Au départ fut le «pacte colonial». Les colonies étaient intégrées sur les plans monétaire et commercial avec la métropole qui contrôlait leurs flux financiers et leur commerce extérieur. Il leur était interdit de s’industrialiser. Leur rôle était de fournir des matières premières à des conditions préférentielles à la métropole et de servir de débouchés à ses productions. Les Etats-Unis d’Amérique ont été fondés à la suite d’une guerre d’indépendance destinée à mettre fin au «pacte colonial» anglais. Imitant la stratégie industrielle britannique, ils parvinrent, grâce à un protectionnisme sans précédent, à s’industrialiser et à se développer. Le France, l’Allemagne et le Japon utilisèrent les mêmes stratégies protectionnistes et devinrent de riches Nations industrielles. Les ex-colonies européennes, devenues pays Acp (Afrique, Caraïbes et Pacifique), qui elles n’avaient pas les moyens d’échapper au «libéralisme forcé» de leur métropole, sont restées pauvres et non-industrialisées.
Après les indépendances africaines, le projet européen a été de réorganiser les ex-empires coloniaux sur une base plus concurrentielle entre les différents pays européens. En lieu et place des prés carrés britannique, français, portugais, etc., il y aurait juste un pré carré paneuropéen composé des pays anciennement sous le joug d’une puissance européenne. Cette volonté de mettre en place un «pacte colonial» concerté à l’échelle européenne a donné naissance aux Conventions de Yaoundé et de Lomé, en vertu desquelles les pays européens ont, entre autres, accordé aux pays Acp des «préférences commerciales» dites «non-réciproques» : la possibilité d’exporter sans droit de douane et sans quota ou du moins à des conditions préférentielles. La logique de pré carré paneuropéen a cependant été contestée par les pays tiers qu’elle lésait, notamment devant l’Organisation mondiale du commerce (Omc).
Depuis l’Accord de Cotonou (2000-2020) qui a succédé aux Conventions de Lomé, l’Union européenne (Ue), soucieuse de conquérir de nouveaux marchés, est représentée dans les négociations par la Dg commerce (Dgc) de la Commission européenne et non plus par la Dg développement et coopération. Elle exige des accords commerciaux avec les pays Acp basés sur la «réciprocité» : les Accords de partenariat économique (Ape). Dorénavant, ces derniers doivent libéraliser leur commerce extérieur – réduire voire éliminer les tarifs sur leurs importations, ne plus introduire de nouvelles taxes à l’exportation et réduire le niveau des taxes à l’exportation existantes, etc. – afin de bénéficier des «préférences commerciales» de l’Ue. Au-delà, ces Ape prévoient l’extension de la clause de la Nation la plus favorisée (Npf) aux pays de l’Ue ainsi que des négociations pour libéraliser des domaines que les pays en développement ont refusé de négocier à l’Omc (services, propriété intellectuelle, marchés publics, concurrence, investissement, etc.).
Pour le continent africain, les conséquences de la mise en œuvre d’accords aussi asymétriques seraient vraisemblablement une baisse non compensée des recettes fiscales des Etats, un détournement de commerce au profit de l’Ue, la destruction des secteurs agricoles et l’annihilation de toute amorce d’industrialisation. Il en résulterait une tendance au déséquilibre chronique des balances de paiement et ainsi l’installation des pays africains dans une vicieuse dynamique d’endettement extérieur.
Pourtant, l’Ue, récemment imitée par l’Union africaine (Ua) avec son projet téméraire de Zone de libre-échange continentale (Zlec), fait activement la propagande de l’idée fausse selon laquelle la libéralisation commerciale participe du développement économique du continent africain. Depuis le début des années 2000, la Dgc n’aura eu de cesse de vouloir faire signer et ratifier les Ape aux pays Acp. Si la mobilisation des mouvements sociaux a permis de retarder le projet de l’Ue en Afrique, le danger des «accords de pendaison économique» voire «accords de paupérisation économique», pour utiliser le langage des détracteurs des Ape, est toujours présent. C’est ce que Jacques Berthelot explique dans un ouvrage récent intitulé Vous avez dit libre échange ? L’accord de ‘partenariat économique’ Union européenne-Afrique de l’ouest» (L’Harmattan 2018). A travers cette synthèse écrite de main de maître, l’agroéconomiste français dévoile les pièges que la Dgc a tendus aux pays africains. Tout en traquant les omissions, erreurs et travestissements dans les analyses (au compte) de cette entité, il y examine minutieusement les coûts et les conséquences économiques et sociales de la mise en œuvre des Ape sans manquer de conclure par d’utiles recommandations.
L’Ape ou la loi du plus fort
Pour entamer la négociation des Ape, la Dgc a argué l’incompatibilité du caractère discriminatoire des «préférences commerciales non-réciproques» accordées aux pays Acp avec les règles de l’Omc. Cet argument, comme le montre Jacques Berthelot, constitue une interprétation tendancieuse des règles de l’Omc qui prohibent les discriminations lorsqu’elles sont basées sur une logique géographique, mais les autorisent lorsqu’elles sont octroyées selon le niveau de développement. En Afrique de l’Ouest, Mauritanie incluse, douze pays sur seize appartiennent aux Pma (pays moins avancés). En vertu de la décision Tout sauf les armes (Tsa), ces derniers sont censés pouvoir exporter vers l’Ue, tout sauf les armes, sans droit de douane ni quota. Comme le Cap-Vert jouit d’un statut spécial, seuls le Nigeria, la Côte d’Ivoire et le Ghana devraient être concernés en principe par les Ape. Seulement, en voulant forcer tous les pays de l’Afrique de l’Ouest à signer et à ratifier un Ape régional qui impliquerait une libéralisation de près de 80% des lignes tarifaires, l’Ue, souligne Jacques Berthelot, fait un usage sélectif de Tsa et va à l’encontre des règles de l’Omc.
Afin de compenser les pertes prévisibles de recettes douanières encourues par les pays ouest-africains, l’Ue a promis de décaisser la somme de 6,5 milliards d’euros chaque cinq ans jusqu’en 2035. En réalité, il n’y a pas de fonds additionnels spécifiques aux Ape, mais un redéploiement des fonds existants, notamment ceux octroyés dans le cadre du Fonds européen de développement (Fed). Or, explique Jacques Berthelot, «l’Accord de Cotonou expire en 2020 et […] l’on ne sait s’il sera renouvelé et avec quel budget, et en tout cas pas jusqu’en 2035, puisque le budget de l’Ue n’est programmé que jusqu’en 2020. Sans oublier que le Royaume Uni (Ru), qui va quitter l’Ue, contribue pour 14,5% au 11e Fed qui n’est pas un budget de l’Ue, mais est financé par les Etats membres.»
Pour promouvoir son agenda libre-échangiste, la Dgc a fait fi des sons de cloche différents émis par certains Etats membres de l’Ue. Elle a également répudié trois études d’impact qu’elle avait elle-même commanditées parce que leurs résultats faisaient pièce à sa propagande. Elle a sous-estimé les coûts de l’Ape d’Afrique de l’Ouest, notamment en termes de pertes de recettes fiscales. Tout comme elle a délibérément exagéré ses bénéfices pour les pays africains. Alors que les «préférences commerciales» à l’avantage de ces derniers s’érodent de plus en plus à la suite des nombreux accords de libre-échange signés par l’Ue avec des pays tiers, rien n’empêcherait à l’avenir l’Ue d’exporter vers l’Afrique de l’Ouest ses produits agricoles subventionnés.
L’Ape : un cheval de Troie pour l’intégration africaine
Un autre enseignement important du livre de Jacques Berthelot porte sur le risque de désintégration commerciale de la Cedeao qui a mis en place depuis 2015 un tarif extérieur commun. Ce dernier ne peut être viable que si tous les pays de ce bloc ont la même position vis-à-vis de l’Ape et également de la Zlec. Alors que le Nigeria refuse de signer l’Ape qui ne l’intéresse pas, la Côte d’Ivoire et le Ghana avaient signé depuis fin 2007 des Ape intérimaires, prévoyant un démantèlement tarifaire respectivement à partir de septembre 2018 et de décembre 2021. Ces engagements vis-à-vis de l’Ue sont incompatibles avec ceux vis-à-vis de la Cedeao. Si la situation n’évolue pas, les autres pays de la Cedeao seront conduits à mettre en place des barrières douanières à leur encontre.
Dans ce contexte, la signature de l’accord de la Zlec par treize pays ouest-africains dont la Côte d’Ivoire et le Ghana, loin de favoriser l’intégration commerciale africaine, risque au contraire de la dynamiter. L’accord sur la Zlec prévoit une libéralisation de 90% des lignes tarifaires. Or, comme les Ape intérimaires de la Côte d’Ivoire et du Ghana prévoient l’activation de la clause de la «Nation la plus favorisée», cela implique en principe que l’Ue devrait bénéficier elle aussi, par ricochet, des mêmes avantages tarifaires.
Le Ghana et la Côte d’Ivoire, sous la pression de filiales de groupes européens, ont jusque-là décidé chacun de faire cavalier seul. Pourtant, au vu de l’importance du marché de la Cedeao pour leurs exportations intra-africaines, ils seraient les principaux perdants en cas de désintégration commerciale de l’Afrique de l’Ouest. Nul besoin de dire qu’avec une libéralisation de 90% des importations en provenance de l’Ue, les pertes de recettes fiscales seront dans leur cas plus importantes qu’anticipées.
L’Ue fait preuve d’irresponsabilité et de myopie
En persistant dans son fondamentalisme libre-échangiste, l’Ue fait preuve, selon Jacques Berthelot, d’irresponsabilité et de myopie. Face à la croissance démographique importante de l’Afrique, continent confronté par ailleurs aux défis des changements climatiques et de la souveraineté alimentaire, les Ape sont nul doute une recette pour la catastrophe. D’un côté, en privant les Etats de recettes fiscales et en exposant des secteurs agricoles et industriels fragiles à la concurrence des produits subventionnés européens, ils ne pourront qu’aggraver la misère sociale en Afrique de l’Ouest. Selon Jacques Berthelot, il faudra s’attendre à une hausse des migrants «illégaux» et des mouvements armés violents. Dans ce contexte, l’aide au développement de l’Ue aura essentiellement pour fonction de nettoyer en vain les dégâts que ses propres politiques auront contribué à créer. De l’autre, si l’Ue était clairvoyante, elle se serait aperçue qu’elle n’a pas intérêt à long terme à une paupérisation du continent africain. La population de l’Afrique de l’Puest va dépasser en 2030 la population vieillissante de l’Ue. Ce dynamisme démographique, s’il s’accompagne de politiques visant à élever le niveau de revenu des travailleurs, laisse entrevoir des marchés futurs pour les exportations de biens et services à haute valeur ajoutée de l’Ue. Malheureusement, les Ape sont le symbole le plus manifeste du grand écart de l’Ue qui continue en pratique de déployer des politiques néocoloniales d’appauvrissement du continent africain tout en professant sur le plan rhétorique son engagement à œuvrer pour sa prospérité.
Que faire ?
Le diagnostic étant posé, que faire ? Jacques Berthelot recommande quatre mesures de bon sens qui requièrent de l’audace politique, notamment de rompre avec l’idéologie néolibérale qui informe les initiatives d’intégration en Afrique. Premièrement, il faudrait «rendre nulles et non avenues les signatures de ces Ape, extorquées par les manœuvres dolosives de la Commission européenne». Deuxièmement, les pays africains doivent ajourner le projet de Zlec, une initiative prématurée et suicidaire en l’état actuel, pour privilégier dans un premier temps l’intégration dans le cadre des Communautés économiques régionales (Cer). Troisièmement, les Cer doivent œuvrer à devenir membres de l’Omc afin d’y avoir une voix et de mieux défendre leurs intérêts. Enfin, il faudrait garantir des prix rémunérateurs et stables aux agriculteurs au lieu de les livrer pieds et poings liés aux caprices des marchés internationaux.
Au moment où la ratification de l’accord sur la Zlec et les négociations sur l’après-Cotonou sont en cours, la somme de Jacques Berthelot vient utilement à son heure. C’est un viatique pour tous ceux qui sont soucieux d’une intégration commerciale au service du développement économique de l’Afrique.
Ndongo Samba SYLLA