« Ils sont devenus des athées idéologiques. Une gauche qui a renoncé à être de gauche”. C’est ainsi que le Professeur Ibrahima Silla qualifiait les dirigeants de la gauche sénégalaise dans sa préface de l’ouvrage d’Amadou Kah « Le Tragique destin de la gauche Sénégalaise 2016 :21) ». Nous allons plus loin dans : Cette « gauche sénégalaise » qui s’est récemment illustrée par ses coalitions honteuses et ralliements impromptus au gré des mercato électoraux a t-elle jamais été de gauche ? Et si les récentes “transhumances” des anciennes figures socialistes ne faisaient que s’inscrire dans la continuité d’une succession de compromis-compromissions ? Et si l’élection du 24 février prochain, parce qu’elle marque la fin d’une époque, ne faisait que magnifier le dernier pacte d’élites pour qui le clivage gauche-droite n’a, en réalité, jamais eu de sens autre que celui d’une realpolitik marquée par le collaborationnisme pré et post-électoral ? Et si la gauche était morte de sa belle mort dans les années 1990 avec l’acceptation de la co-gestion du pouvoir, puis enterrée avec la coalition Alternance 2000 ?
Une gauche plurielle sous le sceau de l’exercice personnalisé du pouvoir
L’origine des gauches sénégalaises serait à trouver dans le refus du racisme précolonial que dans la révolution française (Bianchini 2018). Ainsi le fameux clivage gauche/droite, qui remplirait la fonction de structurer les lignes de démarcation entre candidats en lice et d’opérer un distingo entre différentes offres électorales, selon Philippe Braud, ne se donnera à voir qu’à la toute-veille des indépendances au Sénégal. Ainsi l’on verra l’apparition, au lendemain des indépendances, de ce qui deviendra les gauches sénégalaises issues des blocs premiers : le Parti Africain de l’Indépendance, l’Union Progressiste Sénégalaise des futurs frères ennemis (Senghor et Dia) et ancêtre du Parti Socialiste, le Parti du Regroupement Africain qui sont les principaux acteurs d’un imaginaire politique principalement masculin car bien que comptant une implication significative des femmes, celles-ci restent aux marges des instances décisionnelles des différents partis (Diaw, 2004 :230). Ainsi, suivra une phrase marquée par l’émergence du Mouvement des Jeunes Marxistes-Léninistes déterminés à ne se poser que dans l’opposition à la “vieille” gauche à la faveur du souffle de mai 68 qui allait conjuguer les frustrations estudiantines, et ouvrières tout en capitalisant sur le malaise paysan ambiant. De cette période marquée par la clandestinité de Xare Bi[1] dès le milieu des années 1970, puis du journal Jaay Doole Bi[2] émergera le parti And-Jëf (AJ) qui compte rassembler ouvriers, paysans et intellectuels révolutionnaires. En 1981, c’est à la faveur du multipartisme intégral instauré par le président Abdou Diouf qu’AJ sort de la clandestinité, suivi par la Ligue Démocratique (LD), puis au Parti de l’Indépendance et du Travail (PIT) de s’officialiser sous le règne d’Abdou Diouf. Le constat majeur qui marquera l’évolution des partis politiques « de gauche » est qu’ils n’échappent pas à la loi d’airain des oligarques (Michels) avec un « happy few » de professionnels de la politique s’accaparant les pleins pouvoirs ainsi que les ressources organisationnelles et stratégiques des appareils « partidaires ». Ceci s’illustre par l’exceptionnelle longévité des leaders de partis politiques tels Landing Savané, Abdoulaye Bathily, Amath Dansokho tous deux à la tête de leurs partis respectifs pendant 29 ans. Quant au PS dont le leader, Diouf, continuait de s’inscrire dans la préservation du legs senghorien, il subira de plein fouet le bilan de deux décennies de libéralisation économique symbolisé par l’ajustement structurel, de dévaluation du CFA et de multiples conflits internes. Toutefois, celui qui bat le record de la personnalisation du pouvoir n’hésitant pas à placer “son” parti dans sa logique sacrificielle est certainement Ousmane Tanor Dieng à la tête du PS depuis 1996, la même année que Djibo Leyti Kâ choisissait de quitter les socialistes pour s’en aller fonder plus tard l’Union pour le Renouveau Démocratique (URD) alors que Moustapha Niasse choisissait de porter sur les fonds baptismaux l’Alliance des Forces de Progrès (AFP) en 1999.
Cependant, deux facteurs précipiteront la fragilisation puis l’agonie de la gauche sénégalaise : ce sera d’abord le choix de faire partie, dès 1993, de différents gouvernements “d’ouverture” qui interrogera sur le réel désir de gauche: du réel projet de transformation sociale qui s’édulcore peu ou proue au gré des compromis-comprommissions de la soif de partager le pouvoir. Ce sera aussi le choix de former un Front pour l’Alternance (FAL) par plusieurs formations politiques contre Diouf qui portera au pouvoir l’opposant historique Abdoulaye Wade et qui marquera un tournant décisif pour le clivage gauche/droite opposant principalement le PS et PDS – le Parti Démocratique Sénégalais. Et c’est certainement fort de ce constat qu’Ibrahima Silla argue que la gauche semble s’être résignée à être « faiseuse de roi qu’autre chose” (2016:21).
Une gauche des élites, collaborationniste et sans projet de transformation sociale
Une fois au pouvoir, le président Wade allie un mode de gouvernance hybride puisant aussi bien dans le registre du pouvoir traditionnel des sociétés Wolof, que d’un savant emprunt d’apparats de l’Etat de droit moderne comme le souligne Momar Coumba Diop (2013). En réalité, le président Wade, plus que quiconque avant lui, usera jusqu’à l’abus du présidentialisme. Ce qui fera conclure aux Assises Nationales conduites sous la houlette du patriarche Ahmadou Moctar Mbow en 2009 que : “la gouvernance au Sénégal est caractérisée dès 1960, mais surtout à partir de 1963, par un dysfonctionnement des institutions de la République et une tendance à concentrer le pouvoir au sommet de l’Etat. Cette tendance s’est accentuée depuis 2001 par un dévoiement des institutions, notamment des modifications répétées de la Constitution.” Dans ce contexte, un mouvement mort-né des assises de la gauche se propose d’unifier la gauche, et d’établir une stratégie commune en vue des élections présidentielles. Pendant ce temps, le président Wade bat le record du nombre de remaniements ministériels. Parmi les dauphins adulés puis voués aux gémonies : deux anciens premiers ministres, l’un Idrissa Seck touché de plein fouet – mieux emprisonné – pour corruption dans l’affaire dite “des chantiers de Thiès” et le futur successeur de Wade, Macky Sall, premier ministre de 2004 à 2007, aussi numéro 2 du PDS jusqu’à ce que président de l’Assemblée Nationale, il tâche d’auditionner le fils de Wade, Karim, pour mécomptes présumés à l’Agence Nationale de la Conférence Islamique. C’est dans ces moments particuliers de l’histoire politique qu’il se donne à voir comme un pied de nez à la grande Histoire. Macky Sall aujourd’hui président de la République, ni tout à fait à gauche-ni tout à fait à droite, porté au pouvoir par une coalition du “Tout sauf Wade” , fera face le 24 février, à son ancien prédécesseur et camarade de parti : Idrissa Seck. Face au duo, un ancien “collègue et collaborateur”, Maître Madické Niang ancien ministre dans les gouvernements Seck, et Sall et camarade de parti au PDS, mais surtout célèbre pour avoir été l’avocat de Me Wade accusé du meurtre du juge Babacar Sèye à la veille des législatives de 1993. C’est donc une joyeuse retrouvaille entre frères du PDS d’avec l’ancien “père idéologique” Wade qui s’invite à la fête pour soutenir Ousmane Sonko. Ce dernier, le plus “jeune” candidat (44 ans quand même) se présente comme le candidat de la rupture et de la rigueur, mais ne daigne pas refuser le soutien de l’ancien président chantre du “Sopi”: projet de transformation sociale porté lors de l’alternance de 2000. Enfin, un autre inconnu du cercle libéral : El Hadji Ibrahima Sall du parti de l’Unité et du Rassemblement fondé en 1998, docteur en informatique, président de l’Université du Sahel et membre discret de l’association islamique des Moustarchinines Wal Moustarchidates.
Des électeurs patients et stratèges
Ces élections de 2019 semblent avoir sonné le glas du clivage gauche/droite longtemps cristallisé autour de l’opposition PS/PDS. Encore une fois, les prétendus socialistes font le choix de se disperser en coalitions au lieu de s’organiser autour d’un vrai projet politique et social. Ainsi que l’illustrent les récentes migrations opportunistes de Aïssata Tall Sall et Malick Noel Seck vers le camp du président Sall, le soutien de Khalifa Sall et Mamadou Diop Decroix (entre autres) à Idrissa Seck, ainsi que le silence assourdissant de six ans du Parti Socialiste de Ousmane Tanor Dieng qui a préféré investir le président Macky Sall, ces petites histoires ne font que s’inscrire dans la continuité d’une succession de compromis-compromissions d’une gauche qui n’a depuis quelques décennies eu de gauche que le nom. Ces affaires extra-conjugales entre dinosaures politiques témoignent encore une fois que cette élite de gauche est si déconnectée de la base, et des masses au nom desquelles elle prétend agir, qu’elle ne reconnaît plus ni la gauche ni la droite de l’échiquier politique toute occupée qu’elle est à la cour. Aussi bien dans la société de cour de Norbert Elias, que la société Wolof d’Abdoulaye Bara Diop, les interdépendances sont manifestes tandis que les alliances se nouent et se dénouent allègrement entre élites intéressées. Ce cens caché se déploie contradictoirement au vu et au su d’une cour spectatrice en général amusée, souvent écœurée, mais patiente pour retrouver sa voix (et sa voie) électorale.
Alors, faut-il s’émouvoir de la mort de la gauche sénégalaise ? Non, parce qu’il faut que cette gauche meure pour la Gauche sénégalaise vive !
Diaw, Aminata. 2004. “Les femmes à l’épreuve du politique: permanences et changements” in Gouverner le Sénégal.
Gaxie, Daniel, 1978, Le cens caché.
Kah, Amadou, 2016, De la lutte des classes à la lutte des places : Le tragique destin de la Gauche sénégalaise.
Rama Salla Dieng, Lecturer in Africa and International Development School of Political and Social Science, Université d’Edimbourg
[1] La lutte
[2] Le Prolétaire