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Peuple, L’absent SurreprÉsentÉ

Peuple, L’absent SurreprÉsentÉ

#Enjeux2019Les ressorts du vote dans les pays africains ont fait l’objet de nombreux articles et travaux. Des journalistes, chercheurs, commentateurs, simples diaristes, ont déjà expliqué les dimensions clientéliste, rationnelle, ethnique, intellectuelle, banalement politique, du choix électoral. La désaffection pour l’engagement en politique (dite politicienne) par les classes moyennes supérieures, plutôt dans le secteur privé, a été elle aussi largement documentée. La relative déconnexion des gouvernants, irrigués par des Etats riches dans des pays pauvres, revient souvent dans l’analyse.

L’inintérêt des classes paupérisées pour la chose politique est une autre donnée largement étudiée. La classe médiane, populaire, constitue le corps politique le plus actif, peut-on toujours apprendre. De nombreuses monographies ont ainsi été faites sur le comportement électoral des africains, pour voir ce qui relève de l’effet contextuel et de l’effet structurel. Si la dimension ethnique parait toujours revenir, comme vieux fond, elle n’est pas plus déterminante dans le vote que les autres motivations. Ces différentes conclusions sont globalement justes et délimitent un périmètre d’hypothèses crédibles.

Comme partout, la politique est une « agitation par les élites sur des masses », pour reprendre la formule de Talleyrand, avec leur consentement et leur refus. Tout appelle à considérer les scènes politiques africaines comme les autres. Eviter ainsi de trop les singulariser, pour leur appliquer des lectures communes, et ne pas les dissoudre, pour saisir leur essence propre. Il ne serait pas de trop de s’arrêter un instant, à la veille des élections au Sénégal, pour comprendre si le peuple, et avec lui ses adhésions spirituelles, sa situation économique, sa démocratie encore fragile, ses soubresauts récents, est plutôt absent ou surreprésenté dans sa pluralité. En clair, cela revient à répondre aux modes de participation politique et aux freins qui rendent le scrutin (presque) inutile.

– Parcours de l’engagement politique –

Contrairement à une idée reçue, largement propagée, la société sénégalaise se défend plutôt bien en termes d’engagement politique. A trop voir l’engagement dans son expression admise (c’est-à-dire dans le cadre des partis et du jeu électoral) tout un pan de l’inscription dans la vie sociale des populations a tendance à être omis. L’intérêt pour la chose politique dans les quartiers, avec les associations de « gox » – justement pour contourner le manque de présence institutionnelle – a été pour beaucoup la première manière, très inclusive du reste, de se familiariser avec la politique. La gestion du quartier, avec l’incitation à s’engager, toutes générations mêlées, dans une organisation sans hiérarchie verticale, est un fait politique majeur. Il s’exprimera avec la même spontanéité et la même vitalité dans des mouvements comme Yen a Marre, qui partagent cette même généalogie par le bas et la proximité.

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Entre les quartiers, les tontines, les systèmes de résolution de conflits à l’amiable, le recours aux sages, la responsabilité agricole, et même le schéma familial, communautaire ou ethnique, cela a créé les éléments d’un engagement politique pour les siens, localement et dans la diaspora. Toutes ces aires de socialisation sont un apprentissage du fait public. A cela il faut ajouter la vie politique dans les collèges, les lycées, les foyers scolaires, qui constituent très vite le sas des revendications et le canal des aspirations politiques.

Le désengagement politique par conséquent est le fait de ceux qui sont assez peu impactés par la politique et qui s’en passent. Ils ne sont pas nombreux A trop surévaluer cette part minoritaire ou oublie la majorité des classes populaires, elles bien touchées par les décisions et déjà engagées diversement pour faire valoir leurs droits. En politique la colère et l’inaction ne sont pas des désengagements, c’est un langage propre.

– Le schéma traditionnel de la massification et le plafond –

Cependant, ces premiers corps politiques, sans distinction d’appartenances religieuses et ethniques, perdent en pluralité dès leur exploitation par le politique partisan. Le schéma de la « massification » (mobilisation des partisans) dans les régions du Sénégal obéit à une logique imparable : la popularité dans le quartier, la capacité à mobiliser, sont souvent les critères de l’épaisseur pour devenir une autorité de premier plan. Dès la perspective d’un poste, le militantisme tend à être rétribué. D’autres dimensions, autres que les bienfaits pour le quartier, entrent en jeux. Les affinités de premiers ordres, le réseau premier, potentiellement familial ou clanique, devient donc un recours. La chose publique est ainsi percutée par la sphère privée.

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Avec l’identification, à l’échelle du pays, des individus à leurs communautés premières, l’engagement politique devient une part dévoyée. Il ne reste des recrues que leur adhésion culturelle étant donné que leur sens critique et leur participation ne sont jamais sollicités. L’engagement stagne donc à ce plafond pour la majorité du corps populaire qui devient la matière première du commerce clientéliste. Les hommes politiques ainsi investis ne sont dépositaires d’aucune légitimité populaire. Ils valident le sentiment répandu que la politique est une lutte âpre pour des postes, et que l’investissement le plus sûr est pour celui qui nous ressemble et avec qui on a des liens primaires. L’élection de son « poulain » pourrait ainsi nous récompenser en subsides.

– Déficit de nation et la rescousse des autorités morales –

Ce qu’on appelle ainsi peuple, c’est une masse disparate.Très absente des débats. Mais avec beaucoup de porte-parole illégitimes, même élus. Un peuple existant physiquement mais fantôme politiquement. Docile et gouvernable. Lui qui n’a pas encore saisi sa force, ses droits, empêché par des représentants dont les privilèges dépendent de cette léthargie générale. Visible lors des colères, mais la plupart du temps, oublié car mal représenté. Sa voix est étouffée. Colorée autrement.

L’assemblée et la classe politique sont les illustrations du dévoiement et de l’usurpation avec consentement des électeurs. Ce sont des blocs très partiels et très partisans qui deviennent des représentations d’une totalité. D’où le malaise, le sentiment que les individus ont : ils votent pour des dirigeants par affinité, contrainte, clientélisme, tout en disqualifiant la politique qu’ils considèrent comme corrompue. Il faut remonter à loin pour comprendre que les panachages ethniques ou régionaux dans la construction des gouvernements par exemple, l’absence de références communes à échelles nationales pour tous les sénégalais, hors des seules appartenances, a créé ce déficit de « nation sénégalaise ». Le peuple est une somme d’intérêts divergents encore plus marqués qu’ailleurs. La cassure entre lettrés et illettrées achève de diviser l’électorat en blocs distants et distincts. La politique se vit comme une compétition, avec de la violence, car la capacité d’analyse des contenus est tellement rare, confinée à une minorité élitaire, que l’option de la confrontation reste la plus accessible à tous.

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Autre élément, l’incapacité des populations à lire les institutions, les conduit à se retourner vers les références qu’elles connaissent, en l’occurrence les autorités morales. Ces dernières deviennent des agents de régulation du désordre possible, car elles sont les seules dont les institutions sont respectées et sanctifiées. Cela conduit inexorablement les politiques à déléguer leur pourvoir aux autorités morales. S’il manque un peuple politique, il existe un peuple religieux. La conscience d’appartenance confrérique est plus forte que la conscience de classe sociale. Le disciple plus fort que le citoyen.

L’ensemble des élections sénégalaises, entre espoir et déception, conforte ce constat de dévitalisation collective et de renforcement communautaire. Le vote est la perpétuation d’un système. Il n’a pas la portée transformatrice qu’il peut avoir. Ce qui est représenté du peuple à l’assemblée ce n’est pas le produit de sa pensée, ses idées, ses aspirations, ni même ses doléances, mais son éloignement, ses instincts d’appartenance. Eux ont tendance à chercher la survie coûte que coûte. 

Outre la traduction du langage politique en termes concrets pour l’ensemble des populations, la mise à la diète financière des emplois politiques pour les rendre peu attractifs, les enjeux de cette nouvelle élection doivent poser les bases d’une nation, pour que le Sénégalais puisse voir en l’autre d’abord, et surtout, un Sénégalais. Et rien d’autre.

#Enjeux2019

Elgas est journaliste, chercheur et écrivain. Son premier roman, « Un Dieu et des mœurs », a été publié en 2015 par Présence africaine. Né en 1988 à Saint-Louis, et ayant grandi à Ziguinchor, il est diplômé de communication et de science politique et, depuis peu, titulaire d’un doctorat en sociologie. Depuis deux ans, Elgas publie sur SenePlus.com une chronique hebdomadaire : « Inventaire des idoles »







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