Dans les ruelles poussiéreuses de Diouloulou, bourgade dynamique dans le ventre de la Casamance, on se souvient bien du petit Salif. Têtu et bagarreur, celui à qui on prête des talents en arts martiaux et qui en use au besoin pour jouer aux gros bras. Jamais le dernier à mener une fronde contre l’autorité, du genre à chahuter les aînés avec le culot qu’il faut, et une rigidité précocement militaire. Les vieux sages en parlent avec l’amertume de la nostalgie d’un temps heureux et la mélancolie d’une situation actuelle déchirante. Tout le monde connaît ainsi l’histoire du petit sur qui pleuvent commentaires et anecdotes bavardes. Qu’est-ce qui pouvait bien destiner un enfant, un jeune homme, certes velléitaire mais sans histoires, à épouser les bras d’un conflit armé jusqu’à en devenir l’icône, l’acteur ayant le mauvais rôle ? Salif Sadio était allé à l’école, il en est sorti en classe de troisième, frondeur précoce, pour rejoindre la rébellion en 84. Engagé primal et meneur convaincu, il ne fut ni excellent, ni médiocre, mais développa très rapidement un goût pour la défiance et une conscience de lutte que le sens de la camaraderie, la chaleur d’être ensemble, la proximité villageoise et la fièvre virile ont raffermi.
En Casamance, la cohabitation ethnique, dans l’arc qui va de la Gambie à la Guinée Bissau, est un fait social majeur. Baïnounks, habitants historiques, Joolas, Mandingues, Peulhs, Peepels, Balantes, Mancagnes, vivent en harmonie avec la seule providence de cette zone : une terre, mouillée abondamment l’hivernage, des entrailles desquelles naissent les ressources de vie. Sadio est à la fois un prénom et un patronyme. Prénom fréquent des enfants qui suivent des jumeaux et patronyme Balante qui va de l’axe du Pakao jusqu’aux abords de la basse Casamance. Plusieurs croyances anciennes s’y mêlent, avec en socle commun un animisme résistant, que ni le christianisme ni l’islam n’ont su désinstaller.
Il se dit souvent que les Joolas, ont été nommés ainsi par les Mandingues parce que c’est un peuple revanchard. Joo signifie se venger en effet en Mandinca. L’anecdote pourrait avoir du vrai. Mais le corps commun de toutes ces ethnies, c’est un certain goût pour le fait guerrier, le fait de résistance, que de huttes en cases, de langues différentes en idéaux communs, les individus cultivent. En Casamance, nombreuses sont les familles qui parlent plusieurs langues : la langue du voisin devient comme la seconde langue naturelle. Le travail agricole et les efforts communs ont créé comme une forme de famille, parfois en proie à des conflits usuriers, mais globalement dressée comme un seul homme face à l’ennemi.
C’est dans cette configuration que l’Histoire a fait pénétrer son venin de la division. Les causes du conflit ont été abondamment documentées, chez Jean-Claude Marut (voir son livre) notamment. Mais il reste à établir une sociologie fine et qualitative du ressenti des populations du Sud, sur les spoliations et les humiliations subies qui ont éternisé le conflit en ravivant la rancune. Cette fibre, très sensible mais aussi solide, d’une résistance dans toutes circonstances, pour recouvrer un idéal passé, est l’élément du conflit que les vœux de paix n’ont jamais interrogé. Tout ce que les accords ont esquivé, les émissaires, oublié, les conciliants du MFDC, minoré ; c’est ce sentiment irréductible chez encore une poignée de rebelles, dont l’indépendance est l’objectif ivre, point non négociale sur lequel s’articulent leurs luttes. Salif Sadio a toujours été leur pape, leur guide, parfois même le gourou qui, avec un quarteron de fidèles et un millier d’hommes dévoués, campe le rôle d’un Che Guevara tropical qui suscite de l’admiration, quand bien même on ne partage pas son combat.
Ce mythe Salif Sadio a été nourri par plusieurs faits épiques. Si le premier MFDC, des Emile Badiane, Assane Seck, dans les années 50, avait eu ce tropisme intellectuel qui survécut d’ailleurs jusque dans la réinvention du mouvement politique en mouvement rebelle, avec l’éclosion des figures comme Diamacoune, un conflit bénin a toujours fissuré le mouvement entre intellos et maquisards. Chacun avait bien son domaine et son rôle. Aux paperasses, à la bataille des idées, des influences, étaient affectés les lettrés et une partie de l’aile extérieure qui pourvoyait aussi aux ressources financières. Mais c’est dans le maquis que la réputation de combattant, l’étiquette de héros, le culte du résistant, se fabriquaient. Le prestige était ainsi inégalement réparti entre le ministère de la parole et le ministère de la guerre.
La guerre raflait tout. C’est elle qui avait donné aux forêts de Casamance une vie clandestine et un statut de maquis. C’est elle qui avait soudé, dans le martyre, les hommes des mêmes cases et des mêmes conditions, unis par une lutte qu’ils estimaient en défense de leur trésor, de leur cœur patrimonial. Et en seigneur de la guerre, c’est l’enfant rebelle de Diouloulou qui a raflé la mise. Très tôt il a gravi les échelons, développant une mystique religieuse terrifiante qui le conduisit même à l’opposition avec Léopold Sagna, l’autre grand chef historique du maquis, qui était lui catholique. Mais cette querelle religieuse, déclenchée par l’intégrisme naissant de Salif Sadio, sera tue rapidement.
On connaissait bien d’autres leaders militaires, Sidi Badji, Kamoughé Diatta, le souffrant César Atoute Badiate etc. Mais celui qui reste la terreur du Maquis, c’est bien Salif Sadio. En grandissant, tous ces prémisses précoces d’un leadership ont basculé dans une forme de totalitarisme guerrier. La légende prête à Salif Sadio plusieurs renaissances. Donné pour mort d’innombrables fois, il était toujours apparu, narquois et moqueur, jouant avec ses ennemis comme avec des enfants dans un jeu de cache-cache. Il avait développé, dans une portion réduite, une stratégie militaire redoutable, faite de retrait ponctuel, de dissémination et de dissimulation. Parfait pour les guet-apens, et les attaques surprises, Salif Sadio est le responsable des plus grosses pertes de l’armée sénégalaise en Casamance.
Il ajoutait à tout cela, une forme de tyrannie, insensible à la violence de la mort. Interdisant alcool, débauche, à ses troupes au nom du coran, il avait cette allure d’émir noir craint et redouté. Boucher impitoyable, il appliquait cette insensibilité jusque chez ses proches et partisans dont il se méfiait. Ce mélange de terreur, avec des plages d’humanité, ce sentiment de se battre pour une cause juste, le jusqu’au-boutisme de la lutte, auront fédéré contre lui une armée d’ennemis. Mais, curieusement, aussi une armée d’admirateurs. Il savait séduire avec sa réputation, que la légende locale avait tissé et fait prospérer, il avait su, dans le silence des nuits et des périodes d’accalmies, se construire un réseau, local et international, jusqu’en Gambie, surfant sur la fraternité des luttes pour l’indépendance dont le PAIGC sous-régional d’Amilcar Cabral avait été le chef d’œuvre.
Son niveau intellectuel modeste, un temps motif de complexe chez lui, s’est corrigé progressivement. Il a enrichi ses périodes de luttes de phases d’apprentissage, comme un autodidacte, conscient qu’il lui fallait, avec la disparition de Diamacoune, émerger non seulement comme chef mais aussi comme interlocuteur. C’est ce Salif Sadio new-look que les téléspectateurs ont découvert avec le ravissement des démineurs, affable et souriant, montant en épingle son geste comme un acte de bienveillance constructeur, et rappelant son désir de paix avec la componction ironique que savait employer l’abbé Diamacoune. Le faible écho du conflit, rentré en rétraction depuis quelques années, a montré l’étendue des fissures entre factions du MFDC, entre ralliements à la volonté de paix instiguée par le gouvernement, mais aussi résistance de faible intensité. Salif Sadio n’est toujours pas trahi. Il croit toujours à l’indépendance. Cette constance reste son honneur et son énergie vitale. Il lui reste des fidèles et des moyens de semer le trouble.
Les longs silences et les longues accalmies ont toujours été des moyens de se remplumer en forces diverses. L’homme n’a pas changé. Il se sait en position de force. Il soigne même son allure. Finie la figure de dur à cuire, de caïd post-adolescent, maintenant il faut offrir ce visage de père de famille, affable, en boubou, loin des treillis, une chéchia, et quelques bijoux mystiques à l’image de ce miroir minuscule qui orne son front. Il n’est plus majoritaire dans les échos d’une Casamance qui a opéré une mue depuis 30 ans et qui voit se mêler toutes les ethnies, dans une démographie nouvelle qui méconnait presque tout du conflit. La transmission de la fibre rebelle de famille en famille est en train d’être vaincue par le temps, même s’il reste des portions de territoires durs, toujours plus radicaux. Les moyens de nuisance ne sont pas les moyens de transformation, Salif Sadio le sait. Son vœu initial est improbable, il lui reste une sortie digne de la scène, qu’il fera avec des facéties et de l’honneur, dans un mélange hélas tragique.
Depuis peu, il se promène, à l’instar de Yaya Jammeh, dont il fut un visiteur du soir apprécié, avec un Coran. Il a connu une montée en religion encore plus forte récemment. Il l’impose à ses fidèles. Toujours à l’affût des transformations et des tendances qui peuvent lui être favorables, il regarde ce qui se fait dans le monde et s’adapte. C’est peut-être la plus grande crainte, que l’hydre rebelle ne rencontre par mégarde l’hydre Djihadiste, si habile à trouver des failles géopolitiques pour métastaser définitivement. Plusieurs sources ont indiqué des mouvements suspects, et souvent religieux, entre la Gambie, la Casamance et la Guinée. Territoires affectés durablement, ils sont dragués par des forces qui sous-couvert d’humanitaire font prospérer un lit religieux en douceur.
Au cœur de l’université Assane Seck de Ziguinchor, historique intellectuel du premier MFDC, les distributions d’une association iranienne se font au fond de la cour du bâtiment, et des nécessiteux s’y pressent dans un spectacle parfois déchirant. La plus grande crainte c’est que la jonction sous-régionale ne se fasse, entre des rebellions opportunistes qui se cherchent un ennemi commun. On se radicalise souvent davantage quand l’étau se resserre pour de bon et qu’on n’a plus d’issue. Ce que l’on sait de la vie de l’enfant de Diouloulou, c’est l’histoire d’un chef militaire prêt à tout. C’est un chef enfermé dans une illusion de grandeur que lui récite un carré de proches. C’est l’histoire, presque d’un autre Maquis, l’apprentissage de l’autorité, et de l’autoritarisme dans l’illusion d’une toute-puissance. C’est à surveiller, à minima.
Ps : Quelques anecdotes de ce portrait ont été recueillies auprès de mon oncle Ibrahima Gassama, observateur de ce conflit qu’il a couvert comme journaliste.