#Enjeux2019 – C’est devenu le jeu favori d’à-peu-près tout le monde, d’accabler les hommes politiques. Ils seraient tous corrompus, déconnectés, frappés de cécité et entretiendraient un entre-soi où se partage la fortune du pays. Ce regard systématique, qui rassemble le simple citoyen, le journaliste, l’intellectuel et bien d’autres producteurs d’informations, a du vrai, c’est sûr. Mais à le marteler à l’excès, il perd de sa justesse et devient un propos de gare, qui n’aura ni portée, ni signifiance. C’est du reste la critique que les politiques esquivent le plus facilement, tant elle est imprécise et faite d’imprécations. L’enjeu d’une élection ne doit se limiter à la question de l’arithmétique, à la durée du mandat, aux batailles de chiffres, voire même aux idées, toutes vertueuses soient-elles. Il doit inclure la capacité à transformer une société et cela n’est ni le fait des seuls gouvernants, ni des seuls experts. Il requiert un travail d’ensemble sur l’évaluation des valeurs nationales et leur capacité à en engendrer le résultat souhaité.
Force est de constater que dans ce registre, rien n’a jamais été aussi flou. Ce que veulent les sénégalais reste assez peu mesurable, et ce qu’ils donnent à voir, par exemple les idées les plus populaires, est parfois en antagonisme frontal avec ce qu’ils souhaitent. Plus simplement ce qu’ils disent diffèrent de ce qu’ils font. Il suffit pour en avoir le cœur net d’interroger une notion, celle de la responsabilité, au gré du temps, des pouvoirs, par le prisme des valeurs sacrées, pour voir que nous manquons terriblement dans nos dispositifs actuels de bienveillance d’ensemble et de solidarité organisée.
Cela est d’autant plus préoccupant que régulièrement les notions d’hospitalité, de chaleur humaine, les vertus d’entraide, toute cette architecture communautaire est vantée comme le rempart contre les exclusions et l’amortissement des chocs de la pauvreté. C’est même devenu un fétiche d’analyse, sans que l’analyste précisément ne se donne la peine d’aller vérifier le fond de l’affaire. Ansoumana Dione, dont je suis et soutient le combat pour une dignité des handicapés, a pointé les failles d’un système de prise en charge et de soin des malades. Aux sources d’un tel manquement, l’absence de sentiment de responsabilité. Qui est responsable des malades mentaux ? Des enfants talibés ? A échelle plus familiale, que doit-on à l’enfant que l’on met au monde ? Quelle est la part dévolue à la société, à l’Etat, à l’éducation ? Et plus radicalement, que risque-ton si on manque à sa responsabilité d’assurer les fondements d’une société à travers l’élémentaire solidarité ?
– Des questions sans réponses –
Adressées au pouvoir, ces questions restent sans réponses. On est très vite, dans une commode résignation, invoquant l’absence de moyens pour justifier le laisser-aller et l’impuissance générale. Le pouvoir recourt aussi aux valeurs nationales, en expliquant l’incidence de la fortune, la baraka, pour se dérober à son attentisme. Dans les familles, sentiment différent mais toujours aussi fataliste : la responsabilité reste un domaine opaque sur lequel on n’aurait pas prise et dont il faudrait laisser les rênes au destin.
La responsabilité d’une situation, d’un être, d’un devenir, reste ainsi le parent pauvre, que ne se renvoient même pas – dans une guéguerre – politique et citoyens, mais qu’ils ont simplement admis. La responsabilité reste pourtant l’essence d’une gestion, avec la reddition de compte, l’évaluation. Elle permet de garder à un niveau d’alerte maximale les individus en charge d’une mission, pour qu’ils la remplissent sous peine d’être sanctionnés. C’est ce sens de la dévotion, de l’intégrité, qu’il manque dans l’honneur politique et dans la société. Le péril des incivilités urbaines est un autre exemple de populations peu concernées, parce que l’idéal commun, le bien public, par déficit de compréhension, restent une illusion pour beaucoup.
La notion de responsabilité doit émerger par le bas par conséquent. Elle pourrait être le cœur d’une rupture franche dans les pratiques. La politique seule ne peut la mettre en route. Elle doit être le fait d’une pensée théorisée dans toutes sphères de la société. L’université pourrait, en concertation avec les associations, impulser cette dynamique qui participe d’une transformation de la dynamique sociale. Il est assez dommage que quelques années après les assises nationales, beaucoup d’idées se soient évanouies dans la nature. Il est certain qu’il en faudrait d’autres, plus urgentes.
L’articulation entre la pauvreté, le déterminisme culturel, et l’absence de connaissance des droits, a créé un espace d’immobilisme. L’Etat, de plus en plus dépendant des marchés, est faible et sans prérogative. Les familles, prises dans le tourbillon d’une vie difficile, deviennent réceptives à des compétitions humaines plus féroces qui font vaciller le pacte social. Les castes/classes deviennent des refuges et le socle national est pris en étau dans la jungle d’une survie. Les élections restent ainsi un moment politique assez négligeable au final, car le plus important semble être dans le quotidien d’une pratique sociale qui montre les aptitudes des populations à mieux exécuter leurs devoirs pour mieux exiger des droits. Le déplacement de la politique du champ électoral au champ social et sociétal, est une des transitions en cours dans le monde dont il faut souhaiter des répercussions au Sénégal.
Elgas est journaliste, chercheur et écrivain. Son premier roman, « Un Dieu et des mœurs », a été publié en 2015 par Présence africaine. Né en 1988 à Saint-Louis, et ayant grandi à Ziguinchor, il est diplômé de communication et de science politique et, depuis peu, titulaire d’un doctorat en sociologie. Depuis deux ans, Elgas publie sur SenePlus.com une chronique hebdomadaire : « Inventaire des idoles ».