La mobilisation des électeurs désireux d’exprimer leur vote le 30 décembre dernier, et ce, malgré l’effarant désordre observé, pouvait constituer un gage ultime de crédibilité à ce processus électoral. Crédibilité fondée sur l’expression de la volonté des citoyens de faire aboutir, malgré tout, un processus originellement entaché d’incertitudes et de suspicions. Le miracle n’a pas eu lieu. Cette détermination populaire a été pulvérisée, depuis la nuit du 10 janvier. Le jour le plus long jusqu’au cœur de la nuit, où l’on a pu entendre le Président de la Commission électorale (CENI), Corneille Nangaa, se libérer d’un inconfortable fardeau, en ces mots : «Ayant obtenu 7 051 013 suffrages valablement exprimés, soit 38,57 %, est proclamé provisoirement élu président de la République démocratique du Congo M. Tshisekedi Tshilombo Félix».
On parlera longtemps encore des manœuvres ayant conduit à un «arrangement électoral». Une cuisine déjà frelatée, ayant consisté à accorder une victoire électorale à l’opposant le plus accommodant, littéralement débauché de la sphère oppositionnelle. On imagine à quel point il fut pénible à ces artisans de la politicaillerie congolaise de concéder, tout de même, la deuxième place du tableau à Martin Fayulu, dont la victoire ne faisait aucun doute depuis plusieurs jours. Enfin, pour parfaire la recette ainsi proposée, le candidat du pouvoir, Emmanuel Ramazani Shadary aura été sacrifié, relégué en troisième position du classement. Une position sans douleur pour un pâle figurant qui saura certainement survivre à l’humiliation programmée à laquelle ses commanditaires l’avaient destiné. A cet égard, son silence depuis la proclamation des résultats en dit long sur la mission qu’il avait accepté d’accomplir : celle d’un leurre, gage fallacieux d’une compétition entre pouvoir et opposition. Alors même que la véritable caution du pouvoir se trouvait au sein d’une partie de l’opposition clandestinement associée aux stratégies de la Kabilie.
Ainsi donc, le pouvoir congolais peut afficher aux yeux de la communauté internationale un certificat, apparemment sophistiqué, d’«alternance démocratique.» L’affiche est qualifiée d’ «inédite» par les commentateurs : outre le retrait du Président Joseph Kabila de la compétition électorale, voilà donc son «dauphin» putatif – Ramazani Shadary – battu, alors même qu’un «opposant» – Félix Tschisekedi – accède à la magistrature suprême. Le commentaire salue une «première dans l’histoire du Congo». Et pourtant, le malaise est aussi épais comme une brume de saison sèche sous l’Equateur. L’alternance à la sauce kabiliste ressemble bien à un tour d’incommode prestidigitation.
Le résultat ainsi proclamé est aussitôt contesté par Martin Fayulu qui dénonce un «putsch électoral », et introduit un recours auprès de la Cour constitutionnelle. Une Cour acquise au pouvoir, et dont les hauts faits ne sont pas de nature à en garantir la neutralité. Martin Fayulu, écarté de la victoire, au nom de la continuité de la Kabilie. Au cœur de la fabrication des résultats de la présidentielle, un mot d’ordre, émis depuis les plus hautes sphères de l’Etat : «Tout sauf Fayulu». Parmi les facteurs jugés rédhibitoires de sa participation au jeu électoral : le soutien fondateur de Moïse Katumbi à sa candidature. Moïse Katumbi, ancien gouverneur du Katanga contraint à l’exil, celui-là même que Joseph Kabila qualifiait de «Judas», à la veille des élections du 30 décembre 2018. Joseph Kabila aura donc été un Ponce Pilate rectificateur des résultats de ces élections.
Quelques heures après l’annonce des résultats de la présidentielle, l’abbé Donatien Nshole, porte-parole de Conférence épiscopale nationale du Congo (CENCO), déclarait : «Les résultats […] tels que publiés par la CENI ne correspondent pas aux données collectées par notre mission d’observation à partir des bureaux de vote et de dépouillement». Et d’ajouter : «Nous prenons acte de la publication des résultats provisoires de l’élection présidentielle qui, pour la première fois dans l’histoire de notre pays, ouvre la voie à l’alternance au sommet de l’Etat». La CENCO, qui, quelques jours plus tôt, affirmait détenir le nom du vainqueur sur la base des résultats recueillis par sa mission d’observation, choisit pourtant de ne pas livrer ce secret qui s’apparente désormais à celui de la confession. Le ciel peut attendre la vérité des urnes
Nouvelle séquence de la drôle d’alternance en cours en RDC : la livraison des résultats des législatives, après ceux des provinciales et de la présidentielle. La proclamation des scores des législatives, issue d’ailleurs d’un vice de procédure – un mode de dépouillement obscur et déjà contesté – accorde une majorité absolue au camp du Président Kabila. Après avoir remporté les provinciales, la coalition kabiliste totalise désormais 350 sièges sur les 500 à l’Assemblée nationale. Seuls 50 sièges sont remportés par la plateforme soutenant Félix Tschisekedi, soit 10% de l’Assemblée. Si l’on complète le plateau par le fait que le Sénat sera également acquis à la galaxie kabiliste (noter que Joseph Kabila devient sénateur à vie, selon la Constitution), on peut se demander sur quelles forces institutionnelles pourrait s’appuyer Félix Tshisekedi pour exercer pleinement ses prérogatives de chef de l’Etat. Enfin, alors même que certains ministères régaliens pourraient échapper au parti du Président élu, son mandat pourrait se résumer à une simple représentation.
Autant dire que le désir de changement exprimé dans les urnes par les Congolais se traduit, au bout ce processus électoral, par une architecture institutionnelle à tout le moins schizophrénique. Les élections du 30 décembre 2018 en RDC sont devenues une aventure des plus ambiguës. Félix Tshisekeki, «opposant » proclamé élu, devient l’intendant d’une architecture institutionnelle majoritairement acquise au régime sortant. En réalité, un régime ayant fait mine de sortir, mais qui consolide massivement sa primauté politique dans la gestion des affaires publiques. Du grand art.
Alors que certains Congolais se réjouissent d’une supposée «alternance», c’est bien la continuité du régime kabiliste qui s’impose. Un partage de territoires politiques entre un pouvoir conquérant et une partie de l’opposition. Un schéma qui n’est pas sans rappeler le partage objectif du territoire national entre les différentes forces en conflit, lors de ce qu’on a appelé la «première guerre mondiale africaine», à la fin des années 90 en RDC. Mais, contrairement au schéma de l’époque, c’est le pouvoir qui, cette fois, répartit les lots, en s’octroyant la part du lion.
A quoi ressemblent les lendemains de ces élections ? Un opposant proclamé élu, mais ne disposant d’aucune majorité politique au sein des hautes institutions nationales ; un contentieux électoral opposant désormais deux opposants, l’un dénonçant un hold-up électoral, et l’autre protégé par la majorité kabiliste qu’il disait combattait naguère ; une Commission électorale définitivement discréditée, ayant signé le plus grand désordre électoral destiné aux annales de l’histoire du Congo ; la continuité assurée d’un régime déclaré sortant mais plus renforcé que jamais dans les principaux espaces de l’exercice du pouvoir… Voilà donc la recette effectivement «inédite» d’une alternance à la congolaise. Au-delà de ce théâtre des éternels recommencements, une question, la seule qui vaille : quels que soient les détours empruntés par la vie politique congolaise, quel en est le bénéfice pour les habitants de ce pays ? Les acteurs de cette dramaturgie prennent-ils seulement en compte le sort de leurs concitoyens dans leurs fertiles stratégies pour la conservation des avantages et attributs du pouvoir ? Le doute à cet égard est intact.