« Nous avons choisi de nous opposer à la tenue d’une élection entièrement fabriquée dans le seul but de faire réélire le président sortant Macky Sall. » « Vos cartes d’électeurs, c’est de la fraude ! Rendez-vous dans les bureaux de vote samedi et brûlez-les. Brûlez aussi celles de vos familles ! »
Voilà le discours guerrier que le président Abdoulaye Wade martèle depuis plusieurs mois et qu’il a repris quotidiennement depuis son retour au pays le 7 Février dernier. Et les observateurs, journalistes et adversaires de se scandaliser, de dénoncer l’erreur politique si ce n’est la sénilité du vieux leader politique de 92 ans.
Or ces mots d’ordre sont la réplique quasi identique de ceux qu’il a régulièrement émis chaque fois qu’il faisait face à des élections qui lui paraissaient truquées ou pour protester contre les résultats qui ne lui semblaient pas conformes à l’expression réelle des suffrages. Depuis la création de son parti en 1974 jusqu’à son élection à la présidence de la République en 2000 !
C’est en grande partie grâce à ce discours martelé à des moments clefs que l’apôtre du Sopi réussît à s’imposer comme leader de l’opposition dès le début des années 1980 puis à obtenir le fameux Code consensuel de 1992 et à ouvrir véritablement le jeu démocratique pour subvertir finalement le Parti Etat PS. Puis à imposer l’alternance en 2000.
« Regroupez les cartes de vos parents et mettez-y de l’essence ! Je ne veux voir aucune carte. Ce sont des cartes de la fraude… .», avait-il ainsi lancé du haut de la tribune du Congrès Extraordinaire du PDS les 2-3 janvier 1988, à la veille des élections présidentielles et législatives de 1988.
Et de demander aux militants de son parti « de s’opposer physiquement à toute irrégularité pendant l’élection … d’imposer la distribution des cartes d’électeurs, de faire une démonstration de masse devant les préfectures et les sous-préfectures pour éviter une falsification, et finalement d’occuper le ministère de l’Intérieur afin que le ministre ne puisse proclamer les résultats[1]».
On se souvient que personne n’occupa aucun ministère ni sous-préfecture et que les résultats furent bel et bien proclamés. Le président Abdou Diouf fut déclaré vainqueur avec 73,20% des voix, Abdoulaye Wade n’en obtenant que 26.8% (Maitre Babacar Niang 0.75% et Landing Savané 0.25%).
Aux législatives, le PS s’adjugeât 111 des 120 sièges de l’Assemblée Nationale, le PDS n’en obtenant que 17. Mais des émeutes éclatèrent à Dakar et à Thiès dès la proclamation de ces résultats le 28 Février. L’état d’urgence est décrété et Abdoulaye Wade est arrêté le lendemain en même temps que sept de ses camarades de parti. Il passera en jugement le 11 mai 1988 et sera condamné à un an de prison avec sursis. Cependant il est ensuite amnistié par le président de la République et reçu en audience par ce dernier le 26 mai.
Les négociations commencent alors pour une réforme en profondeur du Code électoral. Mais le projet de nouveau code électoral présenté à l’Assemblée Nationale tarde à être adopté. Le régime PS louvoie et s’ingénie plutôt à débaucher les cadres du PDS. Abdoulaye Wade s’exile alors à Versailles pendant des mois.
Rentré le 19 mars 1989, accueilli par une foule évaluée alors déjà à plus d’un million de personnes, il appelle le peuple à réserver « un accueil mémorable » au président Abdou Diouf alors en visite auprès du président Kadhafi.
La foule massée le long de l’autoroute depuis l’aéroport jusqu’au centre-ville, chauffée à blanc est déterminée à marcher sur la présidence. Mais Abdoulaye Wade lève le mot d’ordre in extremis, faisant semblant d’être tombé dans la grossière manipulation (ourdie par M. Jean Collin et exécutée par M. Ahmed Khalifa Niasse), selon laquelle Abdou Diouf était prêt à des négociations sur «Tout ».
En réalité Abdoulaye Wade a reculé parce qu’il avait compris que la confrontation était inutile : il avait déjà gagné la bataille. Même si l’ « intifada » s’installa, avec notamment l’attentat à la voiture piégée devant le Commissariat de Dieuppeul le 8 décembre 1988 et si l’Université resta en ébullition pendant toute l’année.
En effet Abdoulaye Wade est nommé en avril 1991 ministre d’Etat auprès du président de la République dans le cadre d’un gouvernement d’union nationale. Il restera au gouvernement jusqu’en octobre 1992.
Puis en 1992 le « Code électoral consensuel » est enfin adopté : consacrant notamment l’abaissement de l’âge légal du droit de vote de 21 à 18 ans, la mise en place d’une commission électorale indépendante, l’obligation d’utiliser l’isoloir, l’obligation de la présentation de la carte d’électeur, l’obligation de l’encre indélébile, la mise en place de nouvelles listes électorales nationales sous la supervision des partis politiques, l’institution de la surveillance du processus de vote par des agents des partis dans les bureaux de vote.
Mais à la veille des élections législatives du 9 mai 1993, il tonne et menace à nouveau. « Nous n’accepterons pas un holdup électoral le 9 mai comme ils l’ont fait le 21 février 1993 », prévient Abdoulaye Wade soutenu par le PIT et la LDMPT au soir de la consultation électorale. Et d’ajouter menaçant « qu’en cas de fraude il n’empêchera pas la population de se rebeller ». Sa victoire à Dakar, Pikine et Thies lors des présidentielles quelques mois plus tôt, lui faisait croire à l’obtention de 71 sièges.
Or les résultats provisoires annoncés par la Commission Nationale de Recensement des Votes donnent le PS largement vainqueur avec 84 députés sur les 120 de l’Assemblée Nationale. Le PDS n’en obtient que 27 (La LDMPT 3, le PIT 2 et 3 pour la Coalition Jaapo Liggeyal Senegal (RND, CDP et Mamadou Lo).
Le PDS et toute l’opposition accusent le PS de fraude avec la complicité de l’administration. C’est dans ce contexte que survint la tragédie : l’assassinat le 15 mai 1993 du Vice-Président du Conseil Constitutionnel M. Babacar Séye. Quatre jours avant la proclamation officielle des résultats définitifs des élections du 9 mai 1993.
Puis c’est la tragédie de Boulevard du Général De Gaulle, survenue le 14 Février 1994, lors d’un rassemblement organisé par la Coordination des Forces Démocratiques et présidé par Abdoulaye Wade (et Landing Savane)
: « Vous voulez marcher, marchez donc ! » s’était écrié le Secrétaire Général du PDS à l’endroit des membres du mouvement des Moutarchidina wal Moustarchidaty participant au rassemblement pour demander la libération de leur guide Moustapha Sy. Sept policiers sont tués ce jour-là. Et des centaines de blessés. Incitations à l’émeute chargera le gouvernement PS à l’endroit du chef du PDS.
Abdoulaye Wade réoccupe pourtant son poste de ministre d’État auprès du président de la République du Sénégal de la République dès 1995 et y restera jusqu’à 1997. En 1995 est créé l’Observatoire National des Elections (ONEL) qui sera remplacé par l’actuelle Commission Electorale Nationale Autonome (CENA) en 2005. A l’approche des élections présidentielles de 2000, le président Abdou Diouf décide même par souci de maintenir le climat de confiance avec l’opposition de nommer une personnalité neutre comme Ministre de l’Intérieur.
Comme on le voit pour arriver au pouvoir, à l’issue d’un combat mené pendant une vingtaine d’années, Abdoulaye Wade a systématiquement utilisé comme il le fait aujourd’hui la menace de la violence tout en tentant de la contenir.
C’est cette capacité de manipuler et de contenir la violence qui explique le succès du PDS qui a poussé progressivement le régime UPS/PS du tout puissant Parti-Etat, arrogant, sourd et aveugle, vers l’ouverture démocratique et l’Etat de droit. Or voilà que le régime du président Macky Sall revient sur tous les acquis de la lutte démocratique.
On remanie subrepticement la Constitution pour instituer que « tout Sénégalais électeur ….peut être candidat….. » en lieu et place de « tout Sénégalais…..peut être candidat à l’élection du président de la République ».
On institue unilatéralement un système de parrainage qui aboutit de fait à l’exclusion de dix-sept des vingt-deux candidats ! On refuse de renouveler la Commission Nationale Electorale Autonome gardant en place un président et des Conseillers dont on peut ainsi douter de l’indépendance.
On se refuse à perpétuer la bonne pratique instaurée par Abdou Diouf et suivie par Abdoulaye Wade consistant à nommer un Ministre de l’Intérieur chargé des élections qui ne soit pas membre du parti au pouvoir. Dès lors on peut craindre d’être revenu aux temps de l’UPS/PS triomphant. Aussi Abdoulaye Wade en revient-il aux méthodes des années de braise de la lutte pour la démocratie.
En appelant à la rue, avec des mots dont il connait tout l’effet sur la psychologie de ses militants. Mais aujourd’hui comme en 1988, en 1993 ou en 1995, il ne s’agit pas véritablement d’investir les bureaux de vote et de bruler les cartes d’électeurs ! Il ne s’agit même pas de boycott des élections.
Il s’agit plutôt encore de mobiliser le peuple, de lui faire voir que son vote risque de lui échapper, sa victoire confisquée et de le brandir comme une grenade face au régime Benno Bokk Yakhar/APR.
Ainsi pense le chef du PDS, comme en 1988 et en 1989, le peuple se soulèvera-t-il en constatant à la publication des résultats qu’une main invisible est effectivement intervenue dans l’urne pour modifier son suffrage. Une telle situation insurrectionnelle forcerait le régime Macky Sall/Benno Bokk Yakhar à revenir en arrière et à négocier la sortie de crise, comme naguère.
On objectera que cette stratégie du vieux est dangereuse, qu’elle pourrait déraper et qu’elle pourrait conforter plutôt le président de la République. Qu’il aurait été moins risqué que le PDS jette son poids en faveur d’un des quatre candidats en lice contre Macky Sall. Mais Abdoulaye Wade et le PDS ont été façonnés par une trajectoire historique spécifique et par une certaine culture. Et la culture, c’est comme on sait, ce qui reste quand on a tout oublié….
[1] In « Le Sénégal sous Abdou Diouf » Momar Coumba Diop et Mamadou Diouf, Karthala 1990.