Quand le vice-président du Conseil italien a reçu des gilets jaunes, la France qui, à juste titre, a estimé que le Rubicon avait été franchi a rappelé son ambassadeur. Un pays qui se respecte ne joue pas avec sa souveraineté. Théoriquement, rien ni personne ne doit être au-dessus de notre souveraineté. Malheureusement au Sénégal, les hommes politiques, qu’ils soient de l’opposition ou de la majorité, sacrifient toujours la souveraineté à l’autel des calculs politiciens immédiats. Ce qui fait que nous avons beaucoup de politiciens et peu d’hommes d’Etat. La sacralité de la souveraineté est un réflexe chez un homme d’Etat, alors que chez le politicien, c’est le réflexe tactique pour gagner la prochaine élection. Après le Qatar, c’est la Guinée de Sékou Touré et de Condé qui veut être le régulateur et l’arbitre de nos divergences politiques. C’est une indignité nationale. Abdoulaye Wade n’a pas les forces politiques ou sociales pour empêcher la tenue de l’élection présidentielle ou imposer un report. «L’invasion d’un pays par un seul homme», comme disait Chateaubriand à propos de Napoléon de retour d’exil de l’île d’Elbe, était vouée à l’échec. Wade le sait très bien et il s’agrippe à la médiation de Condé pour ne pas perdre la face. Est-ce que ne pas perdre la face vaut la peine qu’il devienne un instrument de Alpha Condé dans sa croisade personnelle contre le Sénégal qui remonte à ses années d’étudiant à la Feanf (Fédération des étudiants d’Afrique noire en France) comme l’ont montré la crise gambienne, quand il a servi de bouclier pour sauver Jammeh et lors de l’épidémie d’Ebola quand il a reproché au Sénégal d’avoir pris des mesures pour se protéger ? Si l’Emir du Qatar, Alpha Condé, la France se mêlent de notre vie politique, c’est la faute de notre classe politique dans son ensemble. Dans celle-ci, quand on est dans l’opposition, on transforme l’ambassade de France en mur des lamentations, en oubliant que l’ambassadeur n’est pas le gouverneur général Messmer, et quand on est au pouvoir, on est convaincu qu’on ne peut rien faire sans l’aval de Paris.
L’académicien Jean Christophe Ruffin m’a dit un jour la difficulté d’être ambassadeur de France dans une ex-colonie, en ces termes : «Quand la France parle, on crie à l’ingérence. Quand elle se tait, on crie à l’indifférence et à la complicité avec le pouvoir.» Depuis 2000, les faits démontrent que ce sont les Sénégalais qui ont le dernier mot et que la volonté des Sénégalais prime sur les parrainages extérieurs. En 2000, les Sénégalais ont préféré le «saut dans l’inconnu avec Wade», comme disait Foccart à Diouf, parrainé par la France. En 2012, Wade, malgré tous les parrains extérieurs pour son fils, sera emporté par l’ouragan populaire anti-dévolution monarchiste. «La France de Papa est morte et ceux qui ne l’ont pas compris mourront avec elle», disait De Gaulle aux partisans de l’Algérie française. Le Sénégal de Papa (rien ne se faisait sans l’aval de Paris) est mort en 2000, avec l’élection de Wade. Ceux qui ne l’auront pas compris mourront avec lui. Ce sont ceux qui ne l’ont pas compris qui courent après des audiences avec d’anciens Présidents français. Aujourd’hui, ce sont les millions de Sénégalais inscrits sur les listes qui ont le dernier mot, car vox populi vox dei.
Comme d’habitude, le débat a encore été très pauvre pendant la campagne et le piratage de la campagne par Wade n’en est pas l’unique cause. En réalité, le Sénégal vit une sorte de piétinement et de stagnation démocratique. En 2019, après deux alternances présidentielles, si à quelques jours de l’élection, la société civile fait de la médiation et qu’on demande aux marabouts de prier pour des élections calmes, cela veut dire que nous revenons en 1999, à la veille de première alternance. Ce qui constitue un bond en arrière de 20 ans. En 1999, jusqu’à 48 heures de l’élection, la société civile essayait d’arrondir les angles pour trouver un accord sur le fichier que l’opposition jugeait non fiable. En 2019, bis repetita, les mêmes hommes, Alioune Tine, Mazide Ndiaye, jouent la médiation entre la majorité et Wade pour des «élections apaisées». Rien que la présence d’observateurs de la Cedeao est un recul démocratique pour nous. Cependant, il y a une grande différence entre 1999 et 2019. En 1999, la tension était réelle, alors qu’en 2019, elle est artificielle. En 1999, l’opinion était convaincue qu’on pouvait truquer des élections et confisquer le pouvoir, alors qu’en 2019, elle est convaincue que c’est impossible. En 1999, l’alternance était un rêve, une vue de l’esprit, alors qu’en 2019, elle est une hypothèse.
A part les attaques ad hominem, les slogans, il n’y a pas eu de débats sérieux sur les grandes questions, comme comment régler le chaos urbain de Dakar, la seule capitale au monde sans trottoirs. Une ville de rêve devenue un enfer à cause du manque d’urbanité et du chaos. La devanture du Palais est le seul espace épargné par le chaos. Et jusqu’à quand, parce que le désert du chaos urbain ne cesse de gagner de l’espace ?