Je tiens un livre ouvert sur mes genoux. Je lève les yeux vers le ciel. C’est la naissance du jour. Un vent frisquet caresse mes joues, secoue paresseusement le feuillage des arbres comme une maman réveille un enfant un lundi matin : «Mon chéri, lève-toi tu dois aller à l’école.» Je suis assis sur ma terrasse sur une longue chaise en fer, habillé d’un simple short aux couleurs de l’équipe de foot de mon quartier sans palmarès. Je suis sorti de mon lit un peu plutôt, quand la nuit était encore noire, pour lire (un luxe que peut se payer un célibataire). Là j’assiste à la naissance du jour, médusé et amusé. L’aube est pour moi un moment intensément poétique, de réveil, d’éveil et d’étonnement. Je sais que vous êtes en train de vous dire que je suis un pauvre rêveur désœuvré… Mais je l’assume.
J’ai donc arrêté la lecture (un livre de Ken Bugul, acheté au «par terre») pour admirer l’aube, contempler le vol inaugural des oiseaux, sorte de décrassage matinal dans le ciel. Une lueur blanche s’élève à l’horizon, dissipant les dernières ombres autour des blocs de maisons. A cette heure du jour, me revient toujours une chanson apprise à l’école primaire. Vous devez sans doute la connaître, mais je vais quand même vous la chanter : «Le coq chante et le jour paraît, tout s’éveille dans le village. Pour que le bon couscous soit prêt. Femme debout et du courage. Pilons pan pan, pilons gaiement.»
Je dois une fière chandelle à ces pauvres femmes. Non seulement elles doivent se lever dès potron-minet pour faire le couscous, une harassante corvée, mais le soir on les trouve dans nos villes, à l’angle des rues, sous les lampadaires, emmitouflées dans les pagnes fatigués pour vendre le couscous, thiéré – dîner favori des célibataires fauchés comme moi.
Les haut-parleurs des mosquées murmurent une oraison sereine, la wazifa : c’est une berceuse langoureusement psalmodiée dans cette maternité du monde où vient de naître un jour, un jour nouveau frais et beau ? ll s’appelle lundi, c’est un beau bébé au teint rose, emmitouflé dans ses draps de nuages. Ils clignent déjà de l’œil à la lueur prochaine du soleil.
De ma terrasse, j’aperçois des hommes, encore ensommeillés, qui trottent sur le bas-côté de la route, pour aller affronter les embouteillages du matin. Je sais qu’intérieurement, ils sont en train de maudire leur patron. Mes idées me viennent le matin. Les enfants qui vont à l’école. Ils marchent sac au dos sur le chemin. Il y a quelque chose de réconfortant. Une Nation qui enseigne à ses enfants. Les enfants qui vont à école, ça veut dire quoi. Ça veut dire que l’enfant est là. Une femme l’a mis au monde. Il a pris ses vaccins, sans doute, il a grandi. Il a un sac au dos chinois, à l’intérieur des livres édités en France. Il mange un pain au blé importé. Il a des baskets américains. Il va apprendre dans une autre langue. Une Nation doit s’arrêter et faire un choix.
Bientôt la terre est emplie par une rumeur de klaxons, d’interpellations frénétiques des coxers («Dakar, Dakar Dakar») des rideaux de commerce qui se lèvent. Hier, c’était comme ça. Aujourd’hui et demain, ce sera sans doute pareil. Du haut de ma terrasse, j’assiste, dubitatif, au spectacle pitoyable d’un monde affairé qui va chercher le pain du jour et, si possible, le gain d’une vie. Moi, célibataire assumé et endurci, sur qui ne pèse aucune contrainte familiale, je laisse les hommes à leurs occupations matérielles pour regagner mon lit à une place et me couvrir de la chaleur de mes draps solitaires.