#Enjeux2019 – Si le Sénégal est classé au dixième rang de l’Indice de gouvernance Mo Ibrahim, il reste qu’en termes de développement humain, des efforts sont à entreprendre pour se hisser à de meilleurs scores[1]. Le score du Sénégal en développement humain est de 58.0 derrière le Rwanda (72,4, l’Algérie 71,0, la Tunisie 70,5, le Gabon : 60,7, le Cameroun : 59,5 [2].) C’est principalement l’éducation qui tire cet indice vers le bas. En effet, ce ralentissement est inhérent à différents facteurs relatifs à la qualité de l’éducation, la qualification du personnel enseignant et la précarité de l’environnement scolaire en particulier les « abris provisoires ». D’autres facteurs entrent en ligne de compte notamment l’exclusion de l’éducation qui atteint 24,5 % en 2016 (selon le LARTES, Jàngandoo, 2016)[3] ainsi que le taux d’achèvement du cycle primaire qui est à améliorer.
Pourtant, le Sénégal est un des pays africains qui investit le plus dans l’éducation. Selon la Banque Mondiale, la part des dépenses publiques en éducation dans le Produit Intérieur Brut (PIB) représentait 7,1% en 2015 au Sénégal[4]. Cependant, la qualité de l’éducation demeure toujours problématique. Un nombre important d’enfants n’a pas accès ou quitte l’école sans acquérir les compétences minimales pour être des citoyens autonomes dans l’avenir.
Aussi, les défis sont persistants en termes de possibilités équitables d’éducation et d’apprentissage de qualité à tous les enfants, en prenant en compte les disparités régionales et celles de genre, les problèmes d’infrastructures, etc. Pourtant, la réduction de ces inégalités devient un impératif si l’on considère la série d’études réalisées par le Laboratoire de Recherche sur les Transformations Economiques et Sociales (LARTES-IFAN). Arrêtons-nous sur la recherche relative aux dynamiques de la pauvreté et ses conséquences sur l’éducation au Sénégal[5] qui a mis en évidence les différentes dimensions de la pauvreté au Sénégal et a abouti à deux constats : d’une part, des corrélations fortes entre pauvreté chronique des individus et les conditions de vie à l’enfance et d’autre part, les liens de cause à effet entre le statut actuel de pauvreté des individus et leur propre niveau d’instruction ainsi que celui de leurs parents. En effet, les résultats de cette enquête confirment ce lien significatif entre éducation et pauvreté en révélant la non scolarisation comme un des facteurs majeurs de maintien et de transmission dans la pauvreté[6].
– Des milliers d’enfants ont encore du mal à franchir les portes de l’école –
Le baromètre Jàngandoo 2016[7] lève le voile sur une question faiblement documentée au Sénégal notamment l’exclusion du système éducatif.
Rappelons que l’évaluation Jàngandoo 2016, représentative à l’échelle des 45 départements que compte le pays, a touché 22 764 enfants âgés entre 9 et 16 ans issus de 16 199 ménages. Sur l’ensemble des enfants testés, il ressort que c’est environ un enfant sur six qui réussit le test de lecture et un enfant sur cinq les tests de mathématiques et de culture générale. La grande majorité des enfants bute sur la lecture compréhension et la résolution de problème, deux compétences clés attendues à la fin de la troisième année d’apprentissage.[8] Seuls 13% et 17% des enfants sont respectivement performants dans ces items. Concernant la lecture de lettres et sons et la connaissance du nombre, une proportion importante d’enfants est à la traine : près d’un enfant sur trois ne parvient pas à franchir cette étape du test.
Si l’on s’intéresse à l’équité dans l’accès à l’éducation en ne considérant que l’école formelle[9] on note que le nombre de ces enfants hors école reste important et représente 24,5% dans l’échantillon total de l’enquête avec tout de même des disparités importantes entre certaines régions (du centre, du nord) qui atteignent des taux d’enfants » de 32% alors que Dakar et Ziguinchor en comptent entre 3 et 9%.
– Qui sont les « hors école » ? –
Les enfants qui ne fréquentent pas l’école sont davantage issus du milieu rural
De grandes disparités sont notées entre les villes et la campagne si on considère la proportion d’enfants qui n’ont jamais fréquenté l’école formelle. En effet, parmi tous les enfants âgés de 9 à 16 ans résidant en milieu rural, 32,2% n’ont jamais été inscrits dans une structure de scolarisation formelle alors que ce taux s’élève à 5,7% à Dakar et à 10,5% dans les autres villes.
– Kaffrine, Diourbel et Matam, viviers de hors école –
Les régions qui totalisent le plus d’enfants jamais scolarisés à l’école formelle sont Kaffrine, Diourbel et Matam principalement, suivis de Tambacounda, Louga, Kolda, Saint-Louis (Podor) et Fatick. Les cas d’abandon de l’école formelle sont plus marqués à Kédougou et à Matam suivis de Kolda, Tambacounda et Kaffrine. Alors que les régions du nord, de l’est et du centre affichent des faibles niveaux en matière d’accès aux différents types d’apprentissage et à l’école formelle, les régions comme Ziguinchor, Dakar, et dans une moindre mesure Thiès et Sédhiou, restent les régions qui ont les taux les plus faibles d’exclusion quelle que soit la situation de non accès considérée.
Dans la région de Diourbel, le département de Mbacké se démarque puisque plus de la moitié (56,6%) des enfants de 9-16 ans de ce département n’ont jamais fréquenté une école formelle en langue française. Dans la région de Kaffrine, près de la moitié des enfants des départements de Birkelane, de Malem Hodar et de Kaffrine ne sont jamais allés à l’école formelle.
– Les filles restent moins longtemps à l’école que les garçons –
Parmi les enfants qui fréquentent l’école, 48% sont des garçons contre 52,1% de filles. On note ainsi un nombre plus important de filles dans l’école formelle. Ce résultat qui peut sembler contre intuitif résulte d’une part, des progrès accomplis dans la scolarisation des filles ces dernières années, et, d’autre part, la fréquentation par les garçons d’autres types d’apprentissage tels que les daara qui ne sont pas reconnus comme école formelle. Cet état de fait se confirme lorsque l’on compare ceux qui ne sont jamais entrés à l’école selon le genre : 56% chez les garçons et 43,6% pour les filles. Cependant, les choses s’inversent dès l’instant que l’on observe le cas des abandons : 53% pour les filles et 47% pour les garçons. Il faut noter que les filles quittent l’école plus massivement et plus tôt que les garçons. Il y a une déperdition importante chez les filles au bout de la 5ème année d’apprentissage avec des pics chez les filles âgées entre 10 et 12 ans.
– La grande part des enfants qui n’ont jamais été à l’école formelle vit dans des familles modestes –
Le baromètre Jàngandoo 2016 montre que ce sont dans les ménages aux conditions de vie modestes que les enfants qui n’ont jamais été à l’école sont les plus nombreux. En effet, parmi tous les enfants âgés de 9 à 16 ans, ceux qui n’ont jamais été à l’école formelle et qui vivent dans les ménages ayant un faible niveau de vie constituent 28% contre 15,2% dans les ménages de conditions moyennes de vie et 16,5% lorsque le niveau de vie du ménage est jugé satisfaisant.
– Le rôle de l’instruction coranique –
Parmi tous les enfants, la proportion d’enfants qui n’ont jamais fréquenté une école formelle s’élève à 33,7% lorsque le chef de ménage a uniquement fréquenté l’école coranique. Ce pourcentage s’établit à 22% lorsque le chef de ménage n’a aucun niveau d’instruction et 21,9% s’il est alphabétisé. Les plus faibles taux d’enfants qui n’ont jamais été à l’école formelle sont observés dans les ménages dont le chef a un niveau d’instruction supérieur (6,2%) ou secondaire (3,9%).
La proportion d’enfants qui n’ont jamais été à l’école formelle est bien plus élevée lorsque le chef de ménage est un homme comparé au cas où c’est une femme. Parmi tous les enfants, ceux des ménages dirigés par un homme et qui n’ont jamais fréquenté une école formelle représentent 23,6%, alors que cette proportion s’élève à 11,7% lorsque le chef de ménage est une femme.
Les résultats montrent que les enfants issus des zones rurales vont à l’école plus tard comparés à leurs pairs habitant dans les zones urbaines. Quel que soit le milieu de résidence, l’âge d’entrée pour la première fois à l’école formelle se situe généralement entre cinq et sept ans. La proportion d’enfants qui sont déjà entrés à l’école à 7 ans s’élève à 83% en ville et à 55% en campagne. On note que plus l’âge de l’enfant augmente et plus faible est la proportion d’enfants qui va à l’école formelle.
L’analyse de ces traits marquants dans le profil des exclus laisse ressortir qu’elles incluent les caractéristiques personnelles de l’enfant, l’environnement socio-économique du ménage dans lequel il vit. On peut citer par exemple le milieu de résidence de l’enfant, le niveau d’éducation du chef de ménage, le sexe de l’enfant, le sexe du chef de ménage, etc.
Cependant, il convient d’aller plus en profondeur en analysant de façon plus systématique les déterminants de la persistance d’un tel phénomène en dépit des nombreux efforts consentis par les acteurs de l’éducation pour un meilleur accès et maintien des enfants à l’école.
– La fabrique des exclus –
Une analyse approfondie du discours et des trajectoires des exclus et de leur entourage démontre que les déterminants sont d’ordre socio-religieux, socio-économique et géographique.
L’exclusion inhérente au travail : En premier ligne, notons le besoin de main-d’œuvre dans les travaux champêtres et dans la sphère domestique qui maintient les enfants (garçons et filles) hors de l’école. En effet, pour satisfaire le besoin de main d’œuvre dans les travaux champêtres, certains parents adoptent comme stratégie de retirer les enfants des établissements scolaires.
L’exclusion économique : La précarité des ménages est aussi comme l’on peut s’y attendre l’un des déterminants principaux de l’exclusion des enfants qui sont dans certaines situations obligés de chercher du travail pour subvenir aux besoins de la famille. Les parents affirment que la scolarité des enfants est une charge supplémentaire des dépenses du ménage dans la mesure où scolariser l’enfant revient à prendre en charge les fournitures scolaires et les frais d’hébergement lorsque l’enfant quitte le village pour poursuivre ses études ailleurs. Les coûts induits par la scolarisation peuvent être des facteurs handicapants selon le niveau de vie et la taille de la famille.
L’exclusion géographique : Les gaps en termes d’offre éducative formelle sont également en cause. Par exemple dans les zones rurales, certaines localités religieuses et à forte implantation de daara retiennent les enfants hors de l’école. Ainsi, les communautés se tournent généralement soit vers les offres alternatives telles que les écoles coraniques, les ateliers de métiers, etc., soit vers la non scolarisation. La longue distance entre l’école et les habitations dans quelques localités a pour effet de plomber la fréquentation scolaire. L’enclavement de certains villages et leur position géographique ne permet pas de disposer d’établissement scolaire. Même s’il existe des écoles dans les autres villages, les distances sont trop longues pour les enfants souvent sans moyens de transport.
L’exclusion liée à l’environnement scolaire : Les conditions d’apprentissage difficiles inhibent le potentiel des élèves et accentuent le risque de décrochage scolaire. En effet, le modèle d’instruction scolaire repose encore sur une approche sélective. Dès lors que la pédagogie des enseignants manque d’attrait en restant abstraite et ne reflétant pas l’univers culturel des élèves, elle n’incite pas à la réussite. Parmi les facteurs qui ne favorisent pas les performances scolaires, il convient de relever le nombre élevé d’élèves dans les classes, la faible disponibilité des supports didactiques, la non adaptation des contenus d’enseignement. L’environnement scolaire est également marqué par la vétusté ou l’insuffisance de l’équipement, le nombre faible de toilettes fonctionnelles, l’accès à l’eau et à l’électricité dans les écoles. Les cas d’abandon sont aussi le fait de difficultés d’apprentissage cumulées d’année en année.
La prise de distance culturelle : Le désintérêt de certains parents pour l’éducation française est aussi un ressort majeur de l’exclusion. Il arrive que le père qui détient le pouvoir de décision soit défavorable à la scolarisation des enfants. Il est vrai que de nombreux enfants révèlent que leur situation d’exclusion provient d’une décision de leurs pères. Cette décision peut être prise quelques fois sans le consentement de la mère.
Ici et là les causes de l’exclusion peuvent être différentes (insuffisance d’infrastructures d’accueils, enclavement géographique de certaines localités, barrières socioculturelles plaçant l’école comme le véhicule de contre valeurs sociétales et religieuses, faibles résultats scolaires, précarité des conditions de vie et incapacité à prendre en charge les frais d’éducation….), mais les effets sont toujours les mêmes, l’augmentation de la masse d’exclus et l’éloignement des objectifs de l’inclusion tant recherchée par notre système éducatif pour lequel depuis 2004, la loi 2004-37 du 15 décembre 2004 modifiant et complétant la loi d’orientation de l’éducation nationale n°91-22 du 16 février 1991 stipule que « la scolarité est obligatoire pour tous les enfants des deux sexes âgés de 6 à 16 ans… ».
– Aucun enfant ne doit être laissé en rade ! –
Cette contribution a montré que les ressorts de l’exclusion émanent tant de barrières socio-culturelles (résistance à l’école française, choix différencié entre filles et garçons…) mais également des inégalités structurelles telles que les clivages entre l’urbain et le rural, les filles et les garçons ainsi qu’entre les différentes catégories sociales. Aussi un accent particulier doit être mis sur le monde rural et sur certaines couches sociales défavorisées pour l’accès à l’éducation formelle.
L’environnement physique des écoles reste à améliorer afin que celle-ci devienne plus attrayante à tout point de vue. Nombre d’écoles croupissent devant le spectre des inondations et de l’insalubrité. Les toilettes non fonctionnelles, absence de murs de clôture et d’eau potable constituent des manques qui interpellent tous les acteurs.
Pour faciliter l’acquisition de connaissances par les apprenants et éviter les situations de décrochage scolaire, il est utile de favoriser un enseignement ciblé visant l’autonomie des enfants dès les premières années d’apprentissage. Les méthodes d’enseignement doivent également s’adapter aux réalités de l’environnement socio-économique et prendre en compte l’univers culturel des enfants.
Lorsqu’un enfant se retrouve hors de l’école et veut étudier, peu d’opportunités d’apprentissage s’offre à lui. Or ces enfants doivent avoir la possibilité de suivre des cours dans les offres alternatives quelque que soit leur âge ou leur niveau (école communautaire de base, classe d’alphabétisation ; daara ; écoles situées aux coins de rue ; etc.) et pouvoir continuer à apprendre.
L’enjeu devient alors le renforcement du capital humain notamment par l’amélioration de l’accès des populations aux services sociaux essentiels, la réduction des disparités et une offre équitable aux citoyens. C’est donc indispensable de promouvoir des actions qui vont conduire les communautés à agir et les décideurs à prendre la mesure de l’ampleur du phénomène.
En définitive, l’Etat devrait être justiciable du droit à l’éducation de tous les enfants. En effet, tout enfant a un potentiel d’apprentissage qu’il faut valoriser. C’est un impératif de justice sociale et économique.
Dr Rokhaya Cissé est Titulaire d’un Doctorat d’université de sociologie de l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar, Maitre de Conférences assimilé au sein du Laboratoire de Recherche sur les Transformations Economiques et Sociales de l’Institut Fondamental d’Afrique Noire (IFAN/UCAD). Ses domaines de recherche portent sur l’étude des changements sociaux dans les domaines de l’éducation, la famille et l’enfance, la santé, ainsi que sur les questions de pauvreté, inégalités et vulnérabilités.
Pr Abdou Salam Fall est Sociologue. Riche d’une expérience de plus de 30 ans en études de développement, il dirige depuis 12 ans la formation doctorale “Sciences Sociales appliquées au Développement”. Il a publié de nombreux articles et une dizaine de livres au sein des maisons d’éditions internationales dont “Bricoler pour survivre” à Paris, Karthala; « L’Afrique qui se refait », Presses de l’Université du Québec, 393 p., « Cités Horticoles en Sursis » CRDI, Ottawa, avec Dr Safiétou Touré Fall, « Urbain-Rural : L’hybridation en marche » avec Dr Cheikh Guèye à l’Edition ENDA, entre autres.
[1] En matière de développement humain, en Afrique les progrès sont lents à l’image de la tortue comme l’indique ce résultat : « Entre 2012 et 2016, l’indice en éducation en Afrique n’a augmenté que de 0,2 sur 100 ».
[2] En 2018, L’indice du Sénégal a connu une légère hausse liée aux progrès dans la lutte contre la pauvreté, la santé ainsi qu’à l’accès à l’électricité.
[3] FALL Abdou Salam, CISSE Rokhaya (éds), (2017), Jàngandoo, baromètre de la qualité des apprentissages au Sénégal, Série Etudes Nationales N°002-01-2017, 117 p, ISSN2230-0678.
[4] Institut des statistiques de l’Organisation des Nations Unies pour l’éducation, la science et la culture (UNESCO), https://donnees.banquemondiale.org/indicateur/SE.XPD.TOTL.GD.ZS? locations=SN, consulté le 19 juillet 2018.
[5] Abdou Salam Fall, Rokhaya CISSE, 2012, Dynamiques de la pauvreté et conséquences sur l’éducation au Sénégal, Policy Brief N°29, Juillet 2012, LARTES-IFAN, ISSN, 22300678.
[6] CISSE Rokhaya (2014), L’héritage de la pauvreté : entre récurrence, rupture et résilience dans les trajectoires des pauvres au Sénégal »,
l’Harmattan, Collection Populations, 229 p. ISBN : 978-2-343-03415-7.
[7] L’évaluation Jàngandoo initiée depuis 2012 par le Laboratoire de recherche sur les transformations économiques et sociales (LARTES-IFAN) en collaboration avec des organisations non gouvernementales à l’échelle des 14 régions du pays, consiste en des tests en lecture, en mathématique et en culture générale afin de mesurer les performances des enfants de 9 à 16 ans dans les ménages selon leur choix de langue : français ou arabe. Jàngandoo combine ainsi plusieurs types de données sur les enfants et les ménages dont ils sont issus ainsi que sur leurs conditions d’apprentissage.
[8] Le seuil de l’évaluation Jàngandoo correspond aux compétences des enfants à partir du niveau médian correspondant aux connaissances acquises à la fin de la troisième année d’apprentissage.
[9] Dans cette partie relative à l’exclusion, nous ne tenons pas en compte des autres types d’apprentissage tels que les daara, les écoles communautaires ainsi que les ateliers et centres de formation professionnelle (couture, menuiserie, mécanique, etc.).