie et de véritables pouvoirs aux communautés de base et lever la tutelle de l’Exécutif sur le Législatif et le Judicaire. Il devra en finir dans le même temps à la fois avec l’Etat jacobin et avec les institutions copiées sur la Vème République française.
Le/la 5eme Président(e) de la République du Sénégal (ou le 4eme bis) devrait avoir l’audace d’instaurer une République qui non seulement élit ses représentants par le suffrage universel mais qui prend en compte les contributions des citoyens ordinaires à sa gouvernance.
Il s’agit là d’une véritable révolution démocratique qui requiert la participation permanente de tous les citoyens à l’exercice du pouvoir mais qui ne pourra cependant être effective que si les Sénégalais sont instruits et éduqués à travers nos langues enfin enseignées à tous les niveaux et érigées en langues de gouvernement.
Car comme le disait Cheikh Anta Diop il y a 50 ans déjà : « la démocratie dans une langue étrangère est un leurre ».
Alymana Bathily est éditorialiste depuis plus de 5 ans à SenePlus.com. Il est, sociologue des médias et écrivain. Il est l’auteur de « Médias et religions en Afrique de l’Ouest » publié en 2009) et d’un roman intitulé « l’Année de l’Eléphant publié en 2018 aux éditions Edilivre.