Fatou Diome était devenue – pour un bref temps – une icône pour les zélateurs du panafricanisme. Ce qui lui avait valu cet amour subit et suspect, c’est une vidéo, en 2014, de son passage dans l’émission de Frédéric Taddeï, « Ce soir ou jamais ». Elle y disait en substance que la situation des migrants et le traitement par l’occident de cette crise recelaient une part, sinon de racisme à minima, de xénophobie. Le propos fort, accusateur, parfois facile, relayé des milliers de fois, simplifiait une donnée complexe et donnait dans un manichéisme commode comme les séquences télévisées savent en produire. Si le propos de l’écrivaine avait été prisé, tellement que ses pourfendeurs de jadis, se sont déclarés à cette occasion ses nouvelles émules, c’est qu’il accusait l’occident du drame des migrants. J’avais visionné le document sans adhérer à la vision de Fatou Diome, que je trouvais factuellement fausse en détail ; et pour elle, qui d’habitude, instillait dans le débat un souffle de fraicheur et de vérité, son propos, convenu, nourrissait de la vulgate habituelle : l’ethnocentrisme occidental qui tend à se croire au centre du monde même dans son autoflagellation rédemptrice.
Elle participait ainsi à la cagnotte de larmes des blancs pour reprendre la formulation triviale, rassurait les afro-centristes, et rien ne ressortait d’urgent sur la responsabilité des dirigeants africains, relégués au rang d’acteurs secondaires. J’avais alors vivement et vertement critiqué Fatou Diome. Quand j’ai eu l’occasion de la voir, bien plus tard, on a échangé très cordialement sur cet épisode. Si elle ne m’a pas convaincu totalement, je garde le souvenir d’une femme exceptionnelle, pour qui j’ai fini par éprouver de l’admiration. Mouvement inverse chez ses admirateurs d’un soir, tous l’ont reniée quelques mois après, après qu’elle a affirmé, toujours chez Taddeï, dans l’émission « Hier, Aujourd’hui, Demain » que la colonisation était de la vieille histoire qui « ne devait pas surdéterminer notre présent ». Ça lui a valu une salve d’insultes.
C’est dire la nature des coups de foudre à l’ère des réseaux sociaux et des pensées en meute. Les mêmes qui l’ont sacrée, l’incendient. Le temps était venu pour moi de revisiter une œuvre que j’avais survolée, certain qu’il y avait du génie, mais à l’époque, il y avait comme un scepticisme, un manque de feeling. Depuis j’ai relu toute son œuvre, sa vraie production, qui en fait la plus grande femme de lettre sénégalaise actuelle. Gloire d’autant plus méritoire que le sacre reste inachevé, comme entaché par une plénitude impossible ou empêchée. Prophète adulée ailleurs, elle reste inexplicablement peu sanctifiée au bercail. Gloire d’autant plus épique que la vie et l’œuvre de cette femme, ont dû slalomer entre les portes d’un destin hostile. De tous les arts, la littérature reste, de Balzac à Baudelaire, en passant par Thomas Mann (on pourrait citer tous les écrivains qui ont laissé une grande trace) la capacité à déranger le lecteur pour mieux lui plaire. Ce qui fait le sceau du génie littéraire, c’est la capacité à influer sur la vie des lecteurs, à s’inviter dans leur intimité, par conséquent à être assez présent, dévoilé diversement dans sa propre œuvre pour accueillir le lecteur comme un hôte. Ce don de soi dans le texte, jeter la sonde dans la honte, c’est le nécessaire tragique de l’œuvre et dans quelques livres de Fatou Diome, on n’est pas déçu du voyage. Sa plume agrège tous les éléments d’une grande littérature.
En 2005, j’arrivais en France pour mes études. Chez mes tuteurs, dans la pièce en chantier, trônait le Ventre de l’Atlantique. Plus de 200 000 exemplaires vendus en France en avaient fait un des phénomènes littéraires depuis sa parution en 2003. Je le lisais sur les bords de la Vègre, dans la Sarthe. L’histoire de Madické, frère de la narratrice qui rêve d’Europe, de football, de Maldini, donc de rejoindre sa sœur, ne m’avait alors ni ému, ni emballé. Madické était trop proche de moi. On avait sensiblement le même âge. Je rêvais de devenir pro. Je venais d’arriver en France. Madické était le miroir de mon échec à venir et je ne pouvais pas me regarder dans ce livre et renoncer. J’ai fini par renoncer au livre, et plus tard, à mon rêve de footballeur. Ma première rencontre avec Fatou Diome était ainsi la fin de mon innocence. On en veut toujours au livre de notre dépucelage. Je n’avais pas aimé le livre, non pour des raisons littéraires objectives, mais par fuite en avant. C’était sans doute, sans le savoir, une des vraies vocations de la littérature : la gifle pour nous tenir éveiller pour rêver. Un passage d’ailleurs dans sa nouvelle Mariage volé, le dit encore mieux « Je me méfie des mots de poètes car ils ponctuent sournoisement notre destin » J’étais resté longtemps sans la relire, comme un divorce sans raison, surtout sans mariage.
En 2015, en allant régulièrement voir mon éditeur, avant la sortie de mon livre, j’ai vu dans les rayons de Présence Africaine, la Préférence nationale, le premier livre de Fatou Diome. Par solidarité éditoriale autant que par envie de lire l’ouvrage fondateur, je me suis emparé du livre. Petit recueil de nouvelles, d’histoires courtes mais vraies, ce livre m’a littéralement bouleversé. Au-delà des passages sublimes, à la langue pleine de chair, j’ai revu différemment cette auteure. Dans le paysage littéraire sénégalais, l’écriture féminine reste assez peu offensive, même quand elle porte l’empreinte de grandes dames comme Mariama Bâ ou Aminata Sow Fall, il manque comme un dandysme, le caractère tranchant, plein d’assurance, le vagabondage qui dompte les mots et les conventions. Même la littérature est un domaine qui n’est épargné par la pudeur : l’écrit reste ainsi dans les périmètres du disable, du bienveillant, du moral. Il reste comme le compromis entre un génie évident et un féminisme nécessaire. La nécessité en somme pour les auteures d’être les prêtresses de valeurs sociales confiées par les assignations du patriarcat. Sans rien enlever à l’aura des Aminata Sow Fall, le talent reste voilé par la retenue : elle ne gagne pas en élégance ce qu’elle perd en renoncement. C’est justement ce cri pénétrant, qui reste sensible et poétique, que l’on retrouve dans le premier livre de Fatou Diome et dans les livres de Ken Bugul. Ces femmes ont déchiré le bâillon du féminisme classique pour s’autoriser une liberté absolue, la seule qui surclasse les livres. Cela explique d’ailleurs que leur liberté en décontenance beaucoup, parce qu’elles déjouent les attentes et les chemins tracés de la bienséance.
J’avais sans doute beaucoup plus aimé le premier livre de Fatou Diome parce que c’était le premier. Les ouvrages de naissance sont toujours les seuls qui gardent l’innocence, la spontanéité, la vérité du brouillon de base. Le perfectionnisme, pour reprendre la formule de l’auteure italienne Elena Ferrante, pille la vérité du livre. Tous les autres livres qui suivent sont des tentatives, calculées, de corriger les déficits du premier. Dans ces nouvelles où Fatou Diome explore sa vie au Sénégal, son professeur de français, son arrivée en France, le racisme, l’amour ; la langue enlevée, les blessures d’une condition et le discours qu’elle tient, en ont fait un livre prodigieux. Si le premier livre est le plus naturel, il explique surtout les prochains, et nous donne à mieux les comprendre. Dans Celles qui attendent, le thème de la migration revient en force, avec le portrait de femmes valeureuses. La même patte, la même rage habille ces textes mordants d’ironie et qui ne perdent jamais en vue un idéal humaniste au service des autres.
Si on ne juge pas les livres à leur générosité, ni à leurs bons sentiments, on peut sans doute les juger à leur sensibilité et à leurs obsessions. On retrouve ce mélange de poésie, de musique des mots, de métaphores, associées à la force d’un propos et à la fidélité à des principes dans Kétala. Tonalité plus différente dans Impossible de Grandir qui sourd une blessure plus grave, impénétrable de l’extérieur. Malgré le souffle vif des mots, la carapace, on sent l’auteure avec une garde ouverte et on entre’aperçoit les coups qu’elle n’a cessé de prendre et qui ont forgé son génie. Inassouvies nos vies marquera dans une ambition plus grande, cette quête inaccessible de la vie. De cette œuvre, inépuisée, à ces travaux universitaires sur Ousmane Sembène, Fatou Diome dit notre temps, dit notre Sénégal avec une franche liberté, un style souvent virtuose, une pensée par moment insolente et une imagination toujours fertile. De tout l’assemblage, seul paraît comme étranger à la cohérence son œuvre, son dernier livre Marianne porte plainte, et sa lecture politique de la vie politique française. Si on comprend l’idée, l’exécution est moins aboutie. Mais il y là, mutatis mutandis, une œuvre, une empreinte, que nul autre ne peut prétendre disposer dans la scène littéraire sénégalaise actuelle.
Tous ces livres ont valu à Fatou Diome une audience internationale de choix. Dans beaucoup d’universités, elle est reçue dans des cercles prestigieux qui l’honorent et la sacrent. Elle donne des conférences partout dans le monde. Dans les pays germaniques, c’est une icône qu’on s’arrache. Pourtant le pays auquel elle consacre son travail, son berceau, reste étrangement sourd, silencieux, ne lui adressant que des distinctions minimes, voire peu d’intérêt. La plus irradiante des étoiles sénégalaises à l’extérieur est plongée dans une nuit au Sénégal. Oubliée des honneurs chez elle, la forte-en-gueule poursuit dans le monde sa moisson. Il se dit souvent, qu’elle ne serait pas « commode », pas « simple », « méfiante », « compliquée ». Il suffit de tendre l’oreille dans les mondanités littéraires en France pour entendre très souvent des ragots, sinon faux, assurément dépréciatifs. La bulle dans laquelle elle a fini par trouver son équilibre est comme un bunker, un refuge. Les voiries du monde littéraire sont ainsi faites, qu’il faut pour les aimer en aimer les apparences, les coteries, les accointances. Sans que cela ne soit le fait de la littérature, partout, il faut savoir s’adapter ou partir. Fatou Diome a fait son choix. Blessée par le dire et les agissements d’un monde littéraire afro-diasporique, elle vit dans d’autres voiries. On n’ira pas sonder les causes de ses blessures, mais on y est sensible. Par décence, on n’ira pas fouiller dans une psychologie de bazar, les messes basses. Du reste, ce monde Fatou Diome le connaît, l’a fréquenté, et si son nom est rare dans les étapes de ce parcours littéraire des africains, c’est qu’elle le souhaite. J’ai moi-même des amis chers dans ce monde, et pourtant, je ne le fréquente pas trop. Ce qu’on appelle littérature africaine est un bien curieux objet. Tout ce qui est succès grandiose en ventes en France devient français. A la diaspora africaine, à ce ghetto, il reste un réseau annexe où la valeur littéraire doit faire une halte et montrer patte africaine pour prétendre poursuivre son épanouissement. Fatou Diome garde une langue française qu’elle ne surcharge pas d’effets africains pour donner des gages de son authenticité. Sa langue reste empreinte de ce désir d’évasion et de richesse, comme chez une de ses lectures : Yourcenar.
La littérature n’a jamais changé le monde pas plus que la critique n’a ébranlé un réseau. C’est banal et risible au final. Cette solitude peut-elle engendrer de la paranoïa chez Fatou Diome ? C’est possible mais je ne sais pas. Ses réactions peuvent-elles être brutales, spéciales ? Sans doute. Le caractère entier, une vie forgée eu combat, où elle a dû arracher son destin à mains nues, autorise sans doute un être au monde parfois abrupt, quoiqu’en privé la personne reste charmante, attentionnée et bellement généreuse. Et puis un tempérament ne se justifie pas. Qui pourrait le lui reprocher ? La bienveillance reste un idéal pas une injonction, les péripéties d’une vie impriment au caractère sa substance. Il faut composer. Une femme libre, de plume, de Condé à Nin en passant plus récemment à Despentes, c’est toujours l’accusation sexiste d’une dureté. Les écrivaines véritablement libres font peur et le temps semble confirmer cette vérité.
J’aimerais – et ceci est un appel – que la presse sénégalaise parle de Fatou Diome un peu plus. Ecrive sur elle. Qu’il s’établisse un cordon régulier de partage. Un lien de critique libre, point de blanc-seing ni d’acharnement. Que l’idole mondiale devienne pleinement et simplement nationale. Sa solitude est une forme d’injustice impardonnable. C’est une solitude au sens total du mot. Cette solitude donne toute la saveur de son œuvre mais aussi révèle toute sa fragilité. Le Sénégal a peu d’ambassadeurs réels de cette envergure dans le monde, il serait temps qu’il l’institue comme telle. Objectera-t-on que les officiels sénégalais ont déjà beaucoup fait, on répondra que ce n’est pas suffisant. Si les sénégalais restent souvent rayonnants à l’extérieur seulement et qu’on les courtise, cela dit notre incapacité à promouvoir le talent, à le chérir. L’exil des talents n’est pas un pillage. C’est souvent une exportation avec investissement, hélas. Lire et faire lire Fatou Diome, c’est donner à l’œuvre la plus féministe au Sénégal depuis presque 20 ans, sa vraie place de phare. Pour la petite de Niodior, et son enfance rude, c’est donner un modèle à une société lacérée de blessures qu’elle-même a connues. C’est l’histoire d’un sacre inachevé. Ce serait lui rendre justice. Mais la justice en littérature a bien peu de valeur, c’est un dilemme fantastique.
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