#Enjeux2019 – Le Sénégal se veut une démocratie depuis belle lurette. L’une des premières caractéristiques d’une démocratie est l’équilibre des pouvoirs. Structurellement, le législatif et l’exécutif vont souvent de pair au Sénégal au point qu’on a pu traiter notre parlement de chambre d’enregistrement. Le judiciaire quant à lui est, en principe, indépendant. L’on reproche souvent à la justice sénégalaise d’être sous la coupe de l’exécutif.
L’ex président Wade lui-même, avait implicitement validé cette accusation. Il attribuait cependant cette dépendance à la lâcheté des juges, soutenant que nul autre qu’eux-mêmes ne les empêchait d’être indépendants, les textes le leur permettant déjà. Force est de constater que sous le septennat de Macky Sall, on a assisté à des velléités de libération de la part des juges, l’Union Syndicale de la Magistrature (USM) s’étant régulièrement prononcée en faveur d’un Conseil Supérieur de la Magistrature libéré de la présence du président de la République et de son ministre de la Justice.
L’USM s’est également solennellement prononcée contre certaines décisions et projets de lois qu’elle jugeait attentatoire aux libertés publiques ou à l’indépendance de la magistrature. Où en sommes-nous des libertés publiques au Sénégal ? Le prochain quinquennat permettra-t-il un approfondissement de notre démocratie via une mise en place de protections effectives pour les citoyens ?
Quand on parle des libertés publiques au Sénégal, on adopte souvent soit le prisme politique, soit celui des élites. Les droits de l’élite sont-ils préservés ? Le système politique fonctionne-t-il d’une manière relativement conforme aux normes démocratiques ?
Aux deux questions, jusqu’en 2012, on peut globalement répondre par l’affirmative. Il existe au Sénégal une sécurité juridique inusitée en Afrique. Il n’en demeure pas moins qu’il y a toujours eu une justice à plusieurs vitesses. Le pays compte un peu plus de 500 magistrats pour plus de quinze millions d’habitants. Cela fait 2,8 magistrats pour cent mille habitants. À titre de comparaison, la moyenne européenne est dix fois plus élevée. Dans de telles conditions, un exercice normal de la justice est strictement impossible. Les détentions préventives sont donc extrêmement longues au Sénégal. Étant donné par ailleurs que l’on ne construit pas de prisons, il y a une surpopulation carcérale.
En 2018, le pays comptait plus de dix mille détenus pour quatre mille deux cent vingt-quatre places. Les conditions de détention au Sénégal sont clairement dégradantes et constituent une atteinte à la dignité humaine. Malheureusement, étant donné que cela touche rarement l’élite bien connectée, seules les associations de défense des droits de l’homme s’en émeuvent. Cette campagne électorale sera-t-elle l’occasion d’en parler ? Il faudrait que les journalistes s’en saisissent et en fassent un sujet pour que ce soit le cas.
– Une chape de plomb sur les libertés –
Une question qui n’est pas ignorée par certains journalistes, en revanche, est le besoin de refondation des libertés publiques préoccupant l’élite. Le droit de manifestation est garanti par la constitution sénégalaise. Malheureusement, le septennat qui vient de s’achever à vu une multiplication sans précédant des interdictions administratives de manifestation au prétexte de la préservation de l’ordre public. Cette question fait justement débat. Aussi, la question de l’instrumentalisation de la justice fait débat.
Le président de la République a, selon la Constitution sénégalaise, des prérogatives assez étendues, notamment dans le déclenchement d’enquêtes par l’Inspection Générale d’État. Il est le seul récipiendaire des rapports de certaines institutions d’enquête et peut choisir ou non de transmettre ces rapports à la Justice. L’actuel président a eu une expression malheureuse en affirmant qu’il gardait « sous le coude » certains de ces rapports. A contrario, d’autres rapports, impliquant ses opposants, ont été transmis à la justice. Le cas emblématique étant celui de Khalifa Sall empêché de se présenter à l’élection présidentielle suite à de telles manœuvres. Il y a clairement là quelque chose à changer dans l’architecture institutionnelle. Les débats ne s’attardent malheureusement pas, pour l’instant, sur les réformes concrètes à mettre en œuvre par les différents candidats qui affirment tous vouloir garantir l’indépendance de la justice.
L’Union Syndicale de la Magistrature, nous l’avons déjà dit, exige une véritable indépendance de la magistrature et la sortie de l’exécutif du Conseil Supérieur de la Magistrature. C’est là une demande légitime. Là encore cependant, ce qui est occulté, c’est la nécessité de l’équilibre. « Il faut qu’un pouvoir arrête un pouvoir », écrivait Montesquieu. Qui nous protégera des juges quand ils fonctionneront en autarcie et se considéreront toujours comme des justiciers mais jamais comme des justiciables. Là encore, une réflexion sur l’architecture institutionnelle à mettre en place est cruciale pour éviter une éventuelle dérive du pouvoir judiciaire.
Une presse forte et indépendante est indispensable à un État de droit. Malheureusement, la consensuelle loi sur la presse négociée du temps du président Wade n’a toujours pas été votée.
– Des propositions concrètes –
Il est indéniable qu’au cours du septennat qui s’achève, le Sénégal a connu un recul des libertés publiques avec une instrumentalisation sans précédent de la justice à des fins politiques et des interdictions arbitraires de manifestations. L’on en est au point où un ministre de la République et le recteur de l’Ucad ont osé s’opposer à des décisions de la Cour Suprême pourtant exécutoires et sans recours. Malheureusement les débats sur la justice en restent au niveau des généralités et ne vont pas sur les points importants :
- le recrutement en nombre suffisant de magistrats pour traiter correctement les dossiers et empêcher le traitement inhumain et dégradant qui est le lot de tout sénégalais ayant le malheur de rentrer dans le système judiciaire, fut-il innocent ;
- la refondation du délicat équilibre des pouvoirs qui permettrait une véritable indépendance de la justice sans nous plonger dans un remplacement de l’arbitraire de l’exécutif par un arbitraire drapé de la robe juridique ;
- l’indépendance des corps de contrôle au service de l’État pour empêcher que le chef de l’État soit tenté de s’en servir afin de combattre ses adversaires ou protéger ses affidés.
La démocratie sénégalaise est actuellement une démocratie électorale vibrante. Elle concentre beaucoup de pouvoirs entre les mains du chef de l’État. Seul un ensemble de réformes audacieuses parviendront à en faire une démocratie mature où tous sont d’abord et avant tout soumis à la loi. Puisse cette campagne poser les bases d’une telle réforme.
Hady Ba est docteur en sciences cognitives de l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS). Syndicaliste au Sudes, il est enseignant en philosophie à la faculté des Sciences et techniques de l’éducation et de la formation (Fastef).