Citoyens inintelligents, ne comprenant que dalle à la marche actuelle du monde, en particulier à la manière dont notre cher Sénégal est géré, soyons donc humbles. Et ne prétendons surtout pas critiquer les éblouissantes réalisations de ceux qui président actuellement aux destinées de ce pays. Etant des idiots de première, contentons-nous donc d’opiner du chef, de nous écrier « euskey » en claquant des doigts et de remercier le bon Dieu de nous avoir donné de si brillants et patriotes dirigeants. Ah, si les autres savaient et avaient la chance que nous avons ! Hélas, quand notre savant de président nous montre la lune des perspectives grandioses de ce pays, et de l’Emergence que le Sénégal a même atteint sous son lumineux magistère, nous autres idiots regardons obstinément le doigt des tensions de trésorerie, des étudiants renvoyés chez eux depuis des mois faute de paiement par l’Etat des milliards de francs qu’il doit aux universités privés ou aux repreneurs de restaurants. Sans compter les paysans qui détiennent encore par devers eux des bons délivrés les années précédentes par les opérateurs privés stockeurs qui leur ont pris leurs graines d’arachides en échange de ces feuilles de papier. Des OPS qui prétendent eux-mêmes que l’Etat leur doit de l’argent. Comme si c’était possible !
Ainsi, quand notre savant de président — un de ses thuriféraires l’a comparé à Einstein, rien de moins ! — pointe son doigt vers la modernité dans laquelle il veut nous faire entrer de plain-pied à coups de Trains Express régionaux (TER), nouvelle compagnie aérienne, autoroute Ila-Touba, centre international de conférences, super calculateur et autres infrastructures de dernière génération, nous autres idiots regardons son doigt et ne voyons que projets non rentables, gaspillage de nos maigres ressources nationales, endettement démentiel dont nos futures générations auront à supporter le fardeau du remboursement. Et, surtout, surtout, mise à l’encan de notre économie au profit de la France, qui revient au galop après avoir fait mine de s’en aller, de la Turquie, de la Chine et du Maroc principalement. Ce au détriment de nos hommes d’affaires nationaux qui ne voient même pas des miettes du festin pour tromper leur fin. Aussi, quand le savant Sall montre la lune de sa désolation face au refus du Conseil constitutionnel de lui permettre de réduire son mandat de cinq ans comme il s’était engagé et comme il tenait tant à le faire, nous pauvres idiots ne voyons que le doigt d’un odieux reniement et aussi d’un horrible manquement à la parole donnée. Et quand le savant nous montre la lune de sa gouvernance sobre et vertueuse, les idiots que nous sommes regardons son doigt et ne voyons que multiplications d’institutions budgétivores et inutiles comme le Conseil économique, social et environnemental, le Haut conseil des collectivités territoriales et autres Commission ou Conseil pour le dialogue des territoires.
Sans compter l’inflation de ministres-conseillers, conseillers spéciaux et autres chargés de mission ! Le savant nous montre la lune d’une lutte implacable contre l’enrichissement illicite et les détournements de nos deniers publics en envoyant en prison deux dangereux prévaricateurs ? Les idiots que nous sommes regardons son doigt et ne voyons que mesquine entreprise d’éliminer ses deux plus dangereux rivaux à la prochaine élection présidentielle. « Einstein » nous désigne la lune de l’indépendance de nos magistrats ? Nous idiots n’apercevons que des juges — pas tous heureusement — serviles, aplatis et les fers au pied exécutant scrupuleusement les ordres du savant. Justement, trêve de persiflage et arrêtons-nous là !
Le premier président de la Cour suprême prétend que personne n’a dicté à ses juges leur calendrier. Sans doute. Sauf que leur jugement intervient trop à point nommé, trop pilepoil pour entraîner la disqualification définitive d’un dangereux rival de l’actuel président de la République à l’élection du 24 février prochain. Et tout cela, c’est trop beau pour être honnête ! La procédure concernant l’affaire dite de la Caisse d’avance de la mairie de Dakar apparaîtra assurément dans les annales judiciaires sénégalaises comme la plus rapide de l’Histoire ! En juin 1993, la presse française avait surnommé Jack Mellick, l’alors premier magistrat de Béthune, dans le Nord de Marianne, « maire le plus rapide de l’Histoire ». Le brave homme avait fait un faux témoignage en faveur de Bernard Tapie dans l’affaire du match truqué OM-Valenciennes. Il avait prétendu qu’il se trouvait avec le sulfureux homme d’affaires dans son bureau à Paris alors qu’un journal avait relaté une cérémonie qu’il avait présidée dans sa ville une heure après celle de son Rv supposé avec le patron du club phocéen. Une heure pour faire Paris-Béthune !
Sans compter un reçu d’achat de carburant détenu par son chauffeur indiquant qu’il se trouvait bien à Béthune au moment où il prétendait rencontrer Tapie. Eh bien, de la même manière, on peut dire que la procédure contre Khalifa Sall est la plus expéditive de l’histoire de la justice. Pensez donc: de l’arrestation à l’instruction en passant par le procès en première instance — précédé de la levée de son immunité parlementaire ! — l’appel et la cassation, elle n’a duré que deux ans ! Ce alors que les Thiantacounes accusés du double meurtre de Médinatoul Salam, par exemple, multiplient les grèves de la faim pour demander à être jugés. Le commanditaire présumé des faits est libre comme l’air tandis que les exécutants et complices présumés, eux, sont toujours détenus depuis bientôt six ! Pas même un jugement en première instance. Lequel n’interviendra qu’après la présidentielle pour être sûr que le commanditaire saura donner la bonne consigne de vote à ses ouailles. Or là, dans l’affaire Khalifa Sall, en deux ans seulement toute la pyramide judiciaire est déjà escaladée ! Notre glorieuse justice, donc, a expédié la procédure Khalifa Sall et l’a bouclée juste à temps avant la publication de la liste des candidats admis à prendre part à la présidentielle. Du grand art !
Et Badio Camara ose nous dire qu’il n’y a nulle influence de l’Exécutif dans cette accélération frénétique et cette curieuse coïncidence de l’agenda judiciaire avec celui électoral du président de la République candidat à sa succession ? Allons donc, Monsieur l’honorable premier président de notre auguste Cour suprême ! On nous dit — du côté de l’Etat, bien sûr — que c’est plié, la procédure finie et que l’ex-maire de Dakar ne peut plus être candidat à la présidentielle car définitivement condamné. Or, les idiots que nous sommes, incapables de regarder la lune que nous désignent les hommes du savant, mettons notre doigt sur la loi organique N° 2017-09 du 17 janvier 2017 de la Cour suprême définissant les quatre matières pour lesquelles, le rabat d’arrêt est suspensif : En matière d’état des personnes (divorce, successions par exemple), en matière de vente immobilière, en matière de faux incident et en matière pénale… » C’est écrit noir sur blanc mais c’est peut-être parce que nous sommes des idiots, justement, que nous n’y comprenons que dalle ! Pour dire que le président Macky Sall, en faisant disqualifier par sa justice ses deux plus dangereux rivaux potentiels à la prochaine élection présidentielle, en plus d’effectuer un coup d’Etat judiciaire, ramène le Sénégal, berceau de la démocratie sur le continent, des décennies en arrière. Une forfaiture dont on espère qu’elle ne va pas passer…
PS : Ajoutons deux choses : Le ciel sénégalais se charge de gros nuages noirs à mesure qu’approche le 24 février. La tension est palpable. Plutôt que de calmer le jeu et de restaurer la confiance avec ses adversaires, le président bande les muscles et flatte ses forces de l’ordre. Or, lui qui rentre d’un voyage officiel en Tunisie, il a dû se faire rappeler dans ce pays que les forces répressives du président Ben Ali étaient autrement plus féroces que les nôtres. Et pourtant, il a fallu de quelques jours lorsque le peuple tunisien s’est soulevé en 2011… Le président Joseph Kabila, qui avait interdit d’atterrissage tout avion qui transporterait son rival Moïse Katumbi, coupable d’avoir voulu se présenter contre lui, vient de perdre le pouvoir à travers le candidat qu’il avait choisi pour lui succéder. Félix Tshisékédi, fils de l’opposant historique Etienne du même nom, vient de lui succéder. Comme quoi, en interdisant son rival Karim Wade d’atterrissage dans son propre pays, le président Macky Sall devrait méditer la leçon Kabila…